La genèse des ordres chez Spengler : une « métaphysique de l’humanité supérieure »

Disons-le clairement : le Déclin de l’Occident n’est pas le premier livre auquel on songe pour un pique-nique bucolique entre amis. Vaste synthèse historique d’un millier de pages à l’érudition foisonnante, l’ouvrage, publié en deux volumes (1918 et 1922), fait partie de ceux qui se méritent. L’histoire des ordres, inséparable du devenir des civilisations, nous offre un terrain privilégié pour pénétrer cette œuvre protéiforme. Au surplus, elle fait ressortir l’affinité entre la pensée de Spengler et celle de Nietzsche (auquel il voue, avec Goethe, une profonde admiration), deux aristocrates dont l’esprit tragique répugne au nivellement bourgeois, à ceci près que Spengler rétablit pleinement dans leurs droits la morale et la vie religieuses, sans les assimiler au ressentiment.

Oswald Spengler (1880-1936)

Parmi les huit cultures principales dénombrées par Oswald Spengler (babylonienne, indienne, égyptienne, chinoise, apollinienne ou gréco-romaine, mexicaine, magique ou arabe, faustienne ou gothique européen – l’acmé de la culture russe, entravée par le marxisme occidental, restant à venir), l’histoire des ordres est, au fond, toujours la même. La noblesse et le clergé – qu’il s’agisse d’un membre de la dynastie Han, d’un patricien romain ou d’un chevalier féodal ; d’un brahmane, d’un prêtre d’Amon ou d’un moine cistercien – sont les deux ordres originels que chaque culture d’envergure trouve à son fondement. À l’origine, cette antithèse n’est pas sociale ou politique mais métaphysique : le noble et le clerc appartiennent à deux courants d’existence distincts. Pour le comprendre, il faut remonter aux sources mêmes de la vie.

Dans le chapitre « Origine et paysage », qui ouvre le second volume du Déclin de l’Occident, Spengler fait ressortir l’abîme qui sépare la vie animale de la vie végétale : la plante, incorporée dans un paysage, n’est pas séparée du cosmos, mais l’animal, parce qu’il décide de ses mouvements, est déjà un microcosme. Dans la mesure où il est enchaîné à la terre, le chêne centenaire n’a aucune existence indépendante : il est partie intégrante du cosmos ; le moucheron, en revanche, étant libre d’aller où bon lui semble, constitue un petit monde en soi au sein d’un monde infiniment plus vaste. À la torpeur du chêne s’oppose donc le degré de conscience infinitésimal du moucheron. Cosmos et microcosme, enracinement et liberté : cette différence principielle va se poursuivre à travers une multitude de registres. Dans l’organisme, d’abord, où l’auteur oppose organes cosmiques de circulation (appareil sanguin, organe sexuel) et organes microcosmiques de distinction (sens, nerfs). Le sang et la symbolique phallique désignent l’éternelle pulsion de vie, la succession des générations, la transmission des caractères des ancêtres. Mais l’activité des sens, note-t-il ensuite, est immédiatement discursive : la sensation, quoiqu’elle se confond encore avec l’intelligence chez l’animal, cherche déjà à comprendre le monde environnant. C’est pourquoi Spengler fait de la nostalgie le sentiment cosmique par excellence, et de l’angoisse la tonalité fondamentale de l’état microcosmique.

« Tout cosmos porte la marque de la périodicité : il a un tact. Tout microcosme porte, au contraire, la marque de polarité qui s’exprime essentiellement dans le mot « contre » ; il a une tension. » L’être cosmique – la plante qui grandit, la communion entre deux amants, le révolutionnaire qui sent la nécessité profonde de son action sans pouvoir l’expliquer – est lancé dans une direction : à travers lui se réalise un destin. Mais l’être microcosmique – le chien qui dresse l’oreille, la terreur sacrée du primitif devant l’orage, le savant qui réalise son expérience –, entouré d’objets visibles, tente d’en extraire les rapports au moyen du principe de causalité. Le premier fait l’histoire, le second observe la nature ; l’un est porté par son instinct, l’autre s’arrête pour réfléchir. Tout individu, par ailleurs, tout microcosme recèle en lui une part cosmique : l’animal est la plante avec la conscience en plus, sa vie retourne à l’état végétatif quand il s’endort. De ce fait, Spengler remarque que le tact cosmique recompose parfois harmonieusement l’unité d’un groupe de tensions individuelles : la synchronisation des mouvements du banc de poissons face au prédateur, le bal aérien des oiseaux lors de la migration, la marche cadencée de l’armée qui avance au combat, la foule qui agit comme un seul homme dans les bouleversements historiques – nulle préméditation, nul calcul ici : un seul rythme, un seul destin. 

Tact et tension, instinct et intelligence – l’une de ces deux tendances vitales doit toujours prévaloir chez un grand homme : « Il y a des hommes de destin nés et des hommes de causalité nés. » Fortifié par l’éducation et le milieu, le tact désigne dans la terminologie spenglérienne un habitus qui exprime la race, ses coutumes, son style, au point de devenir parfois un signe distinctif d’hérédité (« l’esprit Mortemart », « l’esprit des Guermantes ») ; mais la tension n’exige en rien la discipline d’un rang ou d’une tradition : elle s’acquiert par l’apprentissage et la méthode, par des exercices intellectuels ou spirituels, sans tenir compte du tempérament, ce qui en fait moins une affaire de lignée que d’instructeurs. Si un commerce répété avec le monde profite à l’esprit de finesse, selon les termes de Pascal, l’esprit de géométrie réclame plutôt l’isolement. Édifiée à la manière d’une cathédrale, la Somme théologique de Thomas d’Aquin est l’œuvre d’une conscience détachée de la réalité sensible, toute tendue vers les réalités intelligibles ; mais la société hautement distinguée dans les Mémoires du duc de Saint-Simon est l’incarnation concrète d’une histoire, produite par une longue série de générations habituée à vivre au sommet de l’État, où le sang des ancêtres s’est substitué à la raison : les manières policées, la verve et l’honneur, la conscience instinctive de son rang et de ses devoirs, voilà ce qu’on appelait jadis « avoir de la race ». Spengler en vient donc à proclamer l’opposition irréductible de deux univers : le monde des faits et le monde des vérités.

Noblesse et clergé

Réédition récente du livre chez Gallimard

Récapitulons : est de nature cosmique ce qui renvoie chez l’auteur au végétal, à la terre, à l’enracinement, au vital, à l’organique, à l’instinct, au sang, au devenir, à la race, aux ancêtres, à la volonté, à l’histoire, à la tradition, à la conquête, à la guerre, à la politique, au destin ; de nature microcosmique, ce qui se rattache à l’animalité, au mouvement libre, à la perception consciente, à la représentation, au choix, à la pensée, au concept, à la causalité, au système, à la doctrine, à l’instruction, au couvent, à la science, à la religion, à l’éternité, à la vérité. Ceci nous permet de comprendre pourquoi, dans le quatrième chapitre « L’État » de l’ouvrage (Vol. 2), Spengler note que le sentiment d’appartenance qui règne à la cour ou au sein d’un monastère n’a rien de commun avec les intérêts qui fédèrent un groupe professionnel (corporation d’artisans, soldats, fonctionnaires) : en vérité, les ordres primaires sont la manifestation socioculturelle des deux tendances vitales originelles. « Les hommes appartenant à ces ordres, intérieurement et non seulement de nom, sont réellement différents des autres ; leur vie s’appuie de part en part sur une dignité symbolique par opposition à celle des paysans et des bourgeois. Elle n’existe pas pour être menée mais pour avoir une signification. »

La noblesse, d’origine végétale, est tellurique ; le clergé, manifestation extrême de la vie animale, est d’essence spirituelle. C’est pourquoi la noblesse peut être considérée comme une « paysannerie supérieure », les deux étant « tout végétal et tout instinct, profondément enracinés au sol natal », à côté de quoi le clergé est « le contre-ordre, l’ordre de la négation, la non-race, l’indépendance du sol, l’être éveillé libre, atemporel, ahistorique ». Spengler perçoit dans cette parenté du noble et du laboureur l’origine de la coutume qui fait épouser aux chevaliers les filles des paysans. Il le constate encore à la continuité entre la maison rustique du cultivateur et le château du seigneur : tous deux sont le siège d’un combat pour la terre, la vie, les ressources, la succession, combat où les familles ont remplacé les peuples. Dans cette histoire, il n’est pas question d’histoire de l’art mais d’un « fragment de l’histoire raciale » ; à l’inverse, la cathédrale est par essence décorative, coupée des réalités terrestres, son histoire se confond entièrement avec celle du style gothique : « Elle n’a pas d’ornement, elle est un ornement. […] Un château, une épée, un vase d’argile peuvent se passer de cette décoration sans perdre leur sens ni même simplement leur forme ; dans une cathédrale ou un temple-pyramide d’Égypte, ceci n’est même pas concevable. »

Ceci étant, pour Spengler, la noblesse surpasse la paysannerie car elle dirige en grande partie le cours de l’histoire universelle : le destin d’Athènes au Ve siècle fut pour l’essentiel l’œuvre des Alcméonides (Clisthène, Périclès, Alcibiade), celui de Rome dépend de quelques gens comme les Fabiens et les Claudiens, à l’ère baroque l’histoire politique se confond avec l’histoire des maisons de Habsbourg et de Bourbon, ce qui explique l’importance des crises liées aux mariages et aux guerres de succession, et même l’histoire de la papauté jusqu’au XVIIIe siècle est celle de quelques grandes familles (Fieschi, Orsini, Borgia) qui ambitionnent la tiare pour établir durablement leur prestige. Le contraste avec le clergé auquel se livre Spengler est sans équivoque. En effet, sa nature désincarnée le pousse à nier et à réprimer tout ce qui touche au temps et à l’histoire : le chevalier et le paysan se tournent vers la femme en tant que symbole du devenir organique, le prêtre par principe s’en détourne ; la frontière entre vie privée et vie publique est ténue pour la noblesse, obnubilée par ses aïeux et sa descendance, alors que le clergé méprise la vie privée, la maternité, la sexualité ; pour « l’homme de race », l’absence d’héritier biologique est synonyme de mort définitive, la perpétuation du sang offrant seule une éternité relative, mais le célibat, la chasteté et la vie monacale suffisent à indiquer que l’héritier du prêtre passe par le noviciat, l’entrée dans les ordres – la parenté est spirituelle, non sanguine.

Ainsi, une noblesse primaire se développe en même temps qu’une culture de grand style, « et cette noblesse a désormais le destin de la culture entre les mains […] pour tout l’avenir. » « On ne peut douter, poursuit-il, que l’histoire des époques postérieures ne soit déjà en germe dans les premières générations. La grandeur de ses succès se mesure exactement à la puissance de la tradition qu’elle a dans le sang. Il en va de la politique comme de chaque art grand et mûr : ses succès supposent que l’existence est complètement en forme, que le grand fonds des expériences les plus anciennes est devenu instinct et impulsion, aussi inconscient qu’évident. » À l’inverse, Spengler ayant préalablement affirmé que le clergé ne reposait non sur une discipline héréditaire mais sur l’instruction, il en conclut que sa force et son authenticité ne se mesurent qu’au nombre de génies individuels qu’il porte dans ses rangs. De là naissent deux morales antagoniques, incarnées par les figures du héros et du saint : l’un méprise la mort, l’autre méprise la vie. Nietzsche ne s’y est point trompé en distinguant, dans le premier traité de la Généalogie de la morale, « bon et mauvais » d’avec « bien et mal », respectivement personnifiés par Rome et la Judée. Pour Spengler, ce sera toujours le « grand mérite » de Nietzsche que d’avoir reconnu « cette double nature de toutes les morales ». Est bon ce qui est fort et courageux, mauvais ce qui est vulgaire et méprisable : il s’agit ici d’une coutume fondée sur l’honneur qui se transmet de père en fils. Mais le bien et le mal s’adressent à l’homme en sa qualité d’être conscient, doué de raison et capable de sagesse : la morale prend alors la forme d’une ascèse spirituelle en lutte contre le péché.

La bourgeoisie comme ordre contradictoire

Monsieur Prudhomme, représentation archétypale du bourgeois

Chaque civilisation avancée voit apparaître la montée en puissance d’un troisième ordre, la bourgeoisie, dont la mentalité proprement citadine nous indique que cet ordre n’a pu se développer qu’au sein de la ville tardive. Pour y voir plus clair, reportons-nous au deuxième chapitre « Villes et peuples » de l’ouvrage (Vol. 2). Ce n’est pas le volume qui distingue la ville du village, mais le fait que la première possède une âme séparée, une unité psychique, tandis que le second s’enracine dans un paysage. Spengler affirme que le paysan est un être anhistorique : en prenant racine dans la terre qu’il cultive, il devient lui-même une plante. Le campagnard est donc un homme intérieurement différent du citadin, lequel est constamment pris dans le flux de l’histoire : « toutes les grandes cultures sont des cultures citadines […] « l’histoire universelle » est l’histoire de l’homme citadin […] Peuples, États, politique et religion, tous les arts, toutes les sciences, reposent sur ce seul phénomène primaire de l’être humain : la ville. » Dans les premiers temps de la culture, la campagne domine la ville, qui n’est encore qu’un simple agrégat de fermes rurales disposées autour d’un marché : aussi la cour des souverains n’est-elle pas fixée dans une capitale mais dans des palais ambulants.

Si la maison paysanne a germé dans le sol comme une plante, poursuit Spengler, la ville nie la nature et se la subordonne peu à peu : les rues se substituent aux chemins, les parcs aux forêts et aux prés, les fontaines aux sources, les parterres, les bassins et les haies taillées aux prairies, aux étangs et aux buissons, les montagnes deviennent des points de vue. Passée de ville rurale à ville de culture, elle finit par triompher de la campagne et des ordres primaires en leur imposant son système de valeurs cosmopolite : « dictature spirituelle du rationalisme, politique de la démocratie, économique de l’argent ». Cette suprématie urbaine marque à présent de son sceau chaque événement d’importance : « Les Croisades sont filles spirituelles de châteaux féodaux et de monastères rustiques, la Réforme, engeance citadine, fille des rues étroites et des maisons montantes. » Au couchant, surgit enfin ce « colosse en pierre » appelé ville mondiale, où la libération par rapport au sol natal est désormais achevée et absolue. À côté d’elle, tout devient province : « Maintenant, la ville géante, insatiable, suce la campagne, lui réclame sans cesse de nouveaux flots d’homme qu’elle dévore, jusqu’à mourir elle-même exsangue dans un désert inhabité. » Véritable état de nature civilisé, la vie du grand citadin, intérieurement mort, métaphysiquement épuisé, se consume entièrement dans ces deux mots : panem et circenses.

Revenons-en au point qui nous occupe dans l’ouvrage : « Le problèmes des ordres : noblesse et clergé ». Ce bref détour nous permet de mieux comprendre pourquoi Spengler affirme avec force que ce n’est qu’au sein de la ville que naît l’idée de liberté, idée essentiellement négative qui ne fait qu’exprimer « ce fait que la vie végétale liée au sol prend fin dans les murs de la ville et que les liens parcourant la vie rustique tout entière sont coupés ». Dans Qu’est-ce que le Tiers-État ?, Sieyès déplorait son absence totale de poids dans l’ordre politique : il doit au contraire y « devenir quelque chose » précisément parce qu’il est « Tout ». Si, aux yeux de l’abbé, le Tiers tire toute sa force et sa légitimité de son écrasante majorité numérique, c’est là que réside son abjection pour Spengler, car c’est ce qui le rend informe, infondé, sans identité propre : « la bourgeoisie naît d’abord de la contradiction principielle entre la ville et la campagne […] le troisième ordre est une unité simplement de contradiction, par conséquent impossible à déterminer dans sa substance, sans coutume ni symbolique propres, car la société bourgeoise distinguée imite les manières de la noblesse, la piété citadine celle du clergé primaire ». Spengler procède ainsi à un renversement de la fameuse sentence de Sieyès en affirmant que, dépourvu de sa protestation contre la noblesse et le clergé, il n’est rien : « Hors de la politique, c’est-à-dire dans la société, il est généralement inexistant, mais se divise immédiatement en professions particulières ayant des intérêts tout à fait divergents. » Le troisième ordre est donc moins un ordre qu’une organisation politique – un parti. Pour survivre à l’ère citadine, la vieille noblesse terrienne doit se mettre au diapason et s’organiser à son tour en parti : c’est ainsi que dans les années 130 av. J.-C., contre les réformes agraires portées par les Gracques en faveur des citoyens romains les plus pauvres, émerge la faction des optimates. Phénomène surprenant : la restauration d’un régime monarchique ou oligarchique, loin d’abolir automatiquement les partis aristocratiques, concourt parfois à leur naissance ; en France, la Seconde Restauration de 1815 voit apparaître l’ultracisme, où le comte Joseph de Villèle est à la manœuvre contre la politique centriste de Louis XVIII mise en œuvre par Decazes.    

Le rationalisme, le matérialisme et l’utilitarisme bourgeois, à travers leur lutte contre les vieux symboles de la vie agreste, dénoncent comme illégitimes les privilèges dont jouissent les ordres primaires. Au régime de la propriété féodale et aux dogmes de l’Église, note l’auteur, s’opposent les « puissances spirituelles de la ville parvenues à la domination » : l’économie et la science ; cependant que l’argent et l’esprit prennent le pas sur les anciens idéals d’héroïsme et de sainteté. La nouvelle noblesse d’argent (manufacturiers, négociants) finit par corrompre la noblesse de naissance, tandis que la nouvelle noblesse spirituelle (Lumières) tourne en ridicule la noblesse sacerdotale. La phase crépusculaire de la civilisation voit ainsi dépérir les ordres primaires. Mais Spengler augure du même coup la disparition prochaine du troisième ordre, dépourvu d’unité interne, n’ayant existé qu’en s’opposant aux ordres représentant « la forme symbolique de la vie en général ». Advient enfin le quatrième et dernier ordre : la masse. Déracinée à l’extrême, « la masse est l’informe absolu, qui rejette par principe la culture et ses formes organiques, qui poursuit avec haine toute espèce de forme, toutes les différences de rang, la propriété constituée, le savoir constitué […] qui est entièrement séparé de ses origines, qui ne reconnaît pas son passé et qui ne possède aucun avenir. Le quatrième ordre devient ainsi l’expression de l’histoire qui aboutit à la non-histoire. La masse est la fin, le radical néant. »

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