Dans D’Artagnan amoureux, Roger Nimier choisit de faire de Bussy-Rabutin un personnage de roman. Soldat, libertin et académicien, Bussy était un personnage baroque, aventurier de la politique et des lettres. Pour présenter ce personnage historique et littéraire à notre lecteur, on pourrait reprendre l’épitaphe de Cyrano de Bergerac composée par Edmond Rostand : « Rimeur, bretteur, écrivain, amant aussi – pas pour son bien : il fut tout et ne fut rien. » Rien, car condamné par l’histoire littéraire à demeurer dans l’ombre de sa brillante cousine Madame de Sévigné ; tout, et nous allons le montrer dans cet article, car Bussy ne saurait se réduire au mousquetaire truculent et paillard que l’histoire littéraire a relégué au second plan.
L’œuvre et la vie de Bussy constituent un point névralgique qui permet de mieux comprendre le grand événement littéraire et politique du XVIIe siècle qu’est l’avènement de la modernité. Homme de guerre et homme de lettres, grand seigneur gentilhomme (ou méchant homme, c’est selon), se servant de son épée comme d’une plume et de sa plume comme d’une épée, Bussy est un personnage dont la vie et l’œuvre pourraient être résumés par le qualificatif suivant : frondeur. Frondeur, il le fut par l’épée, en bon gentilhomme de son temps qui participa aux combats menés par les Grands du royaume contre la montée en puissance de l’état monarchique centralisateur et autoritaire, c’est-à-dire la montée de l’absolutisme, premier jalon et véritable matrice de la modernité. Il servit sous les ordres du prince de Condé, pour finalement se rallier au roi, incarnant par là-même le dilemme du héros aristocratique de Corneille écartelé entre l’attachement à ses anciens privilèges et sa fidélité au roi. Mais il fut surtout frondeur par la plume : Bussy composa des satires, des libelles et des portraits assassins qui tournaient en dérision les Grands de la Cour et les membres de la famille royale, ce qui le conduisit à la Bastille. Bussy se retrouve dans la même situation que Cyrano à l’acte V de la pièce de Rostand : « Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux/ Il attaque les faux nobles, les faux dévots/ Les faux braves, les plagiaires, tout le monde » (à ceci près que Bussy attaqua aussi les vrais nobles, les vrais dévots et les vrais braves, esprit frondeur oblige).
Le pouvoir royal embastilla Bussy car son écriture affranchie de toute entrave (écriture libertine au sens premier du mot) fut perçue comme une menace dans la mesure où elle sapait les fondements de toute forme d’autorité. Mais tel est le paradoxe du libertin : à force de tout fustiger, il finit par fustiger ce qu’il incarne, comme si son écriture moqueuse lui échappait et se retournait contre lui. Tout en frondant contre le monde moderne marqué par l’affaiblissement du modèle social aristocratique et des valeurs d’héroïsme et de panache qui lui sont associées, il ne peut s’empêcher de fronder contre les autres frondeurs car tout frondeurs qu’ils soient, ils n’en sont pas moins insérés dans le monde moderne, ce qui les rend dignes d’être raillés. C’est en ceci que Bussy, prototype du héros aristocratique cornélien, finit par participer à ce que Paul Bénichou appelle « la démolition du héros » dans Morales du grand siècle. Il incarne de la sorte la fatalité de l’antimoderne : à force de fustiger le monde moderne, il en arrive à se fustiger lui-même car l’antimoderne ne peut s’empêcher d’être un moderne.
Bussy, un frondeur à la pointe de la plume
Bussy, comme bon nombre de nobles de son temps, déplore la disparition du modèle social de l’ancienne caste aristocratique confrontée à l’affirmation de l’absolutisme, de la centralisation et de la bourgeoisie : en somme, de la modernité. Ce nouveau monde qui n’est plus le sien rend obsolète les hommes de sa race et de son acabit : la noblesse devient un attribut social déconnecté de sa valeur morale qui désormais s’achète par des charges et des offices plutôt qu’elle ne se gagne à la pointe de l’épée ou sur le champ de bataille. Cette situation de grand déclassement aristocratique où les pages sont disgraciés tandis que bourgeois deviennent gentilshommes est racontée par Sorel au livre IV de L’Histoire comique de Francion dans lequel le héros, un jeune cadet de Gascogne désargenté, est tourné en dérision par un greffier : « Je suis un des plus nobles de France, et lui n’est fils que d’un vil marchand ». – « Sa charge l’ennoblit, répliqua le solliciteur. » – « Et comment a-t-il eu cette charge ? » dis-je alors. « Par son argent », répondit le solliciteur. – « Tellement que le plus abject du monde, ce dis-je, aura une telle qualité, et se fera ainsi respecter moyennant qu’il ait de l’argent. Ah ! Bon Dieu, quelle vilenie ! Comment est-ce donc que l’on reconnaît maintenant la vertu ? ».
Bussy est ainsi nostalgique de ce que Paul Bénichou nomme « l’atmosphère d’orgueil, de la gloire, de la générosité et du romanesque aristocratique telle qu’on la respirait en France pendant le règne de Louis XIII ». C’est pour ceci qu’il se présente dans ses mémoires comme un héros de l’ancien temps, en adoptant un ethos reconfiguré selon le paradigme des romans de chevalerie. Privé de duels depuis l’édit de Richelieu de juin 1626 et ne désirant pas connaître le sort de Montmorency et de Rosmadec, il les met en scène dans l’écriture, faisant de ses mémoires un véritable roman de cape et d’épée où se côtoient les récits de duels, d’exploits guerriers ou d’enlèvements de jeunes veuves éplorées. Le récit de ses duels avec monsieur de Busc et le baron de Soudé rappellent à bien des égards ceux de Cyrano et du vicomte de Valvert, de Lagardère et du prince de Gonzague, tandis que ses actions d’éclat au siège de la Mothe contre les Lorrains, à la tête du régiment de Bussy-Rabutin, rappellent l’Orlando Furioso de l’Arioste. Ses duels, ses exploits guerriers, ses aventures galantes et son libertinage sont autant d’éléments constitutifs de la liberté qui est au cœur de la morale aristocratique définie comme « féodale » par Bénichou, qui précise que si ce terme peut paraître anachronique, il ne l’est pas dans la « psychologie des gentilshommes du XVIIe siècle » où persistent « des vieilles idées d’héroïsme et de bravade, de magnanimité, de dévouement et d’amour idéal ».
Bussy semble bien être un « réactionnaire » au sens ou l’entend Antoine Compagnon dans Les Antimodernes : « réactionnaire au sens d’un attachement aux droits historiques de la noblesse d’épée, donc à un passé plus ancien, on se déclarait favorable au pré-libéralisme aristocratique, c’est-à-dire à la liberté et à la souveraineté des grands, avant leur asservissement sous la monarchie absolue vécue comme une tyrannie ». Piégé par la fuite du temps, Bussy avance comme une « barque luttant contre un courant qui [le] rejette sans cesse vers le passé » (Fitzgerald) et le conduit à idéaliser un monde révolu qui disparaît sous ses yeux. Pourtant, l’écriture libertine de Bussy rend cette nostalgie très ambiguë.
La satire frondeuse, une arme incontrôlable qui se retourne contre son auteur
Quand on lit les mémoires de Bussy et son roman satirique l’Histoire amoureuse des Gaules, que Coralie Robin qualifie de « monstre formel autant qu’idéologique », on se retrouve face à une aporie qui fait grincer les cadres de la typologie de Bénichou. En effet, celui-ci affirme que le Grand Siècle est « un débat sur l’excellence ou la médiocrité de la nature humaine », ce qui le conduit à le diviser en trois morales : tout d’abord la « morale héroïque » qui consacre la grandeur de l’homme ; ensuite la « morale chrétienne rigoureuse qui donne au néant la nature humaine tout entière » ; et enfin la « morale mondaine à la fois sans illusions et sans angoisse qui nous refuse la grandeur sans nous ôter la confiance ». Bussy n’est pas totalement inscrit dans la première ; il n’est malgré les apparences pas totalement exempt de l’influence de la seconde et ne saurait se réduire à la troisième.
Selon Bénichou, la morale aristocratique du héros cornélien est sapée par une morale du pessimisme qui s’infiltre dans la littérature sous l’influence du jansénisme et de l’émergence de la bourgeoisie : « Volonté et raison le faisaient maître de lui, dépositaire d’un pouvoir unique au sein de l’univers, le soustrayaient au torrent des choses : le voilà tout entier le jouet de puissances naturelles qui prennent sur lui, le traversent, lui ôtent l’être ». Cette « démolition du héros » enclenche un renversement des valeurs aristocratiques : l’homme devient le roseau le plus faible de la nature, le moi devient haïssable, la gloire devient amour propre et les grandeurs naturelles sont distinguées des grandeurs d’établissement.
Les valeurs de Bussy ayant subi l’attaque d’un effort de démolition, on aurait pu s’attendre à ce qu’il combatte ce courant de pensée. Et c’est ici que les choses se compliquent, en raison de la grande ambivalence de la satire de Bussy qui, tel un ouragan, emporte tout sur son passage et ne laisse rien derrière elle. Comme l’écrit Coralie Robin dans son excellent article « L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin : cantique de la médisance ou machine de guerre ? », l’écriture de Bussy est « instable » et n’avance un sens que pour le nier aussitôt, tournant absolument tout en dérision.
Dans son roman satirique L’Histoire amoureuse des Gaules, Bussy mélange une grande variété de genres littéraires en les subvertissant : de la sorte, le cocktail entre le roman à clef précieux et les scènes de caractères est explosif. En effet, contrairement à La Bruyère, les personnages du roman ne sont pas des types servant à incarner un défaut, ils sont inspirés de personnages réels, ce que confirme la clef du roman dont la transparence évidente ne fait que renforcer l’intention satirique de son auteur. Ainsi, le personnage Samilcar n’est autre que l’anagramme du prince de Marcillac, fils de l’illustre mémorialiste François de La Rochefoucauld. Bussy met en scène ces grands aristocrates dans des situations grotesques.
Par exemple, Candole (le duc de Candale) se fait doubler par Crispin (le bourgeois Paget) dans les bras d’Ardélise (la comtesse d’Olonne, dont Bussy fit écrire en dessous de son portrait dans son château « la plus belle femme de son temps, mais moins fameuse pour sa beauté que l’usage qu’elle en fit ») dans une scène de tromperie bourgeoise digne des comédies de Molière. On peut lire cette scène comme une métaphore du déclassement de l’ancienne noblesse remplacée par la bourgeoisie, ce qui est renforcé par le fait que dans l’histoire, le bourgeois a payé Ardélise pour obtenir ses faveurs, alors que l’ethos aristocratique implique un mépris de l’argent et du labeur. Bussy semble ici jouer sur les deux sens du mot courtisane, et se moque des anciens frondeurs de la haute aristocratie qu’il tient pour corrompus par la modernité. Et c’est en raillant cette déchéance qu’il contribue à la démolition du héros. On pourrait citer un autre passage où Bussy tourne en dérision l’impuissance de Trimalet (le comte de Guiche). Cet épisode grivois joue également sur le sens littéral et le sens figuré du mot impuissance, qui est non seulement celle de Trimalet mais aussi celle de l’aristocratie féodale face à la montée de la bourgeoisie où la valeur financière remplace la valeur héroïque. En mettant en scène ces grands aristocrates remplacés par des bourgeois et en les présentant comme des personnages ridicules, Bussy se moque des héros démolis ; de la sorte, il entérine leur démolition et se retrouve paradoxalement à faire le jeu du roman bourgeois : sa satire s’est retournée contre lui.
Le héros qui démolit le héros : la fatalité de l’antimoderne
Cet article cherche à ne pas réduire Bussy au truculent personnage qu’il fut, mais à faire de lui le catalyseur des morales du Grand Siècle : il est traversé par toutes, n’en épuise aucune, et semble jouer avec elles en les remettant sans cesse en question. Incohérence entre l’origine sociale et l’œuvre littéraire ? Certes, et c’est ce qui ébranle le pilier sur lequel repose l’édifice de l’œuvre de Bénichou, celui de l’adéquation entre le « fait social » et le « fait littéraire ». Ici, le Bussy littéraire semble démolir le Bussy social. Mais en est-il conscient ? Sans entrer dans le vaste débat littéraire de l’intention de l’auteur, posons en principe, à l’instar de Bénichou, que le fait littéraire reflète le fait social (ce qui est très contestable, bien que l’on puisse douter de la pertinence d’appliquer le concept de la « mort de l’auteur » au XVIIe siècle). Cela montre d’une part la puissance de l’écriture qui excède bien souvent la personne réelle de son auteur (pensons au Contre Sainte-Beuve de Proust), et d’autre part le fait que Bussy, en mettant en scène des personnages mus par leurs passions et non plus mouvant l’univers par la force de leur volonté, est un moraliste, à la manière de La Bruyère certes, mais aussi de La Rochefoucauld ou de Pascal, quoique d’une autre manière. Les aventures de Samilcar, de Candole, de Trimalet, d’Ardélise et de Ginotic ne montrent-elles pas que « l’amour propre est plus habile que le plus habile homme du monde », et que même, voire surtout, les héros de l’ancien monde sont les victimes de sa duperie ?
Suspendu entre la nostalgie de valeurs en disparition et la contribution à la déconstruction de ces valeurs, Bussy est emporté par le passage du premier XVIIe au second XVIIe, c’est-à-dire le passage de la morale du « sublime, du brillant, du romanesque », celle du « temps des beaux sentiments, des romans, des poèmes héroïques et de la poésie brillante » correspondant au « temps aristocratique », à la morale de « la nature et de la vérité », qui correspond au « triomphe de la raison et de la nature, celui de la royauté louis-quatorzienne, déjà embourgeoisée ». Il s’oppose à ce « branle du monde » tout en y contribuant. Si l’on peut être tenté de décrire le XVIIe siècle comme celui du dernier combat entre la féodalité et le monde moderne, Bussy, bien qu’il s’enorgueillisse de son titre de « lieutenant général du Roy », semble être ce que les militaires appellent le « caporal stratégique », c’est-à-dire le soldat qui se bat contre l’ennemi mais qui contribue à lui faire remporter la victoire en commettant une erreur stratégique. Bussy est nostalgique de l’ancien monde, mais il en est aussi le fossoyeur. Et c’est là tout le tragique de la situation de l’opposant à la modernité : en regrettant que le présent ne soit plus le passé, il entérine le présent et l’impossible retour dans le passé.
Bussy fut un antimoderne de première ligne, et son époque fit de lui le témoin de l’avènement de cette modernité. Sa posture contradictoire, oscillant entre nostalgie de valeurs archaïques et contribution à la disparition de ses valeurs, nous montre que l’antimoderne pris dans le branle du monde est écartelé entre le passé et le présent comme Absalom est suspendu entre la terre et le ciel.
Thomas de La Motte
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