Est-il important d’avoir de la culture générale ? Est-ce seulement possible ? Jean-François Revel soutenait que cette généralité n’est pas nécessaire à l’être réellement cultivé. Ce serait même plutôt l’inverse : la culture gagnerait en généralité ce qu’elle perdrait en profondeur.
En 2011, le philosophe québécois Normand Baillargeon publiait Liliane Est Au Lycée, un charmant pamphlet sur le thème de la culture générale, posant deux questions principales : est-il nécessaire d’être cultivé, et en quoi consiste donc cette forme de « culture » qui est propre aux gens cultivés ? La deuxième question a une réponse simple : être cultivé, c’est avoir de la culture générale. Encore faut-il définir cette notion, plus problématique qu’il n’y paraît. Une manière habituelle de la conceptualiser est de la voir comme un socle, une base de connaissances que tout un chacun doit avoir acquis, pour pouvoir ensuite à sa guise l’approfondir dans telle ou telle direction. C’est l’idéal de l’honnête homme du XVIIe, qui n’est spécialiste de rien mais s’y connaît un peu en tout. La culture générale serait donc constituée par des notions fondamentales d’histoire, de littérature, de politique, de musique, d’économie, d’art, de géographie et de science. C’est, en d’autres termes, l’apprentissage d’un certain canon. Mais celui-ci, selon Baillargeon, pose deux problèmes majeurs : il est excessif par son étendue, et il souffre de nombreux biais injustifiables quant à la sélection de ce qui le constitue.
Lire pour avoir lu, ou lire pour lire ?
Nous disons de ce canon qu’il est excessif, car il est douteux qu’une vie entière soit suffisante pour acquérir une connaissance de toutes les matières citées, même réduites à leurs fondamentaux, et il n’en est que plus absurde de croire qu’il s’agit là d’une mission crédible de l’enseignement secondaire. Le pire ennemi de la culture générale, c’est le temps, et avant de poser la question de sa nécessité, il faut poser celle de sa possibilité. La masse d’informations et de savoirs à notre disposition est incommensurable, et grandit exponentiellement jour après jour. Comme l’explique Jean-Louis Servan-Schreiber, « la seule chose qui n’ait pas changé, qui ne peut pas changer, est le nombre d’heures dont je dispose dans une journée. C’est comme si mon épicerie de quartier était devenue un centre commercial géant, mais que je ne pouvais pas y dépenser plus de 24 euros par jour ».
La situation est d’autant plus décevante si l’on considère qu’être cultivé, même « généralement », devrait être autre chose que la mémorisation superficielle. Quel intérêt à connaître les dates des batailles de Marignan ou de l’Alamo si l’on ignore tout de leur signification historique, de l’identité complexe des belligérants, du contexte sociopolitique, de leurs causes, de leurs conséquences ? Il y a quelque chose de vain à l’actuelle prolifération de bucket lists culturelles, dont la collection des 1001 choses à faire avant de mourir est un exemple prototypique. Chaque ouvrage de cette série nous présente avec une liste définitive : voilà les 1001 romans, essais, films, séries, chansons, albums, jeux vidéo, recettes, villes, vins, sites naturels, etc. qu’on nous exhorte à cocher avant de plier bagage. Il ne s’agit pas ici de moquer la curiosité et soif d’apprentissage louables des acheteurs de tels livres, simplement de rappeler que consommer une fois un élément isolé n’est pas censé être la fin, mais le début de l’alphabétisation culturelle.
Ainsi, s’il existe par exemple quelqu’un qui a lu, peut-être pas l’ensemble, mais l’essentiel de l’œuvre de Homère, Dante, Cervantès, Shakespeare, Molière, Goethe, Tolstoï, Dostoïevski, Ibsen, Proust, Joyce et Cortázar – écrivains fondamentaux qu’il faudrait évidement connaître si l’on veut se dire cultivé – où serait la richesse de cet accomplissement s’il ne consistait que dans le fait d’avoir fini une liste de courses ? Car enfin, un lecteur n’est pas censé lire pour avoir lu, mais pour lire. Quand bien même celui-ci aurait lu tous les auteurs précités, les a-t-il relus ? puisqu’il est clair qu’on ne peut pas saisir véritablement un texte si on ne s’y plonge pas plusieurs fois. A-t-il lu la littérature connexe (biographies, essais critiques, histoire contextuelle) nécessaire à la compréhension de ces chefs-d’œuvre ? De même, si la littérature est avant tout un artisanat de la langue, ne faut-il pas, pour vraiment comprendre le génie d’un auteur, le lire dans sa langue natale ? Quelqu’un a-t-il d’assez bonnes notions de français, anglais, espagnol, italien, russe, allemand, norvégien, latin et grec ancien pour cela ?
Étroitesse d’une généralité
C’est assez pour donner le vertige, mais ça n’est encore rien, car dans ce groupe de génies, qu’y a-t-il après tout hormis, comme il est convenu de les appeler depuis quelques décennies, des dead white males ? Pas besoin d’être repu de sensibilité post-colonialiste ou néo-féministe pour admettre l’évidence que les chefs-d’œuvre littéraires de l’humanité ne se résument ni aux hommes, ni à l’Europe. Aspirer à une culture générale et impartiale, ce serait donc comprendre assez le mandarin, le japonais, le persan et l’arabe pour pouvoir lire et relire les quatre romans classiques de la Chine prémoderne, les poèmes de Bashô, les quatrains d’Omar Khayyâm et les Mille et Une Nuits. Ce serait accorder une part égale de notre attention aux grandes femmes de lettres : Sei Shōnagon, Murasaki Shikibu, Madame de Sévigné, Jane Austen, Emily Brönte, Selma Lagerlöf, Virginia Woolf, Marguerite Yourcenar, Elsa Morante, Toni Morrison, Isabel Allende et bien d’autres encore.
Pour toutes ces raisons, Baillargeon considère que dans l’établissement de son canon, la culture prétendument générale est coupable en Occident d’exclusions sexistes, racistes, occidentalo- et ethnocentristes. Et il faudrait même aller plus loin encore. En effet, Baillargeon souligne un autre de ses aspects discriminatoires, plus neutre quant à la sensibilité politique, et qui suscitera peut-être plus facilement l’adhésion de ceux qui s’agacent de voir trop souvent galvaudés les –ismes ci-dessus : elle dédaigne les sciences exactes et expérimentales. Le chimiste et romancier américain Charles Percy Snow s’inquiétait déjà en 1959, dans Les Deux Cultures, de l’illettrisme scientifique de nombreux gens de lettres, et déplorait que « tandis que s’élève le grand édifice de la physique moderne, la majorité des personnes les plus brillantes dans le monde occidental en ont un niveau de compréhension comparable à celui de leurs ancêtres du néolithique ».
À ce stade, on constatera sans doute que résoudre le deuxième problème posé par Baillargeon ne fait qu’empirer le premier. Si, comme il se doit, on ajoute à la culture générale les contributions des femmes et des minorités, qu’on rectifie les amputations qui sont trop souvent faites aux parts scientifique, populaire et mondiale qui se doivent de la composer, prétendre se doter ou doter des étudiants de toutes ces « connaissances de base » paraît d’autant plus humainement infaisable. Par conséquent, si l’on maintient de manière cohérente ce critère de généralité, alors à quoi bon vouloir se cultiver ?
La culture oblique
« Il n’y a pas de culture », écrivait Jean-François Revel, « il n’y a que des gens cultivés ». Dans le reste de son livre, Baillargeon se résigne à proposer une défense de la culture générale, sa vision de celle-ci demeurant somme toute assez conventionnelle. Pour ma part, je tiens à suivre une piste différente pour éclaircir le problème, une piste suggérée par la citation paradoxale de Revel ci-dessus. Le problème, rappelons-le, est le suivant : de quoi doit être constituée la culture générale ? Y a-t-il des composantes qui lui soient indispensables ? Comment projeter de l’acquérir, cette chose dont Baillargeon nous décrit la démesure, et que Revel tient lui pour inexistante ? La position de ce dernier peut surprendre d’autant plus qu’il était lui-même l’exemple du polymathe, curieux et informé de tout comme peu de gens l’ont été en son siècle. C’est qu’il fit, « aux alentours de [sa] douzième année, cette découverte : on ne parvient à la culture que par des voies obliques. » Obliques, précise Revel, « par rapport à l’enseignement officiel, quoique ou parce que directes avec la culture même. Il ne faut ni mépriser ni négliger les voies canoniques, mais elles nous conduisent à une culture qui, même substantielle, nous est pour ainsi dire étrangère. »
Ainsi, la culture selon Revel est une affaire personnelle. S’il n’y a pas de culture en général, c’est parce que chaque personne cultivée acquiert en réalité une culture qui lui est propre, et que celle de l’un n’est jamais tout à fait celle de l’autre. La culture n’existe pas en tant que tel, mais se confond avec des individus singuliers, avec « ceux qui l’incarnent […] dans l’originalité unique de leur propre sensibilité, de leur propre intelligence ». Si elle peut se transmettre, ce n’est qu’« en se renouvelant, entre esprits qui, au lieu de répéter les idées et les goûts reçus, les revivent, les réévaluent et les refondent pour eux-mêmes et en eux-mêmes ».
On peut rapprocher ces mots de la fameuse sentence d’Alain : « Il faut être soi-même Platon. » Or, le système éducatif – l’enseignement de la philosophie pour suivre cet exemple – semble plutôt destiné à transformer l’étudiant en glossateur de Platon qu’en Platon lui-même. Mais comment y remédier ? Comment se construisent ces originalités uniques que décrit Revel, comment développe-t-on une intelligence et une sensibilité propres ? En suivant justement des voies obliques. On pourrait par exemple, en théorie, être Platon sans l’avoir lu. La preuve, après tout, nous en est donnée par… Platon lui-même. Ce n’est pas une simple boutade : de fait, appliquer effectivement cette vision humaniste de l’enseignement revient à dire qu’il n’y a pas en réalité de composantes réellement indispensables à l’acculturation, parce que toute initiation se fait aux dépends d’une autre, et que personne ne peut toutes les suivre. Il ne s’agit pas de soutenir un relativisme abstrait du tout-se-vaut, encore moins d’appeler à retirer Platon des programmes, mais de considérer qu’en dernière instance, on ne juge pas d’une éducation selon qu’elle corresponde ou pas à une liste préétablie de réquisits, mais selon des résultats : a-t-elle formé un individu plus sage, plus vertueux, plus large d’esprit, plus original, plus talentueux ?
Contre l’éclectisme et l’hyperspécialisation
Wittgenstein avait un jour confié à ses étudiants qu’il était sans doute le seul professeur de philosophie de Cambridge à n’avoir jamais lu une seule ligne d’Aristote. Celui qui fut l’un des plus grands philosophes du XXe siècle avait ses propres voies obliques : le poète indien Tagore, le Sexe et Caractère de l’infréquentable Otto Weininger, suicidé à 23 ans, l’impitoyable moraliste Karl Kraus, l’écrivain suisse Gottfried Keller, les romans policier de Street & Smith, les comédies musicales, Fred Astaire, Ginger Rogers… Rien qui ne faisait à l’époque partie de l’enseignement officiel, encore moins du curriculum d’un étudiant en philosophie. Qui osera dire que, ne sachant rien d’Aristote, Wittgenstein n’était pas cultivé ? Et celui qui l’affirmera, comment nous convaincra-t-il que la culture générale a quelconque importance, puisqu’on peut en faire défaut et être Wittgenstein ? En cela, ce dernier fut bien plus proche de réussir à « être Aristote », sans jamais l’avoir lu, que beaucoup de spécialistes de la métaphysique aristotélicienne. Dès lors, si Allan Bloom affirme que le but de l’éducation libérale (ou humaniste) est d’amener les étudiants à se poser la question « Qu’est-ce que l’Homme ? » ou son corrélat « Qui suis-je ? », le défenseur de la culture oblique, lui, postule que des fragments de réponses à cette question sont disséminés à travers l’ensemble des productions de l’humanité, et qu’il n’est pas de sujet, pourvu qu’on en ait une connaissance approfondie, que l’on ne peut relier aux préoccupations les plus hautes, ou dont on ne peut tirer les plus grandes leçons. La culture oblique n’est pas l’éclectisme aléatoire (même si un certain éclectisme semble bien en être la conséquence naturelle), et encore moins l’hyperspécialisation : elle suggère au contraire qu’en suivant ses propres chemins de traverse, on découvre des liens insoupçonnés entre des œuvres et des disciplines a priori disparates.
Ainsi, aux débats sur les canons, la culture oblique ne dit trop rien, car elle considère que, quel que soit le curriculum, celui-ci n’est jamais une fin en soi, mais un moyen. Au vertige du canon, la culture oblique répond que la condition pour être un grand voyageur n’a jamais été d’aller partout, mais plutôt de bien explorer ce que l’on explore. Il s’ensuit que l’idée de culture oblique, plus que celle de culture générale, s’accorde de l’idéal humaniste de l’éducation. Dans cette perspective partagée, l’apprentissage doit dépasser l’assimilation passive. C’est l’éveil d’une curiosité critique, d’un sens de l’émerveillement vis-à-vis du savoir, indépendamment de son objet. C’est faire en sorte que la culture ne soit jamais la cohabitation forcée avec une chose étrangère et imposée, mais au contraire, quelque chose de personnel, d’intime, qui au-delà du plaisir ou de l’enrichissement qu’on en tire, finit par s’identifier avec nous. C’est considérer qu’il est peut-être fâcheux de passer à côté de Platon, mais encore plus de passer à côté de soi-même. Pour le dire autrement, l’impératif de l’étudiant – au sens large, dans le sens ou n’importe qui souhaitant en apprendre plus sur le monde ou sur lui-même est un étudiant – c’est d’étudier, et ce, peu importe ce que l’on étudie. Plus précisément même, c’est dans une certaine disposition à l’étude, dans cette aspiration à la quête personnelle du savoir. Car l’idéal de la culture oblique n’est pas simplement de préconiser qu’il faut construire son propre panthéon et ne pas s’incliner docilement devant celui des autres ; c’est cette conviction, presque morale, que l’idée de panthéon personnel a un sens, et que pour celui qui espère se connaître lui-même, il est nécessaire de s’en construire un.
Ainsi l’échec de l’éducation humaniste ne tient pas, n’a jamais tenu, dans l’ignorance, même prononcée, de tel ou tel sujet particulier, mais dans l’ignorance en tant qu’attitude existentielle. Le véritable inculte, c’est celui qui est indifférent à lui-même, à sa condition humaine et à l’exploration de celle-ci à travers les savoirs. Être ignorant de beaucoup de choses sur quantité de sujets – la définition conventionnelle que l’on donne au mot d’inculture – ce n’est en réalité qu’une conséquence de surface de cette inculture plus profonde. Finalement, dans son merveilleux monologue final, Anton Ego, le critique culinaire de Ratatouille, arrive à la conclusion que si « tout le monde ne peut pas devenir un grand artiste, […] un grand artiste peut [néanmoins] surgir n’importe où ». De même, défendre la culture oblique ne revient pas à affirmer qu’on peut se cultiver en étudiant tout et n’importe quoi, mais qu’un être cultivé peut tirer sa culture de n’importe où.
Damien Holsters
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