« Le Lys dans la vallée » de Balzac : mensonge romantique ou vérité romanesque ?

Sans aucun doute le plus beau des romans de Balzac, Le Lys dans la vallée est aussi le plus mystérieux. Ouvrage baroque, chatoyant, dont le sens faseye comme une voile agitée par des vents contraires, il est aussi inconstant, obscur, et échappe sans cesse à la compréhension comme l’eau qu’on tente vainement de retenir dans ses mains. 

Honoré de Balzac

Qu’est donc ce roman ? La pureté de l’amour de Félix de Vandenesse et d’Henriette de Mortsauf à l’héroïque vertu, la noblesse des sentiments des personnages, les splendides descriptions de la nature tourangelle semblent le hisser à la hauteur des plus grandes histoires d’amour de la littérature française, et rappellent à maints égards l’amour courtois des romans de chevalerie ; ainsi, Félix et Henriette semblent être les nouveaux Lancelot et Guenièvre ou Tristan et Yseult.

Longue lettre écrite après la mort de Madame de Mortsauf dans laquelle Félix narre l’histoire de leur amour à sa nouvelle maîtresse, la comtesse Nathalie de Mannerville, le livre s’achève sur la réponse ironique de cette dernière, qui se moque cruellement de son amant en tournant en dérision la naïveté de son esprit romantique, la niaiserie de son premier amour et les ridicules grandiloquents de son style. L’auteur semble ainsi mettre à distance son histoire en l’attribuant à son personnage, comme pour se disculper de toute accusation de sensibilité romantique exacerbée.

L’ambiguïté constitutive du Lys brouille son sens, et l’on ne sait guère s’il s’agit d’une belle histoire d’amour ou bien d’une satire cynique du romantisme. Pour reprendre le titre du grand ouvrage de René Girard, on ne parvient guère à savoir si ce roman ressort du « mensonge romantique » ou de « la vérité romanesque ».

Le Lys dans la vallée est une œuvre nostalgique, qui fait revivre l’idéal romanesque de l’amour courtois. Félix de Vandenesse est présenté à de nombreuses reprises comme un héros chevaleresque. Descendant d’une ancienne famille de Touraine dont les racines remontent aux croisades et dont la noble devise est « Ne se vend » (anagramme de Vandenesse), il fait la connaissance de Blanche de Mortsauf à l’occasion d’un bal et parcourt tous les châteaux de Touraine à cheval afin de retrouver son « élue ». Plus tard, il est dit que sa passion pour Madame de Mortsauf « recommence le Moyen Âge et rappelle la chevalerie ». 

Madame de Mortsauf, mère dévouée et admirable épouse du comte de Mortsauf, un ancien émigré acariâtre et lunatique, force l’admiration par son abnégation et par sa vertu, qui lui permettent de trouver la force de supporter les offenses que son mari lui inflige chaque jour. Comme la dame des romans de chevalerie, elle aime Félix d’un amour chaste dans lequel sa force d’âme est telle l’épée nue qui empêche Tristan et Yseult de s’unir. Elle éduque Félix en lui assénant des sentences chevaleresques : « Faire ce qu’on doit n’est pas faire ce qui plaît », « un homme doit aller mourir froidement pour son pays et peut donner avec bonheur sa vie pour une femme », « les servir toutes, n’en aimer qu’une ». À de nombreuses reprises, le narrateur les compare à Béatrice et Dante, ou à Laure et Pétrarque, amants mythiques de la tradition courtoise.

Aussi, cet amour romanesque se déroule dans l’idyllique vallée de l’Indre, qui reprend le topos élégiaque du locus amoenus. Cette belle vallée fait prononcer à Félix sa fameuse déclaration d’amour à la Touraine : « Ne me demandez pas pourquoi j’aime la Touraine. Je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus. » Dans ce cadre romanesque, l’amour de Félix et d’Henriette acquiert une dimension mystique lorsque le roman reprend le chant du Cantique des Cantiques : « Elle était le LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. » Ainsi, le geste créateur qu’accomplit Félix en renommant Blanche pour l’appeler Henriette élève leur amour à l’amour divin en rappelant la parole de Dieu : « Ne crains pas, […] je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. […] Tu as du prix à mes yeux, tu as de la valeur et je t’aime » (Isaïe, 43, 1-7). Balzac recrée ainsi un monde perdu, chevaleresque et idyllique.

René Girard

Ce légitimiste farouche fait également de ce livre un modèle politique puisque le domaine de Clochegourde, administré par Madame de Mortsauf, incarne le projet de Balzac pour la Restauration. En effet, dans son Essai sur la situation du parti royaliste, Balzac écrit: « Si les royalistes eussent fait leurs devoirs pendant la Restauration, s’ils eussent tous habité leurs terres ; s’ils eussent de leurs mains coopéré au bien être des localités ; s’ils eussent tenté de décentraliser le gouvernement ; et s’ils eussent converti leurs capitaux en propriétés au lieu de les mettre en rente ; enfin, s’ils eussent tâché d’être les magistrats du pays, ils auraient créé autour d’eux des attachements, réveillé des croyances, et auraient pu gouverner. » Contrairement à l’aristocratie du faubourg Saint-Germain incarnée par la duchesse de Langeais ou la marquise d’Espard, Madame de Mortsauf est le modèle de la noblesse réformée rêvée par Balzac. 

La douce nostalgie qui imbibe les pages de ce livre peut parfois laisser perplexe face à une certaine impression de naïveté qui s’en dégage, et qui confine parfois à la niaiserie. La grandiloquence boursouflée des discours de Félix et la pruderie d’Henriette les rendent presque ridicules. C’est cette outrance romantique des personnages qui augure une certaine fatalité tragique, comme dans bon nombre des romans de Balzac, puisque ceux-ci sont rapidement confrontés à la perte de leurs illusions. 

À maints égards, ce roman est bel et bien celui des « illusions perdues ». Encouragé par Madame de Mortsauf qui lui prodigue des conseils dignes de Machiavel, Félix se fraie un chemin à travers la haute société parisienne et s’intègre à la vie mondaine du faubourg Saint Germain. Il y succombe aux charmes de la très sensuelle Lady Dudley, alors que son Henriette est confinée à Clochegourde, et tente vainement de faire coexister cet amour charnel avec celui, mystique, qu’il partage avec Henriette. Cette denrière lui reproche ce qu’elle perçoit comme une tromperie alors même qu’elle refusait d’offrir à Félix autre chose qu’un amour fraternel, ce qui la fait chuter du piédestal de son amour prétendument purement spirituel.

Tout semble se passer comme si la naïveté des sentiments d’Henriette et de Félix les changeait en personnages de mauvais vaudeville. Le roman se fait cruel et dévoile le décalage entre les nobles aspirations des personnages et la banale réalité de leur humanité. Le Lys apparaît donc comme un roman cynique. C’est ce que suggèrent les moqueries du roi Louis XVIII qui, alors que la romance courtoise de Félix et d’Henriette émerveille les esprits romanesques des dames de la cour, demande à Félix « de sa belle voix d’argent à laquelle il savait communiquer le mordant de l’épigramme  [si] ce diable de Mortsauf veut donc toujours vivre », montrant ainsi qu’il n’est pas dupe du prétendu amour chaste et désintéressé de Félix.

Cette dimension cynique pointe aussi dans la réponse de la comtesse de Manerville, qui répond à la longue confession de Félix, en lui écrivant : « Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre Madame de Mortsauf une lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vous conduire dans le monde. Permettez-moi d’achever votre éducation. […] Vous êtes parfois ennuyeux et ennuyé, vous appelez votre tristesse du nom de mélancolie ; à la bonne heure, mais vous êtes insupportable et vous donnez de cruels soucis à ceux qui vous aiment. » Elle fait apparaître Félix comme un Chateaubriand de pacotille en se plaignant de sa posture de romantique tourmenté et de ses exaspérantes jérémiades. Les points de vue de Louis XVIII et de la comtesse de Manerville se mêlent à celui de Félix, comme pour nuancer la manière dont celui-ci perçoit la réalité et dévoiler les ridicules de sa sensibilité romantique.

Blaise Pascal

Enfin, sur le plan politique, le projet de la Restauration rêvé par Balzac échoue. Comble de cynisme, le duc et la duchesse de Lenoncourt, parents d’Henriette, se détournent d’elle lorsqu’elle renonce à aller à la cour et préfèrent « profiter des avantages de la Restauration ». Ils ne se rendront même pas au chevet de leur fille mourante et préféreront rester au faubourg Saint-Germain, ne pouvant ainsi s’empêcher de recréer l’ancien système de la cour de Versailles qui avait ôté aux aristocrates leur raison d’être en les séparant de leurs terres et provoqué la chute de l’Ancien Régime.

Si le cynisme du roman semble dénoncer le mensonge romantique, pour autant, il dévoile une autre forme de vérité. Bien plus qu’une simple parodie du romantisme, le Lys est en réalité une profonde méditation pascalienne sur la misère et la noblesse de l’Homme. Les destins des personnages montrent que « qui fait l’homme fait la bête » et dissèquent les contradictions du cœur à la manière des moralistes du Grand Siècle. En dévoilant les grands rêves des personnages aussi bien que l’inexorable médiocrité de leur humaine condition, le roman s’inscrit dans le projet anthropologique pascalien : « S’il se vante, je l’abaisse, s’il s’abaisse, je le vante, et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » Le Lys dans la vallée veut montrer que c’est dans la misère de l’Homme que réside sa noblesse ; c’est parce que Félix veut agir noblement qu’il est ridicule, mais c’est dans son ridicule qu’il atteint sa grandeur.

Si la mort d’Henriette est aussi sublime, c’est parce qu’elle reconnaît l’écart entre ses aspirations et la réalité de sa nature humaine. Elle atteint sa noblesse en confessant sa misère, dévoilant ainsi l’entière vérité de son amour, et parvient à trouver sa juste expression en dégageant son style du carcan des poncifs vertueux. C’est ainsi qu’elle écrit ces phrases sublimes, dignes des plus grandes amoureuses de la littérature française : « Vous souvenez vous encore aujourd’hui de vos baisers ? Ils ont dominé ma vie, ils ont sillonné mon âme ; l’ardeur de votre sang a réveillé l’ardeur du mien ; votre jeunesse a pénétré ma jeunesse, vos désirs sont entrés dans mon cœur. » 

C’est en se reconnaissant submergée par la puissance de son amour qu’elle parvient à l’exprimer, à la manière des auteurs du Grand Siècle qui le définissaient comme un « je ne sais quoi ». Elle écrit ainsi : « J’éprouvais une sensation pour laquelle je ne sais de mot dans aucun langage, car les enfants n’ont pas encore trouvé de parole pour exprimer le mariage de la lumière et de leurs yeux. »

Elle conclut sa lettre d’adieu par une phrase digne de Pascal : « Nous partons tous au matin, nous emparant du monde, le cœur affamé d’amour, puis quand nous nous sommes mêlés aux hommes et aux événements, tout se rapetisse insensiblement, nous trouvons peu d’or parmi beaucoup de cendres. […] Voilà la vie ! La vie telle qu’elle est : de grandes prétentions, de petites réalités », qui n’est pas sans rappeler la célèbre pensée : « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. »

Le Lys dans la vallée est une œuvre résolument romantique et pascalienne, épurée des excès du romantisme par la profondeur des pensées de Pascal, et épurée de son austérité par la puissance de la passion. C’est cet alliage subtil qui permet de transformer le mensonge romantique en vérité romanesque. La morale de ce livre pourrait être résumée par cette belle pensée de Pascal : « Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent ; c’est d’un amour violent que je parle, il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent d’aimer elles aiment beaucoup mieux. » 

Thomas de La Motte

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.