Augustin Frison-Roche à la recherche du « transcendantal oublié » 

Du 9 janvier au 26 février, le peintre et sculpteur Augustin Frison-Roche expose sa merveilleuse collection « Épiphanies » au Collège des Bernardins. L’artiste, connu notamment pour sa réalisation d’un retable monumental pour la cathédrale de Saint-Malo et sa peinture du reliquaire du chef de saint Thomas d’Aquin au couvent des Jacobins à Toulouse, réalise cette fois une série de 19 œuvres, à la mesure de l’édifice médiéval. Au confluent de la contemplation des icônes et l’admiration des tableaux, les « tablônes » d’Augustin Frison-Roche arrachent le spectateur aux laideurs du mal et de l’industrie moderne pour le replacer sur le site même de la Création divine, afin de redécouvrir par l’art le principe de toute beauté.

En 1965, les physiciens ont découvert le « rayonnement fossile » de l’univers : l’image la moins approximative de l’état de l’univers physique peu après le Big Bang. En 2025, Augustin Frison-Roche révèle les « Épiphanies » de l’univers, de son commencement à sa régénération dans le mystère de l’Incarnation. Les matériaux qui composent son télescope intérieur sont triples. D’abord, les planches de bois lui fournissent la matière vivante privilégiée pour recevoir sa peinture acrylique, ses pigments, son charbon. De ce vivant support, Augustin Frison-Roche peut hériter de la superposition des formes telle qu’elle se donne à voir dans le style artistique de François Peltier, dans l’atelier duquel a travaillé le peintre lot-et-garonnais. Comme lui, la perception sensorielle des richesses végétales et animales lui fournissent la matière permanente de ses représentations. Mais, enfin, l’artiste se distingue par son troisième matériau, purement spirituel celui-ci : la Bible. La méditation de l’Ancien et du Nouveau Testament inspire à Augustin Frison-Roche les thèmes essentiels de ses symbolisations, chargées d’exhiber la lumière spirituelle des précédentes en des fulgurances dorées et gracieuses qui font du peintre le continuateur de l’art des icônes sacrées. Ainsi ses œuvres ne sont-elles ni de simples tableaux, ni de pures icônes, mais, au croisement des deux, des « tablônes » originaux. 

Mais dans cette exposition des « Épiphanies », la méditation de l’artiste s’enrichit de la manuduction d’un autre maître : le pape S. Jean-Paul II, à qui l’artiste a voulu répondre lorsqu’il appelait dans sa Lettre aux Artistes du 4 avril 1999 à chercher « de nouvelles épiphanies de la beauté ». En effet, tandis qu’à l’heure de la destruction de la biodiversité, de la pollution lumineuse, aérienne et sonore, le mal et l’ignorance entêtée défigurent ou voilent la beauté de la Création divine, la mission de l’artiste spirituel est au contraire d’en restaurer la beauté dans le regard même de l’homme. Le peintre se fait alors éducateur du regard, afin de le reconvertir à ce dont la lettre de la Genèse livre le témoignage : « Dieu vit tout ce qu’Il avait fait : cela était très bon » (Gn I, 31). Pour notre peintre, il s’agit de redécouvrir par l’art ce que David C. Schindler a appelé le « transcendantal oublié » : le beau. Il ne s’agit dès lors pas de se contenter de simples impressions aveugles de cette beauté, mais d’en exhiber la véritable nature et la véritable origine. Le beau a en effet très déprécié par la modernité rationaliste, qui considère le vrai comme l’unique horizon de la connaissance. Le beau, pourtant, fait connaître autant que le vrai, en révélant la manière dont les lois intelligibles de l’univers se donnent à percevoir dans l’organisation des formes sensibles. Augustin Frison-Roche retourne ainsi à l’intuition platonicienne, qui voit en l’harmonie l’objet commun de la science chargée de la découvrir et de l’art chargé de la représenter. 

La « subcréation » artistique

L’une des sept œuvres de la série « La forêt était devenue une immense basilique »

Comme l’a annoncé l’artiste à l’ouverture de son vernissage du vendredi 10 janvier, les œuvres qu’il présente dans cette exposition sont « sur-mesure » : chacun de ses tablônes s’harmonise parfaitement aux dimensions murales de la nef et de la sacristie du Collège des Bernardins. Ainsi l’artiste introduit-il le spectateur sur le site même de la Création, en remontant de ses effets, dans la première partie située dans la nef, à son origine, dans la deuxième partie située dans la sacristie. Du côté de ses effets, la première série des sept tablônes donne à voir la nature comme une théophanie, où les arbres qui s’élancent vers le ciel créé sont autant de colonnes d’église qui s’élancent vers le Ciel incréé. Sur chacun de ces sept tablônes, en effet, l’un des arbres représentés prend la forme d’une colonne d’église faisant à chaque fois face, presque au centimètre près, à la colonne de la nef du Collège des Bernardins où sont exposées les œuvres. La forêt des colonnes peintes par Augustin Frison-Roche prolonge ainsi la forêt des colonnes sculptées par les artisans du XIIIe siècle, en guidant les pas du spectateur dans le couloir des divins commencements.

En faisant de son art pictural une participation figurative à la Création divine elle-même, l’artiste applique ainsi dans la peinture la méthode de la « subcréation » théorisée en littérature par le philologue et écrivain Tolkien. Dans sa conférence sur « La faërie » à l’université de Saint-Andrews en 1939, Tolkien définit en effet la faërie comme la subcréation d’un monde secondaire où l’homme crée des contes afin d’imiter le geste premier du Créateur de l’univers. Pour l’auteur du Seigneur des anneaux, le conte de fées reproduit littérairement, au niveau humain, le processus Créateur tel que Dieu l’a opéré dans l’univers. L’art apparaît alors comme le domaine par lequel l’homme peut participer au geste créateur de Dieu.

Par la méthode de la subcréation, le rêve redevient ainsi ce qu’il est : une expérience de la réalité. Les Modernes ont doublement enfermé cet état de l’intelligence à une phase de sommeil, et celle-ci, à un délire fonctionnel, tantôt simple expression des pulsions subconscientes, tantôt simple nettoyage mental par le liquide cérébrospinal. Pourtant, nous rêvons aussi à l’état de veille, toutes les fois où notre intelligence imagine des possibles et les crée effectivement par des actes aussi bien que sur des tableaux. C’est pourquoi, à l’inverse, la mythologie des aborigènes d’Australie nous invite à considérer le rêve comme l’état normal de l’intelligence, qui nous branche sur l’essence créative de la réalité. Pour les Warlpiri, en effet, le Premier Être, dieu fondamental qu’ils nomment Baiame, donna forme au monde en le rêvant. Le monde entier était plongé dans cet état immatériel et spirituel du « temps du rêve » au cours duquel les créateurs des choses donnaient forme aux choses du monde, et auquel peuvent encore participer les hommes. De manière similaire, l’exposition d’Augustin Frison-Roche représente un itinéraire initiatique le long duquel le spectateur peut se remettre à parcourir la chronologie de la Création.

Le mystique espagnol saint Ignace de Loyola (1491-1556), d’après un artiste anonyme

La beauté qui transforme

Dans ce parcours initiatique, le passage à la seconde partie, celle de l’ancienne sacristie, est marquée par un nouveau seuil : un mur qui, semblable à l’ancien temple de Jérusalem, sépare le « saint » (hekhal) du « Saint des saints » (débir). La séparation est marquée par un bouquet séraphique, L’Étoile, symbolisant la Trinité révélée à Abraham au commencement du monde sous la forme de trois anges. Deux espaces sacrés coexistent ainsi, par approfondissement, dans les deux espaces exotérique et ésotérique de cette exposition. Or, dans le « Saint des saints » du temple de Jérusalem, il y avait une source. Nous la retrouvons dans cette deuxième partie de l’exposition à partir du premier tablône de la série de la Création du monde : dans la représentation du Premier jour, l’artiste symbolise le verset de la Genèse selon laquelle « l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux » (Gn I, 2). L’Esprit saint, dépeint sous son symbole traditionnel de la colombe, « spire » ainsi sur les eaux primordiales en une composition bicéphale opposant, ou plutôt apposant, le feu de l’Esprit créateur et l’eau de la matière configurée. De là s’explique comment la dualité inséparable et dynamique du feu et de l’eau, du rouge et du bleu, se retrouve à des proportions très variées dans la plupart des tablônes d’Augustin Frison-Roche : le bleu se présente à chaque fois comme la trace de la matière primordiale, dont toute forme créée est issue, de même que les teintes dorées et rougeâtres manifestent au cœur de ces êtres créés la trace actuelle du Dieu créateur et conservateur de toute chose.

On sait aussi que dans le « Saint des saints » de l’antique religion juive, ne pénétrait que le grand-être d’Israël pour y prononcer le nom ineffable et secret de Dieu. Ainsi ce lieu très sacré, séparé du profane autant que de l’espace sacré des fidèles, symbolisait le lieu même de la présence divine. Or, c’est en ce lieu séparé qu’est l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins qu’Augustin Frison-Roche nous donne désormais à contempler en silence le Nom de Dieu, tel qu’il s’est incarné il y a deux mille ans : Jésus. Celui-ci représente le point focal de la composition de L’Adoration des mages : la multiplicité luxuriante des personnages saints, des édifices, de la flore et de la faune orientaux converge, en s’amenuisant, vers le nourrisson Jésus auréolé des couleurs traditionnellement associées à l’Étendard de la Résurrection par les différents peintres de la Renaissance : le blanc et le rouge. Ainsi, sur les quatre planches qui composent ce tablône de l’Adoration, Jésus occupe, tout seul, la quatrième, séparée par une colonne. Singulièrement isolé de tous les autres personnages, y compris de la sainte Famille qu’Augustin Frison-Roche a fait le choix original de ne point dépeindre, Jésus est l’être unique vers lequel convergent tous les regards. Isolée sur le côté gauche du tablône majestueux, Jésus se présente ainsi du côté du cœur du spectateur afin que se répète cordialement l’acte d’adoration dépeinte par l’artiste lot-et-garonnais.

Ainsi les tablônes de cette exposition « Épiphanies » sont une mise en pratique la méthode initiatique de la « composition du lieu » pensée et pratiquée par saint Ignace de Loyola : par l’intelligence imaginative, l’homme peut se mettre en situation de revivre les événements archétypaux de la Genèse et de l’histoire sainte ; il peut se visualiser être le témoin actuel de l’Esprit créateur planant sur les eaux autant que de l’adoration de l’enfant Jésus par les Rois Mages. L’exposition fait ainsi du spectateur le contemporain des Épiphanies, lorsque la beauté enfantait donnait jour au monde.

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.