D’Annunzio ou la cinquième saison du monde

« Il y a un seul révolutionnaire en Italie : Gabriele d’Annunzio », lançait un célèbre révolutionnaire bolchévique. L’Italie aurait-elle connu sa propre Commune à travers l’épopée de Fiume, prise par le poète Gabriele D’Annunzio en septembre 1919 ? La comparaison est tentante, eu égard au nombre de similitudes des deux événements et des bouleversements qu’ils ont provoqués en France comme en Italie dans l’imaginaire collectif.

Les deux soulèvements, celui des insurgés de la Commune comme celui des légionnaires de Fiume qui s’opposèrent à la passivité des pouvoirs publics relèvent en effet d’un même élan patriotique : d’un côté des Alpes la jeune IIIe République impatiente de tourner la page du Second Empire en reconnaissant la victoire prussienne, de l’autre la crainte de Rome des réactions franco-américaines qui avaient prudemment circoncis les gains territoriaux italiens à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il s’agit au fond de la même réaction : celles de peuples écrasés par les velléités impérialistes de pays dominant le concert des nations de leurs époques respectives. La comparaison, aussi séduisante puisse-t-elle être, ne saurait, toutefois, aller plus loin si elle souhaite demeurer dans les limites du raisonnable. Outre les mécaniques historiques à l’œuvre au moment de ces deux événements séparés d’un peu moins d’un demi-siècle, la Commune et Fiume divergent dans leurs objectifs, leurs conséquences politiques immédiates, mais aussi leurs acteurs, dont en premier lieu Gabriele D’Annunzio.

Drapeau de la Régence italienne du Carnaro

À la différence de la Commune, la Régence italienne du Carnaro proclamée par Gabriele D’Annunzio ne représente pas tant la résistance d’un peuple assiégé par une armée ennemie que l’audacieuse occupation d’une ville au statut encore incertain, alors que les pourparlers du premier conflit mondial connaissent leur conclusion. D’abord pressentie pour devenir une ville libre susceptible d’accueillir la Société des Nations, Fiume est surtout à l’origine de l’irrédentisme italien, les terres non rendues à la péninsule, malgré la promesse de restitution par la Triple Alliance en 1915 formulée en échange de l’engagement de l’Italie à ses côtés. Administrant une importante population italienne, la ville et son Conseil formulèrent le vœu d’être « rendus » à l’Italie, un vœu rencontrant néanmoins l’hostilité franche des États-Unis et des Alliés qui contraignirent Rome à revoir ses ambitions territoriales à la baisse, donnant ainsi naissance à l’idée de « victoire mutilée » dont D’Annunzio se fit le héraut. Contrairement à la France, l’Italie n’était pas occupée par une armée ennemie devant laquelle elle fut contrainte de capituler. Sous des aspects garibaldiens renforcés ainsi par l’irrédentisme, la prise de la ville pourrait être considérée comme partie prenante du processus d’unification politique de l’Italie.

C’est notamment sur le plan institutionnel que la Régence se distingue de la Commune. Si cette dernière prévoyait surtout une reconfiguration territoriale de la France sur la base de grands principes démocratiques marqués éminemment à gauche, la Régence italienne du Carnaro était allée plus loin dans le processus politique, se dotant d’une véritable constitution et par-là même de l’ambition de fonder un État comme matrice révolutionnaire devant innerver la péninsule. Le texte rédigé par D’Annunzio établissait ainsi un modèle corporatiste composé de dix corps dont l’un d’entre eux était dévolu aux « individus supérieurs tels les poètes, les héros et les surhommes ». Fait singulier, la musique y était reconnue comme principe fondamental de l’État. La Charte du Carnaro consacra également des principes démocratiques novateurs et, disons-le, carrément expérimentaux pour l’époque. La forme républicaine du régime se voulait une démocratie directe sans distinction « de sexe, de race, de langue, de classe et de religion », intégrant le citoyen dans le processus législatif par le droit de pétition ou de référendum d’initiative populaire, pour reprendre une formule actuelle, ainsi qu’un pouvoir de révocation des charges publiques. Le texte laissait en outre transparaître les tendances anarchistes du syndicaliste Alceste de Ambris. Plusieurs dispositions octroyaient ainsi une importante autonomie aux communes, leur permettant d’exercer « tous les pouvoirs qui ne sont pas attribués aux organes législatifs, exécutifs et judiciaires de la République ». C’est probablement dans cette partie de la Charte que les liens entre la Commune et Fiume sont les plus étroits, la première servant manifestement de source d’inspiration constitutionnelle à la seconde. L’organisation communale devait servir tant un idéal démocratique que d’émancipation individuelle, répondant à la méfiance dannunzienne envers l’omnipotence de l’État.

C’est d’ailleurs par l’alchimie entre l’action politique constituée par la Régence italienne du Carnaro et la poésie que Gabriele D’Annunzio a fait de Fiume une expérience qu’il qualifia de « cinquième saison du monde ». Là où la Commune se voulait éminemment politique, D’Annunzio a souhaité faire de Fiume le point de départ d’une régénération de la nation italienne, qu’il croyait bridée par l’État libéral mis en place au moment de l’unification de la péninsule. Cela peut expliquer pourquoi Fiume attira un grand nombre d’artistes ou s’attacha leur soutien, comme le club Dada de Berlin, l’association Yoga, « réunion d’esprits libres tendant à la perfection », mais aussi les futuristes, Marinetti en tête. C’est à travers eux que s’est traduit le vitalisme spontané qui fit de Fiume cette expérience politique si particulière, tandis qu’au moment de la Commune, le milieu intellectuel et artistique français condamna l’insurrection en bloc, de Gustave Flaubert à Jules Verne en passant par Sarah Bernhardt ou encore George Sand. Rejetant les codes traditionnels de la politique, la vie à Fiume se singularisa par le lien du sentiment de révolte à la vie elle-même. Cette « cinquième saison du monde » consacrant le vitalisme caractérisa également le fascisme : « L’action, c’est la vie, la précarité, l’impatience. C’est comprendre l’époque dans laquelle on vit, savoir s’adapter au changement, aux événements qui se succèdent, qui se chevauchent dans le tourbillon de la civilisation moderne. »[1]. La Régence était ainsi devenue le centre des expérimentations de toutes sortes, laissant libre cours aux pulsions sexuelles, aux drogues, à l’homosexualité, dans un besoin frénétique de jouir de chaque instant de l’existence, dans ce qui pourrait apparaître comme une adaptation réelle d’un roman du marquis de Sade. Quotidiennement, la vie s’organisait sous la forme d’une fête dionysiaque permanente, rythmée par les processions de fanfares et l’éveil permanent de tous ceux qui rejoignaient la ville. La révolution incarnée par Fiume, et là où elle se détache également de la Commune, se situe principalement sur le plan des mœurs : « L’Italie avait accompli non seulement une guerre de libération de terres et d’hommes, mais surtout une libération de principes, idées et mœurs qui lui avaient été imposés par la caste bourgeoise au siècle dernier »[2].

Insurgés de la Commune de Paris

Dans ce bouillonnement cosmopolite et artiste, c’est toutefois encore et toujours Gabriele D’Annunzio qui incarne à lui seul la principale différence entre Fiume et la Commune. Tandis que cette dernière transcendait ses acteurs, c’est, dans le cas de Fiume, D’Annunzio qui transcende l’événement. Surnommé le Comandante ou le « Vate », qui renvoie au rôle de prophète dont les œuvres comportent une dimension sacrée, ce titre met l’accent sur sa volonté de subjuguer les sentiments des masses par la poésie. « Nous avons combattu pour la plus grande Italie. Nous avons préparé l’espace mystique de son apparition », avait-il lancé à l’adresse des combattants italiens à la fin de la guerre. Ses déclarations quotidiennes depuis le balcon municipal entretiennent davantage un rapport entre l’artiste et son œuvre que celui d’un homme politique et son électorat, mettant en scène pour la première fois en Europe une liturgie politique de masse. En outre, le poète ne cherchait pas tant à instiller des idées politiques claires que de susciter l’émotion, ce qui n’empêcha pourtant pas Lénine de déclarer: « Il n’y a qu’un seul révolutionnaire en Italie : Gabriele D’Annunzio ». L’URSS fut d’ailleurs la seule à reconnaître la Régence italienne du Carnaro, tandis que le gouvernement italien de centre-gauche conduit par Francesco Nitti se désolidarisa, poussant le Comandante à lancer une large campagne de levée de fonds pour ravitailler la ville, tout en introduisant la piraterie dans le modèle économique de la Régence.

Les conséquences immédiates des deux événements font également apparaître une importante divergence entre l’entreprise de Fiume et la Commune. Si toutes deux ont été écrasées par la réaction des pouvoirs publics, Fiume a continué d’irriguer directement la vie politique italienne, et non pas uniquement l’imaginaire collectif. Là où la Commune s’est muée en rêve d’une utopie brisée, les acteurs de Fiume jouèrent un rôle déterminant dans l’ascension finale au pouvoir de Benito Mussolini. Du Vate au Duce, il n’y aurait ainsi qu’un pas que l’historiographie fait régulièrement franchir aux faits. Claudia Salaris en particulier, auteur d‘À la Fête de la révolution — artistes et libertaires avec D’Annunzio à Fiume, affirme que D’Annunzio devrait être  ainsi « considéré, à bon droit, comme un précurseur [du fascisme] », en précisant que le fiumanisme devrait être jugé « en fonction de ce qui est venu après lui »[3]. Une lecture des faits qui a de quoi surprendre, en particulier par la contradiction entre Claudia Salaris et son préfacier, Michel Ostenc, qui infirme le propos de l’ouvrage : « La thèse qui a longtemps consisté à distinguer dans leurs rangs les patriotes idéalistes des aventuriers fascistes [qui] permettait de trier le bon grain de l’ivraie. Elle n’a plus cours aujourd’hui, car elle rassure la morale sans respecter les faits. »[4]

Le port de Fiume en 1900

Les faits, justement, Claudia Salaris les expose à son corps défendant : « Si les dettes du régime fasciste envers D’Annunzio sont donc indéniables, il n’en est pas moins vrai que, pour comprendre et interpréter l’aventure de Fiume, il serait erroné de ne se servir que de la loupe du fascisme »[5]. La prise de Fiume fut en effet accueillie diversement par les mouvements politiques italiens, marquant là aussi la différence avec la Commune qui ne put compter que sur des ralliements individuels, comme celui de Louis Rossel. Diabolisé par le gouvernement et boudé par les socialistes, Fiume reçut un soutien d’une extrême prudence de la part de Benito Mussolini. Ce dernier, se trouvant dans une impasse politique et ne sachant pas si le soutien à D’Annunzio pouvait l’aider dans sa quête du pouvoir ou l’en priver à jamais, lança cependant une large souscription pour ravitailler les légionnaires. Elle finit par récolter quelque trois millions de lires, mais Mussolini abandonna les légionnaires lorsqu’il pressentit l’échec inévitable de l’entreprise dannunzienne. Il en tira cependant deux éléments centraux qui caractériseront plus tard le fascisme : les mises en scène liturgiques lors de ses discours et la volonté de façonner un homme nouveau au moyen d’un État totalitaire.

Ce fut en réalité un certain Antonio Gramsci qui apporta un franc soutien politique à Gabriele D’Annunzio ; il tenta à ce titre de le rencontrer à plusieurs reprises et prit sa défense dans les colonnes de l’Ordine Nuovo le 6 janvier 1921. Gramsci étrilla ainsi la campagne de diabolisation lancée par le gouvernement : « Sur tous ces thèmes, le régime est parvenu à obtenir un accord quasi parfait : l’opinion publique fut modelée avec une plasticité sans précédent. »[6] . Le fondateur du Parti communiste d’Italie attendait toutefois du poète une clarification vis-à-vis des fascistes, qui abandonnèrent les légionnaires « au moment du danger et [comment], jusqu’à maintenant, ils n’ont songé qu’à se servir de lui »[7].

Antonio Gramsci, le 29 janvier 1935

Les suites politiques de l’épisode de Fiume sont connues par la filiation faite, mais contestable, avec la marche sur Rome et le début du ventennio fasciste. Cependant, le retour de Gabriele D’Annunzio en Italie après le Noël de Sang laissa flotter un possible engagement politique de la part du Vate, avant sa retraite à Gardone. Entretenu par le régime mussolinien, le poète n’en demeurait pas moins une menace sourde pour le Duce, notamment du fait de son opposition à l’Allemagne nazie, opposition qui lui aurait valu une mort trouble. Empoisonné pour son antiracisme et ses efforts de sabotage au rapprochement de l’axe Rome-Berlin ? Difficile de ne pas soupçonner un changement d’attitude de la part de Mussolini qui se plaisait à dire : « Quand vous avez une dent pourrie qui vous fait mal, vous pouvez soit la faire arracher, soit la remplir d’or… dans le cas de D’Annunzio, j’ai choisi la seconde solution ».

Fabrizio Tribuzio-Bugatti

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[1] D. Bianchi, in “Il… i fascisti picchiano”, Il Fascio, 23 octobre 1920,

[2] G. Comisso, Le mie stagioni, p.86

[3] Claudia Salaris, in À la fête de la révolution — Artistes et libertaires avec D’Annunzio à Fiume, Introduction, p.21, éditions du Rocher (2006)

[4] ibidem, préface de Michel Ostenc.

[5] Ibidem, introduction, p.22

[6] Article qui est étrangement absent de l’édition française assurée par Gallimard dans sa collection Bibliothèque de philosophie et parue sous le titre Écrits politiques I — 1914-1920, sans qu’il soit fait mention de son existence.

[7] Ibidem.