Olivier Maillart : « Il y a chez Tom Cruise une prétention glaçante à incarner la perfection »

Dans Poétique de Tom Cruise (Marest), essai caustique et passionné, Olivier Maillart dessine, contre des critiques souvent injustes, le portrait d’un acteur majeur, héritier des grands burlesques et du cinéma d’Hitchcock, dont le « jeu blanc » est au service du triomphe du corps.

124 pages, 14 euros

PHILITT : Après les attentats du 11 septembre 2001, Hollywood avait choisi Tom Cruise pour ouvrir la 74e cérémonie des Oscars et rassurer le monde du cinéma. Le « jeune connard reaganien » qu’il incarne selon vous dans ses premiers films (Top Gun, Cocktail) se retrouve-t-il dans sa personnalité réelle ?

Olivier Maillart : J’aurais du mal à répondre à cette question, pour une raison très simple : lorsque j’écris sur Tom Cruise, je me situe plutôt du côté de Barthes (par fidélité à mes années étudiantes) et de Proust que, disons, de Sainte-Beuve ou de Michel Onfray. Je n’ai pas vraiment accès à ce que vous appelez sa « personnalité réelle », sinon à travers les masques dont il use en tant que comédien dans ses films – je laisse de côté la presse magazine, que je lis de temps à autre comme tout un chacun, mais sans en retirer davantage qu’un abonné sérieux à la lecture de son Voici hebdomadaire.

Sans méconnaître les excès de cette théorie, je demeure fidèle à la notion de « clôture du texte » (ici filmique). Je trouve Cruise à la fois sympathique et légèrement effrayant, mais je ne saurais dire qui il est véritablement, et je ne pense pas que j’aurais quoi que ce soit de très original à en dire si je le savais. D’autant qu’il contrôle sa communication avec soin et reste extrêmement « lisse » dans toutes ses déclarations publiques – sans doute parce qu’il ne souhaite s’aliéner aucun public… En revanche, la succession de ses rôles sur une quarantaine d’années me semble dessiner un certain nombre de motifs, qui par leur répétition et leur cohérence finissent par signifier quelque chose de systématisable, et qui pour le coup m’intéresse hautement du point de vue de l’art cinématographique.

Souvent critiqué (à la fois pour son jeu et pour des éléments liés à sa vie privée), parfois tourné en ridicule, Tom Cruise est loin de faire l’unanimité. Pourquoi son talent divise-t-il selon vous ?

Il y a chez lui, dans ses rôles, une prétention à incarner la maîtrise et la perfection qui ne peut que glacer. C’est un héroïsme sans la petite fêlure qui force la sympathie, le talon d’Achille qui humanise. Clint Eastwood est râleur, Bruce Willis se donne du mal, même Keanu Reeves finit ses aventures en boitillant. Cruise, lui, est toujours le premier, et cela peut indisposer. Avec cela, un aspect lisse, tout aussi inhumain, un désir sensible de plaire à tout le monde que résument son inquiétant sourire et son non moins inquiétant rire. Il y a de l’Unheimlich en lui, de l’inhumain qui se mêle inextricablement à l’humain, sans le grotesque rassurant des surhommes bodybuildés à la Schwarzenegger. Même quand il s’efforce d’être simple, sympathique, on a le sentiment que cela est joué, composé, demandant un certain effort, comme s’il était une créature venue d’ailleurs, façon Body Snatchers de Don Siegel, qui chercherait à se faire accepter par les hommes. Cette bizarrerie ne peut qu’indisposer – et, pour ce qui me concerne, fasciner en même temps.

Mission Impossible 1 (1996)

Son physique semble aussi porter une forme d’ambigüité : playboy moqué pour sa petite taille, belle gueule mais dentition stupéfiante (The Outsiders). Maintenant qu’il a passé les 60 ans, on dit qu’il ne vieillit pas malgré un léger et inévitable affaissement de son visage. En quoi son physique, de par son ambivalence, est-il exemplairement cinématographique ?

Ce qui me frappe le plus, avec son physique (et l’évolution de ce dernier : de plus en plus musclé et trapu : si l’on se penche sur l’évolution de sa silhouette dans les Mission impossible, entre 1996 et 2023,c’est assez flagrant), c’est ce qu’il a réussi à en faire. Dans ses premiers films en tant que vedette, la petite taille est plutôt gommée, avec les artifices habituels dans les cadrages et les positionnements dans le champ, par exemple pour faire oublier que sa partenaire féminine est plus grande que lui dans les plans de baiser, etc. Au bout d’un certain temps cependant, la chose est acceptée, et même délibérément accentuée, notamment dans les scènes de combat face à des mastodontes qui le dominent d’une ou deux têtes (ainsi dans la séquence de la prison russe au début de Protocole Fantôme, ou le combat dans les cintres de l’opéra de Vienne dans Rogue Nation). Cette manière de rejouer l’éternel combat du petit contre le gros rappelle bien évidemment Chaplin. Il a su en faire un atout comique et spectaculaire. Quant au côté Dorian Gray, il en a longtemps joué – alimentant cette veine fascinante et inquiétante dont je parlais précédemment. Je note que cela contribue à le priver d’à peu près tout érotisme. Il est parfait, mais si peu humain, si peu charnel, qu’il est difficile de le trouver véritablement séduisant – contrairement à Brad Pitt, par exemple.

Vous faites de Tom Cruise un héritier des grands burlesques (Charlie Chaplin, Buster Keaton), héritage qu’il sublime selon vous dans la série des Mission Impossible. Pourquoi ces films ne sont pas de simples action movies mais bien des hommages appuyés à cette tradition ?

Le phénomène dépasse Tom Cruise, même s’il est l’un des plus parfaits représentants de la chose. Le burlesque a été l’un des premiers grands genres spécifiquement cinématographiques (et américains) de l’histoire du 7e art – à la différence du mélodrame et de la comédie, hérités du théâtre. L’arrivée du parlant ne lui a pas tant porté un coup mortel qu’il l’a d’une certaine manière éclaté et disséminé dans toutes sortes d’autres genres. Dans la comédie loufoque (Leo McCarey, Frank Capra), dans la comédie musicale (Stanley Donen), mais aussi dans le cinéma d’action. Pourquoi cela ? Parce qu’il s’agit à chaque fois de films qui mettent en scène le corps au prise avec le monde, qu’il s’agisse de Katharine Hepburn ou de Cary Grant déjouant les pièges de rôles sociaux trop normés, de Fred Astaire ou de Gene Kelly défiant les lois de la pesanteur en dansant ou, donc, de Tom Cruise et de quelques autres (ainsi Jackie Chan et Jet Li pour le cinéma hong-kongais) sauvant le monde dans d’invraisemblables cascades dont la dimension comique finit toujours par affleurer – voire par se faire prééminente. Dans ce cinéma, l’importance de la parole et du visage recule, pour laisser pleinement la gestuelle s’imposer, à travers le saut, la course, le combat, selon des pantomimes de plus en plus délirantes et plaisantes à observer. L’action ressuscite alors le burlesque – à condition qu’il s’agisse d’exploits qui mettent réellement en danger la vedette au moment du tournage, et non de trucages numériques qui, s’ils autorisent toutes les fantaisies, nuisent à la crédulité comme à l’implication des spectateurs qui n’y croient plus…

Eyes Wide Shut (1999)

Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick est l’un des sommets de la carrière de Tom Cruise. D’après vous, ce film consacre une esthétique de la paranoïa que Tom Cruise personnifie à merveille. Quelle est la source d’une telle esthétique et de quelle manière Kubrick la met-elle en scène ?

À partir du moment où le cinéma ne s’est pas contenté de proposer des saynètes merveilleuses ou comiques, mais bien un récit articulé en séquences et en plans, reposant sur le découpage, il s’est rapidement trouvé confronté à la question de savoir qui voyait ce qu’il montrait (alors que dans ce que l’on appelle le cinéma des premiers temps, en gros celui qui va de 1895 à 1915, on se contentait du point de vue dit du « monsieur de l’orchestre », observant ce qu’on lui montrait sur une scène comme depuis le fauteuil d’orchestre d’une salle de théâtre à l’italienne). C’est une question vertigineuse, dont le cinéma ne s’est toujours pas remis, dont il n’a d’ailleurs pas à se remettre, et dont découle toute une série d’autres questions, à savoir : qui voit ? qui est vu ? qui échappe au regard ? Plusieurs grands cinéastes ont travaillé et retravaillé ces questions : Fritz Lang, Alfred Hitchcock, Michelangelo Antonioni, Brian De Palma, etc.

Kubrick s’empare du motif dans Eyes Wide Shut, qu’il a déjà pu travailler ailleurs (je songe notamment à certains raccords-regard « impossibles » à la fin de 2001, l’odyssée de l’espace, ou à Shining), avec une grande maîtrise ainsi qu’un très beau dépouillement. L’errance nocturne de Bill dans un New York féérique se teinte progressivement d’angoisse et de paranoïa. Qui m’observe, moi qui ai vu ce que je n’aurais pas dû voir ? (Ces questions-là, le spectateur se les pose, bien sûr, en même temps que le personnage-voyeur auquel il s’identifie…) C’est effectivement un film capital pour Cruise et ce qu’il va développer dans la suite de son travail.

La course à pied est un gimmick que Tom Cruise affectionne particulièrement et qui a contribué à sa célébrité. Qu’est-ce que ce procédé récurrent nous dit de l’acteur, de sa conception de l’art cinématographique et de sa vision du monde ?

Sans doute sa pratique du sport, et surtout la spectacularisation de celle-ci, correspondent-elles assez bien à une morale de la performance propre au héros américain tel qu’il est mis en valeur depuis les années 1980, et même avant. Mais ce qui est beau, avec la course, c’est qu’elle rejoint spontanément les débuts du cinéma (les films de poursuite, puis les burlesques à la Mack Sennett), qu’elle est un geste d’une grande simplicité, pas forcément le plus spectaculaire d’ailleurs, mais qu’elle permet, une fois filmée, une célébration à la fois naïve et belle du mouvement lui-même, et de sa captation par une caméra. D’une certaine manière, filmer un homme en train de courir, c’est une façon tautologique pour le cinéma de répéter ce qu’il est, et d’y prendre plaisir.

Si l’on connaît certains éléments de sa vie privée, comme son soutien à la Scientologie, il est difficile de distinguer le Tom Cruise réel de la multiplicité des rôles qu’il a incarnés. Tom Cruise existe-t-il au-delà du cinéma ?

Il y a forcément un Tom Cruise qui existe dans le même monde que moi, qui paie ses impôts et ses pensions alimentaires, qui mange, chie, dort, etc. De même que Kubrick, Hitchcock, et avant eux Monteverdi, Rembrandt ou Balzac ont foulé la même terre et respiré le même air qu’une foule d’individus moins géniaux qu’eux, et dont nous ne savons pas grand-chose.

J’avoue ne pas me passionner outre mesure pour ces gens (le Cruise réel, le Balzac réel), même si je sais bien que sans eux les artistes du même nom, qui tous me passionnent, n’auraient pas pu exister. D’abord parce que, comme je le disais plus haut, je ne pense pas être en possession des outils requis pour en dire quelque chose de véritablement intéressant. Ensuite parce que, fidèle à la leçon de Pirandello, je pense qu’ils sont de toutes façons « un, personne et cent mille », et qu’il serait bien présomptueux de me croire capable de les résumer en quelques mots qui les définissent tout entier. Enfin parce que le miracle de l’art, c’est qu’il nous offre quelque chose dont l’existence, même pour partie imaginaire, n’en est pas moins tangible, parmi nous, et qui suffit à nous nourrir, à nous émouvoir comme à nous faire réfléchir longtemps. C’est au Tom Cruise « de cinéma » que je m’intéresse, à ce qu’il apporte à son art, à la salle de projection et à ses spectateurs. D’autant que, pour aller dans votre sens, la manière dont il se dédie totalement à son art (on s’imagine sans peine apprendre sa mort lors d’une ultime cascade délirante, sans même parler de son projet de film tourné dans l’espace…) fait qu’il est difficile de lui imaginer une vie hors des plateaux de cinéma.

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