Pour Henri Bergson (1859-1941), la philosophie a moins vocation à être professée ex cathedra qu’à réagir sur l’existence en l’intensifiant. Cette conception est un fil rouge qui l’a guidé tout au long de son œuvre. C’est ainsi que dans sa thèse de doctorat intitulée Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Bergson se penche sur les conditions de l’acte libre afin d’encourager le moi à réaliser sa vraie personnalité ; dans les ultimes pages de sa dernière grande œuvre, Les deux sources de la morale et de la religion (1932), il étend sa réflexion à la civilisation industrielle : l’espèce humaine, affaissée sous le poids de sa mécanique, attend encore le sursaut mystique qui lui redonnera son élan.
Devant des étudiants madrilènes au mois de mai 1916, Bergson prononce deux conférences sur l’âme humaine et la personnalité. Après avoir montré combien l’esprit est une réalité dynamique capable de transfigurer l’existence la plus banale jusqu’à régénérer intégralement l’humanité, il clôt son discours par une référence à la Grande Guerre, alors que s’entre-déchiraient les nations européennes dans le fracas des mitrailleuses. Cette rénovation spirituelle qui adviendra d’une philosophie bien avisée – celle pour qui la contemplation n’est qu’un prélude à l’action –, cette rénovation est déjà à l’œuvre dans l’actuel état d’âme français. D’après notre auteur, en effet, la guerre a fait jaillir un immense esprit de sacrifice dans le pays ; si les soldats vont à la mort sans l’ombre d’une protestation, les familles endeuillées, les orphelins et les mutilés ne sont point en reste : jamais l’idée de se plaindre ne les effleure.
L’esprit de sacrifice n’est pas une résignation stoïque devant la brutalité du monde, pas plus que la stérile caricature d’un vitalisme guerrier : sur le front règne « un courage très simple et très tranquille : le courage des hommes qui, sachant qu’ils défendent un idéal très noble, un idéal de justice et d’humanité, se sont transportés en pensée dans cet idéal qui est éternel et, prenant part dès ce moment même à son éternité, ne se préoccupent plus du reste et vont à la mort, à une mort certaine, dans un sentiment de tranquillité absolue.[1] » Loin de toute hystérie dionysiaque, donc, la guerre fait émerger des idées morales – ce qui la rend sublime en un sens éminemment kantien[2]. Il y a dans ce feu intérieur, calme et inébranlable, qui couve dans l’âme du savant comme dans celle du paysan, une présence proprement mystique : « Le mysticisme n’est pas nécessairement un état violent ; il n’est pas nécessairement l’illumination et l’extase. Les grands mystiques sont passés par ces états, mais ne s’y sont pas arrêtés […]. Une fois revenus à eux, tout en allant et venant, et vaquant à leurs occupations les plus humbles, ils se sentaient, malgré tout, transformés, transfigurés.[3] »
L’issue de la lutte ne fait donc aucun doute : tandis que la force dont se prévalent les Allemands n’est jamais que matérielle, les Français sont animés d’une force morale. Autrement dit, dans ce conflit s’affrontent « la force qui s’use et celle qui ne s’use pas[4] ». En vérité, estime Bergson, deux visions antagoniques du monde se font face : l’une soutient que les sociétés, avec leurs traditions et leurs institutions, sont des personnes au sens moral du terme, ce qui leur confère, comme à toute personne, des droits inviolables ; l’autre affirme que seuls les individus sont des personnes, qu’eux seuls ont donc des droits et des devoirs, ce qui implique qu’aucune règle de justice ne saurait régler les rapports des États entre eux, auquel cas la force, comme le disait Bismarck, prime le droit. Les deux visons tendent cependant à unifier l’humanité, à ceci près que la première prône une coopération entre les nations en laissant chacune développer sa propre personnalité, alors que pour la seconde l’État le plus fort est en droit d’imposer mécaniquement son uniformité au reste du monde. « Ce serait aussi une unité, mais une unité – il faut le dire – abstraite, pauvre, vide, l’unité d’une machine et non l’unité harmonieuse et féconde de la vie.[5] »
Dépassement de l’humanité
À travers l’Allemagne et la France, on le voit, Bergson n’hésitait pas à opposer la mécanique et la mystique comme deux forces inconciliables. En 1932, la position du philosophe a évolué : il estime désormais que leur alliance représente un impératif pour la survie de nos sociétés industrielles – telle est l’inquiète conclusion des Deux sources de la morale et de la religion. Au reste, celle-ci tranche singulièrement avec les résultats de L’Évolution créatrice (1907), qui couronnaient l’humanité comme la grande réussite de la vie : contrairement à toutes les espèces sorties de l’élan vital originel, seul l’homme est capable de reprendre à son compte l’effort créateur à la source de l’évolution, puis de la poursuivre indéfiniment à travers le progrès technique et l’invention de tendances morales et religieuses dont l’histoire déborde. Bref, si la vie a rencontré dans chacune des espèces animales des résistances matérielles au-delà desquelles son évolution n’était plus possible, il demeure que la création se poursuit librement et sans entrave à l’intérieur de l’humanité.
Toutefois, cet accent triomphal ne saurait nous leurrer : Bergson lui-même reconnaissait alors que, pour l’instant, il s’agit surtout de possibilités propres à l’espèce humaine : « En fait, dans l’humanité dont nous faisons partie, l’intuition est à peu près complètement sacrifiée à l’intelligence.[6] » L’intelligence, telle que Bergson la conçoit, sert, par l’intermédiaire de la science, à assurer notre maîtrise de la matière inerte et de la nature vivante ; l’intuition peut seule nous faire pénétrer le principe même de la vie et par là renouer avec l’amour divin. Entravée par ses besoins vitaux, l’espèce humaine n’a pas encore atteint sa destination : elle stagne, elle se replie sur elle-même. Quant à l’effort créateur qui l’a fait émerger du règne animal, il s’émousse avec elle. Le fil qui relie l’humanité à ses origines métaphysiques n’est pas loin de se rompre. « Comment, dans ces conditions, l’humanité tournerait-elle vers le ciel une attention essentiellement fixée sur la terre ?[7] » Les grands mystiques sont fondamentalement des hommes d’action : coïncidant avec l’élan de vie, ils s’efforcent de prolonger l’action divine, d’en répandre partout l’ineffable présence afin de « parachever la création de l’espèce humaine[8] ». Aussi l’humanité attend-elle encore l’heure de son dépassement par la mystique : « Le but ne serait atteint que s’il y avait finalement ce qui aurait dû exister théoriquement à l’origine, une humanité divine.[9] »
Or, pour Bergson, cette régénération de l’espèce humaine par la mystique pouvait s’effectuer par deux méthodes bien différentes. La première consistait à décupler les capacités de l’intelligence pour instaurer, par le biais de la science mécanique, « un immense système de machines capable de libérer l’activité humaine[10] », système qui lui laisserait ainsi le champ libre pour déployer son trop-plein d’énergie créatrice. Toutefois, cette méthode n’allait pas sans présenter un double inconvénient : elle présuppose un état de civilisation avancé et tardif, tout en courant le risque à peu près certain que la mécanique ne finisse par se retourner contre la mystique. La seconde, comme l’écrit Camille Riquier, est « une méthode plus rapide et plus assurée mais dont les bénéfices pour la mystique sont beaucoup moindres.[11] » C’est précisément celle suivie par « les grands hommes de bien » : elle consiste à former de petites sociétés spirituelles, à les faire essaimer, afin de « préserver leur message dans l’attente de meilleurs jours[12] ».
Seulement voilà : cet âge d’or du gothique qui a vu s’épanouir les Bernard de Clairvaux et les François d’Assise, c’est à peine si nos sociétés modernes en conservent encore un lointain atavisme. Par contre, tout industrialisées qu’elles sont aujourd’hui, le naturel ne continue pas moins de persister en elles : si les instincts guerriers servaient à assurer la cohésion sociale des anciennes communautés, la nature n’avait pas anticipé leur puissance de destruction massive à l’ère industrielle. « Nulle part, souligne Bergson, il n’est plus dangereux de s’en remettre à l’instinct.[13] » À la vérité, la suprématie mondiale de la technique n’est pas le résultat d’un processus aveugle d’auto-développement ; d’après notre philosophe, nous nous sommes engagés à partir du XVe siècle dans une frénésie contraire à celle qui régnait au Moyen Âge : à l’idéal ascétique succéda le « besoin toujours croissant de bien-être, la soif d’amusement, le goût effréné du luxe[14] » – ce qui redouble la menace d’extermination que les guerres du XXe siècle portaient en germe. Aussi l’aura-t-on compris : il est désormais urgent que la mystique s’allie à la mécanique, non certes pour redonner du sel à une existence devenue insipide, mais parce qu’il en va de la survie de notre espèce.
Alliance de la mécanique et de la mystique
Bergson est d’avis qu’un lien profond existe entre le mysticisme de l’Occident et sa civilisation industrielle : le machinisme aurait pu, aurait dû être l’instrument de l’esprit. Il importe donc moins de se défaire de nos dispositifs mécaniques que d’en rectifier la trajectoire. Car c’est seulement dans leurs applications qu’ils sont néfastes, non dans leur principe : ils n’ont pas seulement rempli avec brio leur fonction première – la satisfaction des besoins réels –, ils l’ont surtout excédé en engendrant un flot intarissable de besoins factices. « Tous ces effets pourraient d’ailleurs se corriger ; la machine ne serait plus que la grande bienfaitrice. Il faudrait que l’humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de frénésie qu’elle en mit à la compliquer.[15] » Or, loin d’être un retour au dénuement des anachorètes, l’ascétisme qu’entrevoit Bergson est une épuration des mœurs en adéquation avec notre puissance technicienne, afin qu’il devienne, comme le note Frédéric Worms, « la préparation pratique de ce dont le mystique sera l’accomplissement parfait.[16] »
Le mysticisme, il est vrai, appelle l’ascétisme au sens traditionnel – mais cela restera toujours le fait de quelques âmes privilégiées. En revanche, le mysticisme qui privilégie la vie au grand jour à la nuit obscure, qui vise la communion universelle plutôt qu’une montée solitaire du carmel, bref qui est « vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence […], comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique.[17] » Mais l’inverse n’en est pas moins vrai : si la mystique doit maintenant s’emparer des possibilités matérielles qui lui faisaient défaut au Moyen Âge, l’humanité, amplifiée de son exosquelette mécanique, attend un « supplément d’âme ».
Tout se passe comme si un gigantesque corps inorganique était venu se greffer sur l’espèce humaine : « Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps.[18] » En utilisant massivement les énergies fossiles et en systématisant la coopération, la révolution industrielle a décuplé la productivité : les travailleurs, pour parler comme Marx, se défont de leurs limites individuelles pour développer les capacités propres à l’espèce ; ils ne sont plus que les ingrédients d’un processus de production qui s’auto-engendre en se subordonnant la force de travail vivante – la nature sociale de l’homme y trouverait sa forme historique la plus aboutie. « Or, dans ce corps démesurément grossi, poursuit Bergson, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. […] Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. »
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[1] Bergson, Henri, « Conférence de Madrid sur l’âme humaine », dans : Écrits philosophiques, Paris, PUF, 2011, p. 507.
[2] Ce passage de l’Analytique du sublime me semble en effet approcher au plus près l’état d’âme décrit par Bergson : « Car qu’est-ce qui, même pour le sauvage, est objet de la plus grande admiration ? Un homme qui ne s’effraye pas, qui ne ressent pas la peur, que le danger ne fait donc pas fléchir, mais qui en même temps se met vigoureusement à l’ouvrage avec toute sa réflexion. Même dans l’état de civilisation le plus accompli, cette haute estime particulière pour le guerrier demeure ; simplement réclame-t-on en outre qu’il témoigne en même temps de toutes les vertus pacifiques, la douceur, la pitié et même un souci décent de sa propre personne – précisément parce que c’est à cela que l’on reconnaît que son esprit est inaccessible au danger. […] Même la guerre, lorsqu’elle est menée avec un ordre et un respect sacré des droits civils, a en elle-même quelque chose de sublime, et en même temps elle rend d’autant plus sublime la manière de penser du peuple qui la conduit de cette manière que ce peuple s’est exposé à d’autant plus de périls et qu’il a pu s’y affirmer courageusement ». Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2015, p. 245.
[3] Bergson, Henri, « Conférence de Madrid sur la personnalité », dans : Écrits philosophiques, op. cit., p. 534.
[4] Bergson, Henri, « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas », ibid., p. 439.
[5] Bergson, Henri, « Conférence de Madrid sur la personnalité », ibid., p. 533.
[6] Bergson, Henri, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2013, pp. 247-248.
[7] Bergson, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2013, p. 249.
[8] Ibid., p. 248.
[9] Ibid., p. 253.
[10] Ibid., p. 249.
[11] Riquier, Camille, Archéologie de Bergson. Temps et métaphysique, Paris, PUF, 2021, p. 530.
[12] Ibid., p. 531.
[13] Les deux sources, p. 309.
[14] Ibid., p. 323.
[15] Ibid., pp. 327-328.
[16] Worms, Frédéric, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2013, p. 339.
[17] Les deux sources, p. 329.
[18] Ibid., p. 330.