Jean de Saint-Cheron : « Si l’on s’arrête au Pascal moraliste, on manque l’originalité de son discours sur l’homme »

Jean de Saint-Cheron est directeur de cabinet du recteur de l’Institut catholique de Paris et notamment chroniqueur pour le journal La Croix. Après Les bons chrétiens (Salvator, 2021) et Éloge d’une guerrière (Grasset, 2022), il publie, à l’occasion des 400 ans de Blaise Pascal, Voilà ce que c’est que la foi (Salvator), recueil de textes du philosophe clermontois qu’il présente et introduit, avec une préface de Jean-Luc Marion.

Blaise Pascal (1623-1662)

PHILITT : Vous  rappelez dans votre introduction que Péguy voyait en Pascal « le plus grand génie que la terre ait jamais porté ». Qu’est-ce qui fait que Pascal se distingue parmi tous les génies que compte l’histoire de France ?

Jean de Saint-Cheron : La formule de Péguy est emphatique – c’est ce qui fait son charme. Néanmoins, on peut affirmer sans trop se tromper que Pascal a été le meilleur de son époque dans tous les domaines qu’il a touchés. Il commence par les mathématiques et la géométrie qu’il va maîtriser dès l’enfance de manière surhumaine. Il se met ensuite à la physique. Il étudie notamment la question du vide et de la pression, ce qui fait par exemple de lui le père de la presse hydraulique. Aujourd’hui, les ingénieurs en mécanique des fluides continuent de s’appuyer sur le théorème de Pascal. Il invente aussi la première machine à calculer (la pascaline). Enfin, après sa conversion, contrairement à l’image de mystique presque désincarné à laquelle on veut souvent l’associer, il n’est absolument pas déconnecté des réalités pratiques de son temps. Il invente par exemple les premiers transports en commun – les carrosses à cinq sols en 1661 à Paris –, y compris le système de correspondance d’une ligne à l’autre que nous connaissons toujours. Enfin, Pascal brille évidemment plus que tout dans les domaines littéraire, philosophique et théologique, bien que sa position soit assez particulière. Il n’a pas vraiment initié de courant philosophique, ni n’a rédigé de traité de philosophie.

Certains lui refusent parfois le titre de « philosophe ». Pour quelles raisons ?

Il me semble que ceux qui lui refusent ce titre n’ont pas perçu que son œuvre majeure, inachevée, Les Pensées, repose sur des concepts très précisément définis et articulés entre eux. Si bien sûr on confond Les Pensées avec un recueil d’aphorismes moraux ou vaguement théologiques, on manque quelque chose, à savoir la singularité philosophique de Pascal. Pascal est philosophe à plusieurs titres. Il a lu la philosophie, en particulier la philosophie sceptique grâce à Montaigne. Il connaît aussi les stoïciens, les épicuriens ou Aristote. Et s’il a lu les philosophes, c’est pour s’en nourrir. Il dialogue également avec les philosophes de son temps, comme Descartes. Et si Pascal admire les philosophes, car la « pensée fait la grandeur de l’homme » et que contrairement aux bêtes les philosophes ont pu « dompter leurs passions », il pointe aussi les limites de la philosophie : celle-ci ne répond pas vraiment aux grandes questions que l’homme se pose. Nous cherchons tous la vérité et le bonheur, mais la philosophie ne permet pas d’y accéder. La vérité est trop vaste pour être appréhendée par la seule raison humaine. Pascal est un génial penseur de la connaissance.

En comparaison d’un Descartes, l’état d’achèvement de l’œuvre de Pascal est faible. Pourquoi a-t-il à ce point marqué les esprits ?

Pascal a tiré son épingle du jeu dans notre imaginaire collectif et dans notre rapport à la vérité par son discours anthropologique, c’est-à-dire par sa compréhension de la nature humaine. Ainsi que pas son génie de la formule pour nous dépeindre : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Mais si on s’arrête au Pascal moraliste, on manque l’originalité du portrait qu’il fait de la condition de l’homme. Dans les fragments des Pensées, Pascal nous parle de notre misère, de notre grandeur, de notre vanité, de notre ridicule… On ne compte plus les aphorismes qui sont passés à la postérité (le roseau pensant, le roi sans divertissement, le cœur et la raison, le silence des espaces infinis…). Mais, si Pascal a entrepris de parler de l’homme, c’est parce qu’il avait un autre projet en tête… Et il est amusant de relever que son extraordinaire clairvoyance sur la condition humaine – que tant de moralistes mondains auraient voulu avoir – n’est que l’échafaudage de son discours sur la révélation divine.

Jean de Saint-Cheron

Pascal a longtemps fréquenté les cercles libertins. Qu’est-ce qui lui a permis de comprendre la vacuité fondamentale d’un tel milieu ?

Pascal n’a jamais été lui-même libertin. Il a fréquenté les salons parisiens. Il n’était ni particulièrement fêtard, ni particulièrement anti-mondain. Pascal était obsédé par la connaissance. Il voulait être le meilleur dans les sciences. Au XVIIe siècle, les salons sont l’endroit idéal pour parler des découvertes scientifiques et pour discuter avec les grands noms de l’intelligence. Il connaît aussi les tables de jeux, qui lui inspireront les pages sur le pari, intitulé « Infini-rien ».

La notion de « pari » est souvent citée à tort et  à travers. Quel est le sens véritable du pari pascalien ?

Le texte en lui-même est extraordinaire. Pascal sait que l’argument du pari ne convertit personne. Néanmoins, il prouve ici son incroyable générosité vis-à-vis du libertin. Il pourrait très bien abandonner celui-ci à son incroyance et à son malheur. Mais il met tout en œuvre pour essayer de raisonner celui qui refuse de croire pour de mauvaises raisons. Il utilise la règle des partis, règle de probabilité qui consiste à évaluer ce qu’un joueur peut emporter comme gain s’il quitte la table en cours de partie. Pascal dit : Comme vous êtes vivant, vous êtes embarqué dans le jeu de toute façon. Voulez-vous quitter la table de jeu ? Dans ce cas-là vous perdez tout. Ou bien préférez-vous rester à la table de jeu et parier pour ou contre l’existence de l’éternité ? Vous ne pouvez pas rester à la table de jeu et ne pas prendre position. Pascal montre qu’il est infiniment préférable de parier pour l’existence de Dieu et de l’éternité que contre. D’un côté, vous gagnez l’éternité. De l’autre, vous gagnez le néant. Il provoque notre espérance : ne pensez-vous pas que l’éternité puisse être ne serait-ce que possible ? (Et dans d’autres textes il s’escrime à faire voir combien la foi chrétienne est raisonnable, nettement plus que l’athéisme).

Comment articule-t-il raison et foi ?

Pour Pascal, la religion chrétienne est raisonnable. Il s’agace des accusations de fidéisme ou de superstition à l’endroit des croyants et invite ceux qui les formulent à mieux considérer cette religion vénérable et aimable, dont il veut montrer « qu’elle n’est point contraire à la raison ». Néanmoins, et cela est fort rationnel, Pascal affirme que la raison seule n’est pas capable de foi. Car Dieu est un dieu caché. Il se cache à notre connaissance pour que nous le découvrions, laissant « assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de croire, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire ». S’il s’imposait comme une vérité mathématique à notre raison, la foi n’existerait plus. Tout le monde croirait en Dieu, ou plutôt, tout le monde saurait que Dieu existe. Pour Pascal, la connaissance de Dieu n’est pas du même ordre que la connaissance rationnelle. Elle relève du cœur, siège de la volonté, dont le champ est plus vaste que celui de la raison (c’est aussi par ce « cœur » que nous connaissons comme instinctivement les premiers principes indémontrables). Mais la raison non seulement est compatible avec la foi, mais elle en est éclairée pour mieux comprendre le « monstre incompréhensible » qu’est l’homme.

Cornelius Jansen (1585-1638)

Quel était son rapport au jansénisme ?

Il a beaucoup défendu les jansénistes de Port-Royal, en particulier son ami Antoine Arnauld, ou encore Pierre Nicole. Pascal rentre assez brutalement dans la querelle entre les jansénistes et les jésuites. Il vit sa « nuit de feu » en novembre 1654 et, en 1655, il rend visite à sa sœur Jacqueline, religieuse à Port-Royal. C’est à ce moment qu’il parle avec les jansénistes de tout premier plan de la querelle qui les oppose aux jésuites sur l’augustinisme de Jansénius. C’est le point de départ des Provinciales. À cette époque, il n’a pas réellement eu le temps d’étudier la question de la grâce en théologien et il compose ses lettres avec les éléments que lui donnent ses amis jansénistes. Certes, il a défendu l’honneur de ces derniers et s’est battu pour que justice leur soit rendue, mais il n’a pas défendu les positions jansénistes condamnées par Rome, affirmant au contraire que les gens de Port-Royal ne les tenaient pas (ce qui est discutable…). Pascal a surtout pointé du doigt les excès mondains de certains théologiens jésuites laxistes, tièdes, dont il estimait qu’ils trahissaient la religion et la vérité.

Pourquoi ceux qui réduisent Pascal au statut de moraliste commettent-ils une erreur ?

Alors que le pape actuel (jésuite et peu rancunier !) rend hommage à Pascal, on pourrait être tenté de railler l’Église, dans une tentative de récupérer pour sa gloire l’un des plus grands génies de l’histoire. Ce serait absurde. Car ce qu’il y a de plus grotesque, ce sont les anticléricaux ou les incroyants forcenés qui, reconnaissant le génie de Pascal mais, étant dérangés par sa foi, veulent essayer de récupérer un Pascal moraliste en laissant de côté le cœur de l’entreprise des Pensées qui consiste à placer Jésus-Christ au centre de tout et d’y voir la réponse à nos contradictions, en particulier celle de notre misère et de notre grandeur, qu’aucun philosophe ni savant n’a pu résoudre.

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