Montaigne face à la civilisation de l’autopsie

Tandis que dans le domaine spirituel, les fidèles catholiques vénèrent, cette semaine, avec piété la dépouille intouchable du défunt Pape François (1936-2025), nous avions assisté, à la fin de l’été 2023, à un tout autre spectacle dans le domaine temporel. Des scientifiques ont achevé les analyses de la dépouille de Montaigne (1533-1592), dont l’identité fut confirmée à 80 % de probabilité. Cette exhumation, loin de rendre hommage à la philosophie profondément incarnée de cet humaniste, questionne sur l’étendue que nous devons laisser à ce qu’un autre gascon, Bernard Charbonneau, appelait la « mise en science du monde », soumettant les corps aux impératifs de la rationalisation en sens inverse des repères du sacré.

Modernes analysant la dépouille du philosophe gascon

Fin 2018, la probable redécouverte du tombeau de Montaigne agitait toute la presse hexagonale. Si son œuvre avait traversé sans encombre les quatre siècles qui nous séparent de lui, les vicissitudes de l’histoire avaient égaré son cercueil. Fervent admirateur du Gascon humaniste, un tel événement le remettant en lumière m’avait d’abord enthousiasmé. Toutefois, un reportage récent faisant le point sur les lentes avancées de la recherche suscita en moi un étrange sentiment de malaise. En ces temps médiocres, tout ce qui pouvait éclipser même un instant le spectacle navrant de la crise de la Covid aurait certainement dû être accueilli avec reconnaissance. Pourtant… Le reste du bonnet, les poils de la barbe toujours accrochés à la mandibule, ramenèrent brutalement la chair sur les os et rendirent à cette dépouille la substance de l’homme. Je repensais alors à un sarcophage déniché dans le sous-sol mal éclairé des antiquités phéniciennes du Louvre. Il y était inscrit :

Au mois de Bul, dans la quatorzième année du règne du roi Echmunazor, roi des Sidoniens, fils du roi Tabnit, roi des Sidoniens, le roi Echmunazor, roi des Sidoniens parla et dit :
Avant mon temps, fils d’un nombre de jours réduits, orphelin, fils d’une veuve et moi, je repose dans ce sarcophage et dans ce tombeau au lieu que j’ai bâti. Qui que tu sois, roi ou particulier, n’ouvre pas ce lieu de repos et ne cherche rien chez moi, car on n’a pas mis chez moi quoi que ce soit. Et que personne n’enlève le sarcophage de mon repos et ne m’emporte de ce lieu de repos sur un autre lieu de repos.

La volonté des morts

Devant le poli brillant de cette pierre noire, je levais les yeux au plafond, en direction de l’unique momie du Louvre que je venais d’abandonner quelques instants plus tôt à l’attention morbide des visiteurs. Pachéry n’imaginait certainement pas qu’il passerait sa seconde vie dans une vitrine sous le regard fasciné et parfois dégoûté de curieux d’une autre nation, étrangers à sa culture. Les avertissements d’Echmunazor, plus prévoyant, ou plus conscient de la rapacité des hommes, ne lui avaient pas épargné de se retrouver dans la cave d’un musée. Mais, son message m’avait révélé cette évidence : les dépouilles que nous étudions avaient été des personnes, elles avaient aimé, espéré en une autre vie et quitté ce monde en aspirant à un repos éternel dans leur terre, auprès des leurs.

Ce sont des hommes, des fils, des époux, des pères. Nous connaissons leurs noms. Le lieu de leurs sépultures. Et pourtant… L’archéologie, la science, la raison, la soif de savoir, que sais-je encore, nous a jadis poussé à les arracher à leur sommeil séculaire. On pourra prétexter la distance temporelle et géographique, le charme des civilisations mystérieuses pour expliquer l’absence d’empathie devant ces défunts. De toute façon, le mal est fait et ce sont nos prédécesseurs qui en endossent la responsabilité.

Mais Michel Eyquem de Montaigne ? Homme du siècle noir des guerres de religion, l’un des derniers représentants désabusés des humanistes, il nous a légué une œuvre qui allège notre existence, nous rend meilleurs. Ironiquement, il n’a pas réussi cet exploit grâce à ses connaissances, aux savants antiques qu’il a lus et relus, mais en s’incarnant en ses pages, en partageant avec nous comment il a vécu sa carrière d’homme pleinement, en nous offrant, à chaque fois que l’on ouvre ses Essais de le rencontrer et de discuter avec lui. En cet âge du relativisme, du modernisme, certains me rétorqueront : à quoi bon se soucier de ces temps révolus, du squelette d’un écrivain disparu depuis des siècles ? N’y a-t-il pas plus urgent, plus important ? Pourquoi ajouter un problème à une époque qui n’en manque pas ? Parce que, comme l’écrivait Alexis de Tocqueville : « On oublie que le meilleur moyen d’apprendre aux hommes à violer les droits individuels des vivants est de ne tenir aucun compte de la volonté des morts. » Parce que le traitement infligé à la dépouille putative d’un de nos génies français nous apprend beaucoup plus sur nous que ce que les chercheurs pourront nous en apprendre sur cet homme.

Portrait présumé de Montaigne (vers 1578)

Un corps, un nom, une terre

On connaît l’intérêt que Montaigne portait à son corps. Cela transparaît partout dans son œuvre, qu’il se plaigne de sa petite taille (De la Présomption), déplore les douleurs engendrées par la gravelle (dans son journal de voyage notamment) ou aborde sa sexualité (Sur des vers de Virgile). Il ne fut pas un esprit pur, philosophant hors du monde sublunaire, évoluant parmi les idées et les concepts. Il fut incarné en ce monde, enraciné dans son pays de Gascogne, aimant la bonne chère, les chevauchées, les livres et les femmes. Au rebours d’un certain ascétisme chrétien, qui voyait dans le corps la part matérielle, lourde, viciée de l’homme qui retenait l’âme immortelle, Montaigne prônait l’union des deux. Dans son essai De la Présomption, il écrit : « Ceux qui veulent déprendre nos deux pièces principales et les séquestrer l’une de l’autre, ils ont tort. Au rebours, il faut les raccoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et abandonner le corps, mais de se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir. » Lors de son accident de cheval où ses proches ont cru le perdre, il a pu expérimenter dans sa chair ce lien inextricable du corps et de l’âme.

Et l’aboutissement de cette existence terrestre n’est-il pas d’engendrer, de produire un nouvel être, un autre soi-même ? Montaigne nous a déjà confié sa progéniture, il le clame : les Essais sont l’enfantement de son esprit, suscités pas son âme. Et ils sont plus siens, et lui ont coûté plus d’efforts que ceux nés de sa femme. On y retrouve sa substance même telle qu’il l’annonce dès l’Avis au lecteur : « je suis moi-même la matière de mon livre ». Ce livre qu’il atteste consubstantiel à son auteur.

Montaigne respectait et aimait son père. Il s’inscrivait dans une lignée anoblie récemment et pouvait se targuer d’avoir déjoué les pessimistes pronostics paternels. En 1577, les cent ans écoulés après l’acquisition des terres de Montaigne par son arrière-grand-père Ramon Eyquem, il était de la troisième génération vivant comme seigneur en ses terres et attachait de manière indiscutable le nom de Montaigne et l’état de noblesse à son lignage. Il laissait aussi à sa descendance un domaine plus important qu’il n’en avait hérité. Son grand-œuvre, les Essais, allait même élever son patronyme au-delà des innombrables maisons nobles qui allaient sombrer dans l’oubli des siècles, puisque, quand, cinq cents ans plus tard, sa dépouille serait redécouverte, tous les journaux relaieraient cette nouvelle.

Au contraire du seigneur de Beauregard, son frère, il était resté fidèle à la foi de ses ancêtres. Dans ces temps troublés, il avait servi les souverains légitimes du royaume de France, en suivant les moyenneurs et le chancelier Michel de l’Hospital. Maire de Bordeaux, en relation avec les grands de l’époque, Henri III, Henri de Navarre, il avait été partie prenante des événements de son temps. À la nouveauté, il préférait la tradition et la coutume ; à l’affrontement, la discussion et la tolérance ; et, bien qu’ayant choisi l’otium, la noble oisiveté, il avait vécu pleinement dans son époque.

François Fleury-Richard, Le Tasse en prison visité par Montaigne (1822)

Le devoir des vivants

Montaigne avait assuré de sa postérité en léguant son corps d’encre et de papier à la réflexion des siècles. Il avait laissé le soin de sa dépouille à son épouse et à sa fille. Il transmettait un nom affermi et des terres plus étendues à sa descendance. Que cherchent donc ces savants, ces docteurs ? En le remisant dans un laboratoire, loin de sa terre, des siens, de l’histoire et des traditions ? En manipulant, triturant ses restes ? On sait en quelle estime Montaigne tenait les médecins. Et s’il prisait la raison et la science, il en connaissait les écueils de l’orgueil et de la démesure.

Montaigne fut inhumé en l’église du couvent des Feuillants de Bordeaux, tandis que son cœur était déposé dans l’église de Saint-Michel de Montaigne. Si les événements de ce formidable XIXe siècle égarèrent sa dépouille, elle peut encore rejoindre la terre consacrée où il attendra auprès des siens la Parousie. Si nous ignorons quel rite observer, quels mots prononcer, quels dieux prier pour le repos de Pachéry et d’Echmunazor, si nous ne pouvons défaire et ne savons réparer ce qui a été accompli naguère, nous ne pouvons prétexter l’oubli du culte ou la disparition de ses ministres pour le penseur gascon. Pourquoi ne pas lui permettre de retrouver sa famille ? De quel droit méprisons-nous ses dernières volontés, celles de sa femme, de sa fille ?   

L’écrivain Philippe Muray l’avait pressenti : le transfert des ossements du cimetière des Saints-Innocents au XVIIIe siècle avait amorcé cette évolution funeste. Les morts devaient le rester et cesser de côtoyer les vivants. Il fallait les remiser dans les sombres carrières, loin de notre regard, les supprimer au nom de la salubrité, de la science, de la raison. Au moins, nos aïeux avaient-ils eu la correction d’accompagner leur translation d’oraisons et de les ranger sagement, cubitus sur cubitus, crâne sur crâne. Le sort infligé à Montaigne confirme l’analyse de Philippe Muray : au lieu de considérer cette découverte comme l’opportunité de lui faire regagner un sol consacré, de rejoindre Françoise et Léonore, de permettre à tout à chacun de prier pour son âme, qu’avons-nous fait ? Nous avons violé sa sépulture, coupé au sécateur le cercueil de plomb, manipulé ses ossements, fouillé le fond de sa tombe pour trouver ses calculs rénaux ! Dignes descendants d’un des plus grands penseurs de France !

Et pour quoi ? Pour combler notre curiosité malsaine, assouvir notre arrogance sans limite, notre prétention à ne rien laisser inexpliqué ou incertain. Quel intérêt de prouver qu’il est probable que ce soit bien Michel de Montaigne… Ou peut-être pas ? À cause de cette quête stérile, nous abandonnons sa dépouille mortelle dans un laboratoire. Au lieu de cierges, ce sont des lampes froides qui l’éclairent. Le bourdonnement des scanners remplace les prières de ses frères.  Et pourquoi ? Parce que nous sommes déracinés. Nous voyons notre passé, nos ancêtres, comme des artefacts inertes tout juste bons à susciter un intérêt poli et à prendre la poussière dans des musées. Nous traitons l’un des plus illustres auteurs français, un des plus salutaires des philosophes, un frère chrétien, enfin simplement l’un de nos aïeux qui a contribué à faire notre France, tel un vulgaire fossile de dinosaure ! Au temps des Saints-Innocents, des voix s’étaient élevées pour protester au nom du respect, du salut d’anonymes. Au XXIe siècle, seul un assourdissant silence a résonné aux oreilles de Michel Eyquem de Montaigne.

Julien Lemaire

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