La désobéissance civile comme acte spirituel

En relisant les écrits du Mahātmā Gandhi, nous découvrons les principes d’un nouvel activisme, héritage d’un homme politique rare en son genre, et unique en son temps. Parmi toutes les formes d’action politique, le satyagraha gandhien, « ferme attachement à la vérité », est sans doute une des plus singulières tentatives de lutte contre l’oppression dans le monde moderne.

Le philosophe et savant Blaise Pascal (1623-1662)

La désobéissance civile, théorisée par Thoreau en Occident, n’est certes pas la seule des résistances spirituelles contre les forces destructrices à l’œuvre dans le monde. On peut se remémorer, à cet égard, le sacrifice du bienheureux martyr Franz Jägerstätter : ce vénérable paysan autrichien s’est converti au christianisme par rejet radical du régime nazi et de l’annexion de l’Autriche par le Troisième Reich, mourant guillotiné le 9 août 1943. Mais la désobéissance civile est, de loin, la forme de résistance dont le souffle aura agité le plus d’âmes humaines au siècle dernier. Dans la pensée politique occidentale, le problème que pose la désobéissance civile concerne en réalité toujours son effet. Quand les désobéissants ne troublent pas l’ordre public et sont non-violents, leur action n’est perçue que comme passive, et participe ainsi au « fond d’écran » commun des démocraties, duquel on distingue toujours nonchalamment « ceux qui râlent » de « ceux qui suivent », les uns et les autres variant au gré des modes, selon les points de vues et les idées défendues. Finalement, cette résistance passive l’est à tous les sens du terme et on a pas de mal à vérifier son manque d’efficacité, lorsqu’on doute que ce type d’action ait une véritable prétention à produire quelque résultat : la justice sans la force est impuissante.

La résistance active, elle, fait souvent usage de la violence, afin de forcer l’ordre établi à changer de direction. Cette forme de résistance n’a pas de mal à être évincée par le système en place ; celui-ci use de sa puissance coercitive pour empêcher l’utilisation de la force physique, et d’un discours idéologique légitimiste pour discréditer tout type d’action qui nuirait à l’ordre public, en s’appuyant sur les habituelles contradictions de l’action dissidente : la force sans la justice est tyrannique. Voilà les deux écueils sur lesquels échouent régulièrement la majorité des tentatives de rénovation de l’ordre politique. Mais n’en existe-t-il pas une qui puisse interpeller, voire transformer la tendance ? Une qui puisse « mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste » selon la formule de Pascal ? 

Pascal et l’alternative indienne

Il serait bon de se souvenir aujourd’hui du message de l’homme que les Indiens considèrent comme le père de leur nation, car il est à l’antithèse du projet porté par la plupart des idéologies politiques modernes. En effet, nos démocraties oublient souvent leur force primordiale, dont Rousseau avait eu l’intuition dans son idée de « volonté générale », dont la synthèse la distingue de la « volonté de tous » qui ne serait que la somme des volontés particulières. La seconde est arithmétique, et ne concerne que l’addition quantitative de ce que les citoyens veulent pour eux-mêmes, là où la première possède une vraie portée métaphysique, et est censée manifester qualitativement ce qu’Ils choisissent pour tous.  Ce dernier point suppose que les uns et les autres disposent d’une faculté particulière, celle de leur connaissance du tout comme un tout irréductible à la somme de ses parties, et ce faisant, en révèle une exigence corrélative : il faut que chacun puisse faire l’expérience de l’immersion de sa propre individualité dans un plus « vaste » ensemble pour pouvoir prétendre légitimement agir « au nom de tous ». Ne faudrait-il ainsi pas pouvoir agir par Le nom qui désigne ce Tout, c’est-à-dire par Dieu lui-même ? Comme antidote au « choc des civilisations », Gandhi nous encourage à penser la citoyenneté dans sa dimension spirituelle, en puisant dans les diverses traditions de l’humanité à commencer par la sienne, l’hindouisme. 

La désobéissance civile gandhienne est une vision de l’unité qui n’est pas une uniformité. La reconnaissance de la distinction entre ces deux termes aura valu à Gandhi beaucoup de peines, au bout desquelles il n’arriva qu’à son dernier souffle, provoqué par un de ceux qu’il n’eut pas su convaincre. L’identité de l’Inde est-elle celle de l’hindouisme ? De l’islam ? Du bouddhisme ? Pour Gandhi, l’unité comme la véritable identité sont en réalité toutes intérieures, et chaque tradition spirituelle est un appel à leur reconnaissance. Quant à elle, l’uniformité n’est, comme son nom l’indique, que dans les formes, et leur multiplicité voile en chaque instant à l’individu la vision de leur unité sous-jacente. La nature de cette unité est spirituelle, car elle ne se manifeste à nulle autre faculté humaine que celle de ce que ces traditions nomment l’« esprit » ; la « pensée calculante », selon l’expression heideggerienne, ne pouvant avoir à faire qu’à des unités formelles et successives. 

Statue genevoise de Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948)

La loi de l’existence 

Pour que l’esprit puisse se manifester dans les formes, sans que jamais celui-ci ne se solidifie en une forme, et pour que nous puissions voir advenir le règne de l’unité dans l’ordre temporel, il nous faudrait parvenir à donner à nos formes une teinte spirituelle, et à l’unité une dimension temporelle. Le désobéissant civil peut-il parvenir à manifester cette exigence ? Oui, dans son rôle de satyagrahi, c’est-à-dire comme pratiquant du satyagraha, « ferme attachement à la Vérité », laquelle se révèle exclusivement dans l’ahimsâ (ou non-violence, respect et bienveillance à l’égard de toute vie). Celle-ci n’est certes pas une injonction morale au respect de soi et de l’autre, elle est une voie de connaissance de ce respect, afin que l’individu le fasse naître en lui-même et l’y cultive. Cette connaissance nous amène tout d’abord à admettre que la lutte pour notre vérité n’est pas identique à celle pour la Vérité : « La tolérance, écrit Gandhi dans ses Lettres à l’Âshram, peut impliquer la supposition, toute gratuite d’ailleurs, que la foi d’un autre est inférieure à la nôtre, tandis que l’ahimsâ nous enseigne à conserver, pour la foi religieuse d’autrui, le même respect que nous accordons à la nôtre — dont nous reconnaissons ainsi l’imperfection. » Quel plus grand défi pourrait être lancé à nos régimes démocratiques que celui de reconnaître la dimension spirituelle de la tolérance que nous nommons « laïcité » ? 

La désobéissance civile gandhienne est ainsi fondée sur deux grands principes : la non-violence et la non-coopération. Ces derniers sont les manifestations temporelles et politiques de deux principes spirituels, l’unité et la liberté. L’ahimsâ manifeste l’unité en ce qu’elle la reconnaît dans le dharma (l’ordre socio-cosmique) et oppose à la force physique la force de l’esprit. La non- coopération manifeste, elle, deux aspects de la liberté : la première est la reconnaissance d’un ordre oppresseur et marque la fin d’une illusion à son sujet, et la seconde désigne l’activité proprement individuelle qui découlera de cette rupture. 

La Vérité ne se révèle ainsi que dans l’ahimsâ, qui est immersion dans le cours profond de l’existence, et la non-violence est l’attitude que tout homme véritable adopte dans la connaissance de cette loi supérieure de l’existence, le dharma. S’il est évident que la réalité contient de la violence, l’existence humaine prend toute sa signification lorsqu’elle s’aperçoit de la fugacité de ses effets, et surtout, du fait que leur support est essentiellement calme : « Dharma, c’est-à-dire la religion au sens le plus élevé de ce terme, englobe l’hindouisme, l’islamisme, le christianisme, etc., mais leur est supérieur à tous. Vous pouvez le distinguer en l’appelant Vérité, mais ce n’est pas celle des expédients sincères, c’est la Vérité vivante qui imprègne tout, qui survivra à toutes les destructions et à toutes les transformations. » Ce lit de l’existence n’est autre que l’existence elle-même débarrassée de ses déterminations transitoires, au premier rang desquelles se trouve l’être « individualisé », « égocentré ». 

L’acte spirituel 

Pour que la désobéissance civile puisse nourrir la société, le satyagrahi doit manifester un type particulier d’acte. En premier lieu, il s’agit d’une manifestation de l’Amour que celui-ci éprouve pour son prochain, dans la mesure où il s’identifie à lui (par une action particulière de la volonté générale). On aurait tort de penser que la nature de cette identification soit empathique, bien qu’aujourd’hui nous n’ayons que peu d’autres moyens pour nous identifier à autrui avec un semblant d’authenticité. L’amour de l’autre ne serait alors que le « mauvais amour de soi-même » selon l’expression du Zarathoustra de Nietzsche, et on peut ainsi suspecter avec le philosophe qu’elle ne soit en réalité qu’une couarde désertion de notre propre ego. 

Quelques précisions sont nécessaires pour comprendre la nature de cet Amour. L’amour de l’Autre est tout à fait symétrique à l’amour du véritable Soi, en lequel toutes choses sont contenues, et en dehors duquel aucune ne subsiste. Ce « Soi » est décrit par René Guénon comme suit, dans L’Homme et son Devenir selon le Védânta : « Le “Soi”, même pour un être quelconque, est identique en réalité à Âtmâ (le Principe absolu de toutes choses), puisqu’il est essentiellement au-delà de toute distinction et de toute particularisation ; et c’est pourquoi, en sanskrit, le même mot âtman, aux cas autres que le nominatif, tient lieu du pronom réfléchi “soi-même”. » Lorsque donc le satyagrahi agit dans son attachement à la Vérité, il n’agit toujours que par l’Âtman, l’Esprit, qui n’est autre que son véritable Soi.

Cet Amour du Soi – qui n’est donc pas amour de soi, ou plus exactement de « moi » – est « passif », car il est lui-même toujours plénitude, et ne s’extériorise que dans des actes purement contemplatifs, auxquels s’adonnent les Sages à plein temps. Cet Amour peut ainsi être conçu symboliquement comme une force centripète, car il est un motif du retour au Soi, qui dans l’hindouisme est donc identifiable au Principe divin. L’amour contemplatif, « passif », a pour corrélat un amour guerrier, « actif », et prodigue au satyagrahi un sens de l’honneur, du pardon, de la rectitude, et le refus inconditionnel de l’injustice. Puisqu’il ne regarde que le monde temporel, il est éloignement du principe spirituel et, partant, force centrifuge, mais n’en est à aucun moment véritablement détaché. En un sens, cet amour est tout autant « passif » qu’« actif » dans la mesure où son action est continuellement subordonnée à celle de la contemplation intérieure, celle de la plénitude du principe spirituel : « L’homme qui brandit des armes sanguinaires, écrit Gandhi dans Résistance non-violente (§169), et cherche à détruire ceux qu’il considère comme ses ennemis, a tout de même besoin d’un peu de repos et doit poser ses armes pendant quelques temps […]. Le militant de la vérité et de la non-violence n’est pas dans ce cas, pour la simple raison qu’il ne s’agit pas d’armes extérieures. Elles résident dans la poitrine de l’homme et restent en activité que l’on soit éveillé ou endormi, que l’on marche à pas tranquilles ou que l’on agisse. Le guerrier pourvu de la vérité est toujours et continuellement actif. »

Le guerrier méditant

Le philosophe du détachement Maître Eckhart (1260-1328)

Ces deux attitudes sont ainsi tout à fait symétriques, car la manifestation de la non-violence ne peut être réalisée que dans une activité spirituelle d’aller et de retour, vers le principe et hors du monde, et vers le monde et hors du principe : le satyagrahi est un guerrier méditant. Comme l’exigeait le Christ, ceux qui ne renoncent pas à tout ce qui leur est propre ne peuvent être comptés parmi ses disciples, car « tendre l’autre joue » est une possibilité surhumaine, que l’ego individuel ne peut manifester sans abolir en même temps ses propres limites individuelles. Alors, et alors seulement, l’individu peut avec Maître Eckhart prononcer cette formule secrète, salissante pour les oreilles vulgaires, sainte pour les âmes amoureuses, et dont la vérité ne peut se manifester qu’à l’œil du coeur du satyagrahi : « Celui qui injurie un autre loue Dieu par le péché même qu’il commet par ces injures, et il loue Dieu d’autant plus qu’il injurie davantage et qu’il pèche plus gravement. » En découle l’inconditionnel pardon du satyagrahi, qui lui aussi, peut dire à son propre Soi : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Luc, 23.34).

Si tous peuvent faire l’expérience de cette vérité, il n’en est qu’un petit nombre qui peut la maintenir en l’état dans l’existence temporelle, et ainsi transfigurer celle-ci en vie contemplative. Cette connaissance du satyagrahi ne lui est ainsi rendue accessible qu’au moment de l’extinction de son ego, ou plutôt, de sa résorption dans l’identité divine. Comme l’écrit de nouveau Gandhi dans ses Lettres à l’Âshram : « L’humilité devrait faire comprendre à celui qui la possède qu’il n’est rien. Dès que l’on s’imagine être quelque chose, il y a égoïsme. […] Sentir que nous sommes quelque chose, c’est élever une barrière entre Dieu et nous. Cesser de sentir que nous sommes quelque chose, c’est devenir un avec Dieu. »

La désobéissance civile gandhienne se révèle comme une puissante force d’opposition à la décadence humaine : contre la violence et la cruauté des temps modernes, Gandhi exprima la non-violence, la bienveillance, le pardon et la joie. Face à l’impuissance, l’indolence et la faiblesse des hommes de son temps, il manifesta une force de volonté à toute épreuve, une vigueur spirituelle éclatante, et un sens de l’action politique infaillible. L’individualisme moderne fut transfiguré dans le satyagraha en une métaphysique politique de l’action surhumaine, confirmant ainsi cette parole de Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce : « Pour qu’une oeuvre d’art puisse être admirée toujours, pour qu’un amour, une amitié puisse durer toute une vie (même durer purs une journée peut-être), pour qu’une conception de la condition humaine puisse demeurer la même à travers les multiples expériences et les vicissitudes de la fortune — il faut une inspiration qui descende de l’autre côté du ciel. »

Noé Bidar

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