Mythologie du loup : entre fascination et répulsion

Depuis 1992, le loup est revenu dans le royaume de France. Ce retour, fortement médiatisé et soutenu par des plans de politique publique, a su s’installer dans la durée. Ce sont aujourd’hui un peu plus de 1000 loups qui arpentent le territoire français. Cette présence n’est cependant pas sans provoquer des conflits avec des éleveurs déjà économiquement fragiles, sur fond de crise profonde du monde agricole. Le loup, incarnation archétypale de l’animal sauvage, a ainsi toujours fait l’objet d’un double phénomène de fascination et de répulsion. C’est à la découverte de cette histoire paradoxale que nous invite Christophe Levalois dans son livre Le loup et son mystère.

À la fin des années 90, une équipe de généticiens de l’Université de Californie découvrit que l’intégralité des races de chiens existantes descendait du loup, via les diverses sélections opérées par l’homme. Parallèlement, des archéologues ont découvert des crânes de chiens domestiques en Belgique et en Sibérie, âgés de 33 000 ans. En République Tchèque, ce sont trois crânes de canidés âgés de 26 000 ans qui ont été mis à jour. Ces derniers auraient par ailleurs fait l’objet de rites funéraires, ce qui tend à démontrer que leurs propriétaires étaient considérés comme de véritables membres du groupe (rappelons que lorsqu’on parle des usages des sociétés du paléolithique, un conditionnel prudent doit toujours être de mise). Ces quelques éléments convergent vers le fait de l’extrême ancienneté du compagnonnage de l’homme et des canidés en général, et du loup en particulier. Christophe Levalois n’hésite pas à voir dans cette alliance entre deux espèces une véritable révolution, dont les prolongements se retrouvent encore aujourd’hui. Les hommes préhistoriques ont ainsi trouvé dans le canidé, loup d’abord puis chien, un auxiliaire efficace à la chasse, capable de surveiller le territoire et prêt à défendre son groupe jusqu’à la mort, et avec lequel il a pu tisser une relation affective parfois très profonde. Il n’est pas interdit de voir dans cette première domestication d’un animal (qui précède de dizaines de milliers d’années toutes les autres) l’une des raisons pour lesquelles Homo sapiens a pu triompher d’Homo neanderthalensis.

L’auteur (citant Pierre Jouventin, du CNRS) fait l’hypothèse que l’homme préhistorique a pu être poussé à domestiquer le loup car il se reconnaissait en lui. En effet, il y aurait une indéniable analogie entre la vie en meute du loup et ses techniques de chasse, et la vie sociale des chasseurs-cueilleurs du paléolithique. Mais Christophe Levalois propose d’aller plus loin. C’est peut-être à un niveau encore plus profond que l’homme s’est reconnu dans le loup : « L’animal est à la fois tendre, joueur, altruiste et protecteur infiniment dévoué jusqu’à donner sa vie pour les siens ; mais aussi très féroce et impitoyable lorsqu’il chasse et met à mort sa proie sans aucun égard. Les hommes n’ont pu que se reconnaître face à un tel comportement qui peut paraître contradictoire ! Homo homini aut deus, aut lupus, « L’homme peut être un dieu pour l’homme, ou un loup » (Érasme) ! En effet, c’est également le comportement de l’être humain, tendre et cruel, sensible et insensible, généreux et avide, sage et ignorant, fin et grossier, bâtisseur et destructeur. Plus profondément, cette ambivalence renvoie à la confrontation entre la vie et la mort, entre toutes les morts et toutes les renaissances, ainsi qu’entre les ascensions et les chutes, au cœur de toute existence. »

Le loup, gardien des seuils

Fenrir enchainé.
Manuscrit Magnùsson (XVIIe siècle)

Dans l’ambivalence du loup, l’être humain a reconnu la sienne propre, tissant avec ce prédateur à la fois ami et ennemi, une relation complexe, faite de fascination et de répulsion. Il n’est donc pas étonnant que cet animal soit éminemment présent, et à une place tout aussi ambivalente, dans de nombreuses mythologies humaines. Le loup mythologique le plus connu est sans conteste Fenrir, originaire de Scandinavie. Celui-ci est le fils du dieu Loki et de la géante Angerboda. Devenant toujours plus grand, fort et agressif, il finit par effrayer les dieux eux-mêmes. Odin demande donc aux nains de forger une chaîne suffisamment résistante pour lier le loup monstrueux. Ces derniers forgent alors la chaîne merveilleuse Gleipnir, faite de « bruits de pas de chats, de barbes de femmes, de racines de montagnes, de nerfs d’ours, d’haleines de poissons et de salives d’oiseaux ». Mais, lorsque les dieux le mettent au défi de briser la chaîne, Fenrir sent le coup fourré, et n’accepte de relever le défi que si Tyr, le dieu de la justice, met la main dans sa gueule en preuve de bonne foi. Le loup se laisse alors enchaîner, et, comme prévu, ne parvient pas à briser Gleipnir. Mais, de dépit, celui-ci arrache la main de Tyr, qui consent à ce sacrifice afin de contenir la puissance destructrice de Fenrir. Pourtant, à la fin des temps, Fenrir parviendra à briser sa chaîne, et ravagera le monde. Ce sera alors le Ragnarok, la bataille finale, durant laquelle il parviendra à tuer Odin, avant de se faire lui-même tuer par Vidar, qui régénèrera ainsi le monde.

Si les forces du chaos, incarnées par Fenrir, peuvent ainsi être contenues un temps par la justice, figurée par Tyr, elles ne peuvent que finir immanquablement par se déchaîner. Fenrir détruit ainsi le monde ancien, vieilli, épuisé. Mais, ce faisant, il permet également le renouvellement du cosmos, le début d’un nouveau cycle, le retour de l’âge d’or perdu. Dans ce mythe, le loup est donc une figure ambivalente, à la fois de la destruction et de la (re)création, de la destruction créatrice, pourrait-on se risquer à synthétiser. Cette conception du loup comme figure du passage d’un monde à l’autre se retrouve également dans le lien que font de nombreuses traditions entre le loup et le solstice d’hiver. Durant les jours ou semaines entourant le 25 décembre, le monde est ainsi visité par des esprits lupins. On retrouve cette idée dans les traditions grecque, roumaine, perse, ou balte, mais également de certains peuples autochtones d’Amérique du nord (ce qui tend, pour Christophe Levalois, à prouver l’extrême ancienneté de ces conceptions). De la même façon, la mythologie chrétienne connaît la figure de saint Christophe, géant cynocéphale à la force herculéenne (dans laquelle on peut voir une figure christianisée des dieux Anubis, Hermès et Héraclès), qui aide le Christ à traverser un fleuve, symbole là-aussi de mort et de renaissance.

Icône de saint Christophe cynocéphale

Un autre loup mythologique fort connu est bien sûr, chez les Romains la louve qui recueille et allaite les jumeaux, fils de Mars, Romulus et Remus. C’est en l’honneur de celle-ci que se tenait tous les ans la fête dite des Lupercales. Les officiants (les luperques) sacrifiaient un bouc dans la grotte où la louve avait veillé sur les jumeaux divins, puis partaient battre la ville et la campagne, flagellant tous ceux qu’ils rencontraient. Les jeunes femmes souhaitant un enfant allaient particulièrement à la rencontre des luperques, car leur flagellation était censée favoriser la procréation. Là encore, on le voit, le loup est symbole de fécondité, et donc de renouveau. On sait que les Romains, très attachés à cette fête, la célébrèrent encore longtemps après qu’ils furent devenus chrétiens, au grand dam des papes ! En plein Moyen Âge chrétien, le loup a également pu être un symbole de conversion, comme en témoigne le Fioretti du loup de Gubbio. Dans ce conte, saint François d’Assise (qui a composé le Cantique des créatures, véritable déclaration d’amour à l’univers et à tous les êtres qui le peuplent) enseigne l’amour évangélique du prochain à un loup jusqu’alors aussi cruel que redoutable ! L’animal est ici, encore une fois, symbole de régénération, de passage d’un état à un autre.

Des hommes devenant des loups

De ces quelques récits mythologiques et folkloriques (Christophe Levalois, dans son livre, en propose bien d’autres), il ressort que le loup est une figure de la transformation. Reconnu pour ses qualités de combattant, le loup est ainsi devenu l’emblème de nombreux peuples (les Sabins de la péninsule italique par exemple), mais également de confréries guerrières initiatiques, dont certaines appelaient leurs membres à devenir des loups. L’animal devient ici le symbole de la transformation du guerrier lui-même en un nouvel être, dépassant les limites de la condition humaine. L’auteur donne de nombreux exemples de telles pratiques, mais la plus frappante est assurément, là aussi, scandinave. Revêtant une peau de loup afin de s’identifier à l’animal, les ulfhednar (« hommes à peau de loup ») se livraient avant la bataille à certains rituels orgiaques, dans lesquels pouvaient intervenir de l’alcool, des drogues, des danses, des relations sexuelles… au terme desquels les guerriers devenaient spirituellement des loups. Ils partaient alors à la bataille, où ils étaient, selon les scaldes (poètes scandinaves), insensibles à la douleur et pleins de furie meurtrière. Bien sûr, ces confréries de guerriers-loups font irrésistiblement penser aux légendes de loup-garou, où un homme devient physiquement un loup.

L’auteur rappelle à ce propos que si les autorités intellectuelles et religieuses de l’Antiquité et du Moyen Âge purent accepter l’idée que des hommes puissent croire être des loups et se comporter comme tels, elles rejetèrent généralement l’idée d’une transformation physique de l’homme en loup. On retrouve cette position par exemple chez Pline l’Ancien (Ier siècle) ou saint Augustin (IVe-Ve siècles). La position augustinienne deviendra d’ailleurs la norme « officielle » sur ce sujet au Moyen Âge, sans empêcher toutefois que se développent de nombreuses croyances populaires relatives au loup-garou. Mais au XVIe-XVIIe siècles, alors que les États modernes se constituent et traquent impitoyablement toute forme de marginalité sous couvert de « chasse aux sorcières », il y aura plusieurs procès de putatifs « loups-garous ». Cependant, il transpire des compte-rendus de ces procès tant de misères psychologiques et sociales qu’il est impossible de reconnaître dans ces soi-disant « loups-garous » (des marginaux, souvent des enfants abandonnés, affamés, aliénés, dépourvus de socialisation primaire et de repères moraux et sexuels) quoi que ce soit des terribles ulfhednar du passé !

La diabolisation du loup

Loup-garou.
Gravure du XVIIIe siècle

Ces procès de loup-garou ne sont toutefois pas sans importance historique, car ils témoignent d’une nouvelle étape dans la diabolisation du loup par l’homme. Car si les deux espèces ont pu s’allier au paléolithique, comme nous l’avons dit, l’homme n’a par la suite cessé de haïr de plus en plus le loup, allant jusqu’à souhaiter exterminer celui-ci. Christophe Levalois propose de reconstruire l’histoire de cette diabolisation du loup à travers quatre étapes. La première a lieu dès la préhistoire, lorsque l’homme commence à se sédentariser et à pratiquer l’élevage (c’est la fameuse « révolution néolithique »). Le loup, attiré par les animaux élevés par l’homme, devient alors naturellement un ennemi, l’incarnation d’une nature sauvage et hostile qu’il s’agit de repousser par l’anthropisation du milieu. Plus tard, dans l’Antiquité, naît pour la première fois un idéal de rationalité scientifique, éthique et politique, dont la polis grecque est la manifestation par excellence. C’est cette deuxième étape, qui fait du loup le symbole d’une bestialité que l’homme doit vaincre pour parvenir à sa pleine humanité. La troisième étape a lieu au Moyen Âge chrétien : le loup y devient un être mauvais, cruel, lié à la nuit et aux forces des ténèbres. Après avoir été l’incarnation d’un mal naturel, puis d’un mal moral, il devient ainsi celle d’un mal métaphysique. L’auteur relève cependant une exception notable : l’Irlande. Dans ce véritable bastion du christianisme du haut Moyen Âge, les loups sont vus de façon très positive, et les vies de saints irlandais abondent de récits où ceux-ci protègent les fidèles disciples du Christ contre les forces du mal. La quatrième étape a lieu à l’époque moderne, lorsque les préjugés anciens s’allièrent au scientisme à la mode pour réduire le loup à un nuisible à éliminer, au même titre que les puces et les punaises, avec pour conséquence la disparition de l’espèce du territoire français dans les années qui suivirent la Grande Guerre.

Christophe Levalois relève que c’est bien le déploiement des hommes et de ses activités sur un espace rural toujours plus étendu, qui entraîna le conflit avec le loup, en réduisant encore et encore son territoire, jusqu’à le faire disparaître. Il est donc logique qu’aujourd’hui, au temps des campagnes dépeuplées et de l’hyperconcentration urbaine, et alors qu’une partie non négligeable du territoire français revient à un état quasi-sauvage (à titre comparatif, les forêts couvrent 12% du territoire en 1800, elles en couvrent 31% aujourd’hui), le loup revienne. Mais ce retour pose une question importante et grave : celle de notre capacité collective à cohabiter avec un animal qui, s’il n’est pas le démon que trop d’histoires ont décrit, demeure sauvage et peu contrôlable, à notre époque de réseaux 5G, de QR codes,  de fibres optiques, d’IA génératives, et de password avec minuscules, majuscules, nombres et caractères spéciaux (min. 12 caractères). Finalement, Fenrir est revenu nous tester, pour voir si, sous notre carapace de robot hyperconnecté, battait ne serait-ce qu’un tout petit peu encore, le même cœur que celui de ce chasseur-cueilleur du paléolithique qui, le premier il y a des dizaines de milliers d’années, tendit une main amicale à un loup curieux.

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