[Cet article est paru initialement dans PHILITT #14]
La technique est-elle l’autre nom de la liberté humaine, capable comme cette dernière d’engendrer le Bien et le Mal, les plus grandes créations humaines comme les plus grandes catastrophes ? Et pourrait-on vraiment parler de liberté si l’Homme ne possédait ce don lui permettant de s’émanciper du règne naturel ? La question, ainsi posée, peut paraître étrange pour le lecteur d’ouvrages technocritiques récents, habitué à associer le développement de la technique et le recul de la liberté. Mais, tout au long de l’Histoire, ce développement s’est-il fait de manière continue ou bien par ruptures successives, au point qu’évoquer la technique en général serait un non-sens ? Dans le fond, parlons-nous toujours de la même chose lorsqu’il s’agit, d’un côté, de la roue ou du silex et, de l’autre, de l’ordinateur personnel ou de l’arme atomique ? S’agit-il seulement d’un phénomène de complexification, c’est-à-dire d’une différence d’intensité, ou bien d’un phénomène de rupture, c’est-à-dire d’une différence de nature ?
La question de la technique est une des plus épineuses qui soient. Elle se prête à toutes les caricatures, à toutes les dérives philosophiques, qu’elles relèvent de l’ordre de la valorisation (technosolutionnistes) – ou de la dévalorisation (technophobes). Aujourd’hui, et alors que les signes de la crise climatique se font chaque année plus visibles, le problème de la technique (et de l’avenir de l’humanité) est présenté au grand public de manière grossière. L’alternative serait la suivante : 1) La technique peut résoudre tous nos problèmes. Nous développerons des technologies « vertes » afin d’émettre moins de CO2 et, au cas où la Terre est condamnée, nous relancerons des projets de conquête spatiale afin de coloniser d’autres planètes. Elon Musk, avec Tesla (pour la décarbonation) et SpaceX (pour la conquête spatiale), incarnerait une sorte de synthèse de cet esprit cornucopien. 2) La technique est la source de nos problèmes. Nous devrons renoncer à la civilisation qui a produit la voiture thermique, l’avion de tourisme ou encore l’agriculture intensive. L’Homme doit revenir à un mode de vie plus simple en harmonie avec la nature, sortir du modèle productiviste et, afin de lutter contre l’essor démographique, arrêter de procréer. Cet état d’esprit se retrouverait chez certains militants écologistes radicaux et chez certains collapsologues.
Si la première proposition renvoie à une réalité vérifiable, à savoir la mentalité qui imprègne de manière inflexible nos chers boomers, ravis de la crèche ayant connu un développement accéléré du confort matériel et souvent une ascension sociale par rapport à la génération de leurs parents, la seconde proposition paraît plus difficile à cerner. D’une part, les écologistes, même les plus radicaux, envisagent-ils réellement de renoncer à la technique ? En quoi un tel renoncement aurait-il un sens ? D’autre part, il semble que cela remette en question non seulement la technique, au sens d’outil, mais également tout le système politique et économique qui l’englobe. Défendre l’idée d’un ralentissement de la technique, d’un low-tech, n’équivaut pas à renoncer à la technique, ni même nécessairement à une régression de la technique. Il s’agit plutôt de découpler la technique de l’idée d’accroissement perpétuel de la puissance : aller plus vite, construire plus grand, être mieux connecté… C’est alors que surgit dans l’équation la notion de progrès technique. Que signifie le fait de progresser techniquement ? Doit-on juger la technique d’un point de vue seulement matériel ou doit-on intégrer des critères comme la qualité de vie ou l’épanouissement personnel des individus ? Car à quoi bon posséder une voiture lourde et rapide, un jet privé, un yacht et une villa de 1 000 m2 si l’espérance de vie de l’humanité se compte en décennies ? Dès lors qu’elle nous projette vers un avenir incertain ou catastrophique, la notion de progrès technique, au sens d’une intensification, perd son sens. Parallèlement, c’est le ralentissement de la technique, voire sa régression, qui apparaît désormais comme un progrès, car seul capable de préserver l’avenir de l’humanité.
L’heure semble donc venue de changer la trajectoire de la technique, de renverser cette logique d’auto-accroissement, de progrès et d’innovation perpétuels pour retourner vers une technique au service de l’Homme ou, plus précisément, d’une technique dont l’Homme puisse se servir. Car, comme l’explique Jean Vioulac, ce qui caractérise en propre la technique contemporaine (la machinerie), en opposition à la technique de l’ère préindustrielle (la manœuvre), c’est son autonomisation qui prive l’Homme de ses savoir-faire. Nous sommes face à un phénomène de vases communicants : l’homme contemporain ne sait plus rien faire de lui-même tandis que la technique – au sens d’un système machinique mondial – accroît sa puissance de manière spectaculaire. La réalité de la technique contemporaine est la suivante : si le système s’arrête demain, la population urbaine mondiale (soit 56% de la population globale et 4,4 milliards d’habitants) mourrait de faim en quelques semaines. Alors que la technique était initialement un outil au service de l’autonomie de l’Homme, elle est désormais devenue une entité autonome dont le développement se fait indépendamment de celui-ci. La technique peut aussi concurrencer l’Homme directement dans la vie professionnelle alors qu’elle était seulement au départ un instrument pour l’artisan. On le voit pour les métiers intellectuels ou de service avec ChatGPT et pour les métiers de manutention ou d’accueil avec la robotisation.
Plus radicalement, les hommes qui sont nés après 1945 ne se rendent pas compte qu’ils vivent, d’un point de vue technique, dans un monde inédit. Pourquoi ? Parce que c’est pour eux le seul monde qui soit. Et pourtant, celui-ci se définit par une originalité historique angoissante : l’humanité, avec l’arme atomique, détient désormais la possibilité technique de sa propre annihilation. C’est cette possibilité même qui a motivé l’hostilité de Günther Anders vis-à-vis du nucléaire en général, qu’il soit militaire ou civil. Autrefois, l’Homme pouvait mener des guerres effroyables, européennes, mondiales, iniques, mais qui étaient toujours en partie circonscrites dans leurs conclusions. Ce qui caractérise notre temps – caractéristique que notre esprit met entre parenthèses pour son propre confort – c’est l’éventualité qu’il s’arrête brutalement, sur la décision illégitime de quelques-uns (car personne ne possède la légitimité d’une telle décision). C’est ce que montre le film de James Cameron, Terminator 2 (1991), un des chefs-d’œuvre du cinéma industriel de cette décennie. L’atome révèle aussi de manière définitive le fait que les États-Unis sont la puissance dominante de « l’époque de la technique », seul pays à ce jour ayant eu l’audace inouïe d’utiliser la bombe sur des populations civiles, à Hiroshima puis Nagasaki. Pour Anders, le caractère effroyable de cet événement tient, non pas tant dans le bombardement en lui-même, mais dans sa répétition. Les Américains ont vu la puissance dévastatrice sans pareille de l’arme atomique (tuer 100 000 personnes en un instant) mais, au lieu d’en tirer les conclusions qui s’imposeraient à tout homme sain d’esprit, à savoir ne plus jamais s’en servir et faire acte de contrition, ils ont récidivé trois jours après. Dès lors, c’est bien le spectre de la répétition qui hante notre humanité : « Car par un seul Hiroshima […], tous les autres lieux de notre bien aimée Terre pourraient devenir conjointement un immense Hiroshima – et même pire. Car ce ne sont pas seulement tous les lieux dans l’espace, mais aussi tous les lieux dans le temps qui peuvent être ainsi touchés et le sont peut-être déjà. […] Alors nous, les hommes d’aujourd’hui et nos ancêtres, nous n’auront finalement jamais existé », écrit Anders dans ses Dix thèses sur Tchernobyl.
La technique peut donc apparaître à la fois comme le point de départ de l’humanité, en tant que moyen de s’extraire d’une naturalité toujours refusée, et comme son point d’arrivée, en tant que possible instrument d’une destruction totale. Et l’histoire de la technique, comme le soutient Vioulac, peut être envisagée comme l’histoire de son émancipation de l’Homme. Parce que ce dernier n’est plus en mesure de se servir de la technique, comme au temps du silex ou de la roue, il ne peut plus que constater, à ses dépens, l’autonomisation technologique. Aujourd’hui, le niveau de développement et de complexité de la grande machinerie est tel, que ce soit d’un point de vue socio-économique ou technologique, que l’Homme est habité par un sentiment d’impuissance. Comme dans Terminator 2, où la guerre nucléaire généralisée est initiée par une intelligence artificielle qui échappe à tout contrôle, l’Homme de cette première moitié du XXIe siècle semble incapable d’enrayer le réchauffement climatique. La trajectoire de l’humanité est connue depuis longtemps et des décisions qui devaient être prises il y a cinquante ans ne le sont toujours pas. Nous sommes donc confrontés de plein fouet au paradoxe essentiel de la technique : elle est ce qui fait et ce qui défait l’Homme. La technique nous a, certes, rendus libres vis-à-vis du règne naturel, mais peut-être faut-il considérer, comme le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, que la liberté est une malédiction… Ou, pour convoquer un visage plus familier à l’univers de la technique, peut-être est-il temps de considérer que Prométhée n’était pas l’ami des hommes ? Peut-être n’avait-il en réalité, contrairement à ce que l’étymologie de son nom suppose, rien prévu ?
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