La spiritualité oubliée de l’art du vitrail

L’annonce du remplacement des vitraux de six chapelles de la nef sud de Notre-Dame de Paris a fait de nouveau jaillir les houleux débats autour de la place de l’art contemporain dans nos cathédrales. Sur la plateforme Change, une pétition signée par près de 300 000 personnes expose les revendications des détracteurs de ce projet, qui concèdent pourtant que « les vitraux contemporains ont toute leur place dans l’architecture ancienne lorsque ceux d’origine ont disparu », réservant leur indignation lorsque les contemporains remplacent ceux qui existent déjà. Mais quelle que soit la situation, y a-t-il dans le temple une place pour un art qui n’est pas structuré par la dimension spirituelle de son activité ?  

Les Souffleurs de verre de Vida Gabor (détail)

Dans le cas de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris, on ne peut qu’être frappé par la pauvreté des nouveaux vitraux, si tant est que chaque juge soit en possession des moyens de rendre un verdict, et donc, connaisse la fonction originelle de l’art sacré ainsi que le sens de la critique. Selon Titus Burckhardt, dans les Principes et Méthodes de l’Art Sacré, « pour qu’un art puisse être appelé « sacré » il ne suffit pas que ses sujets dérivent d’une vérité spirituelle, il faut aussi que son langage formel témoigne de la même source. » Autrement dit, la représentation du fait religieux est tout à fait insuffisante pour que l’œuvre puisse être qualifiée de « sacrée ». Or, dans le langage commun, nous parlons improprement d’« art sacré » chaque fois qu’il y a forme religieuse, alors que le sacré ne se reconnaît pas véritablement par des formes sensibles : comme en témoigne l’art abstrait islamique, c’est à travers ces formes et au-delà, dans l’influence subtile que celles-ci révèlent que le sacré se manifeste. Si un sentiment de dégoût peut légitimement envahir l’âme du spectateur qui, dans le chœur de la cathédrale de Reims, visionne ce lamentable tsunami de couleurs signé Knoebel et se déferlant sur la chapelle Jeanne d’Arc, il ne peut simplement le réduire à un effet de sa sensibilité. 

Visuellement, c’est pourtant l’inadéquation de l’œuvre avec le lieu qui est frappante. Celle-ci ne serait sans doute pas gênante dans une galerie d’art new-yorkaise mais elle offusque dans une cathédrale autant le véritable esthète que l’homme de Dieu, car il n’y a aucune commune mesure entre les principes esthétiques et spirituels médiévaux et ceux de notre époque. L’unité d’une œuvre n’est-elle pas pourtant un principe artistique inviolable ? Qui ne serait pas indigné de voir un artiste faire l’acquisition d’un tableau de maître pour y peindre à nouveau dessus ? Son acte serait bien moralement condamnable comme le sont, mutatis mutandis, toutes les productions des artistes égocentriques qui ajoutent nos églises et cathédrales à leur portfolio afin — le doute est permis— d’entretenir leur cote sur le marché de l’art. 

La métaphysique du vitrail

La raison pour laquelle le vitrail contemporain est si pauvre, si fade, c’est qu’il n’a aucune idée de la profonde sagesse qui se cache originellement derrière son art et à laquelle celui-ci donne originellement accès. Tout d’abord, l’art du vitrail est un art de la lumière : dans la clarté du verre, cette lumière vient donner vie aux différents moments de l’histoire sainte. Ces manifestations théophaniques de l’histoire humaine sont autant d’évènements célestes dont la présence sur Terre dans le temple vivifie l’exercice de la prière, et intensifie la contemplation des formes. La somptuosité des couleurs, la subtilité dans leur élaboration, la finesse dans leur agencement, les multiples variations des figures et symboles utilisés offrent au cœur l’intuition de la surabondance de la manifestation comme effet de l’excès de puissance du Principe divin que décrivait Saint Denys l’Aréopagite. En tant qu’art de la lumière, le vitrail réalise l’opération par laquelle la Lumière des lumières créée le monde. Cette Lumière de l’Être est « suressentielle » car, de même que la lumière du soleil illuminant les formes et les couleurs du vitrail est insaisissable, de même la lumière principielle est au-delà de l’être. Elle n’est pourtant pas un néant : on la devine à travers les formes. Le maître soufi Abd el-Kader dirait que cette lumière de l’astre physique que nous connaissons est en réalité métaphorique. Elle est une image de la Lumière divine, le « Soleil véritable » comme il l’écrit dans son Livre des Haltes, « source à la fois des lumières sensibles et spirituelles »[1].

Cette Lumière pénétrant le vitrail illumine donc l’ensemble des évènements spirituels d’abord et avant tout dans le cœur de leur observateur. Il va ainsi de soi que ces derniers n’appartiennent pas véritablement au passé, mais sont actualisés dans l’être du méditant hic et nunc. En projetant instantanément à l’œil la multiplicité de ces évènements dans l’obscurité originelle du temple, la correspondance entre les deux réalités se fait de plus en plus forte jusqu’à les fondre l’une et l’autre dans la contemplation. Ainsi nous dit Burckhardt, tout artisanat traditionnel « fait participer les hommes naturellement et presque involontairement au monde de la sainteté », à quoi il ajoute que « l’art du vitrail est intimement conforme au génie chrétien, car la couleur correspond à l’amour, comme la forme correspond à la connaissance. ». Dans cette perspective, l’artisan traditionnel doit, comme l’artisan divin, créer les formes du vitrail avec la main du Créateur, c’est-à-dire par sa connaissance intérieure des Noms ou « visages » du divin dont l’histoire sainte offre les multiples théophanies. Il est donc nécessaire que l’artiste ait fait l’expérience de ces Noms-archétypes, et qu’il soit tout autant métaphysicien ou philosophe qu’artiste, car selon Burckhardt, « la vision intérieure, orientée sur l’archétype céleste (la Forme), communiquera toujours à l’œuvre sa qualité subtile ». En ce qui concerne la couleur, la symbolique du prisme optique développée par René Guénon dans les Symboles fondamentaux de la Science Sacrée peut aider à comprendre sa nature profonde : les couleurs sont le résultat de la réflexion de la lumière blanche et unique, et illustrent la manifestation des possibilités d’existence à travers leur principe, l’Être lui-même. Les couleurs représentent ainsi toute la Création manifestée, car « l’Amour bienfaisant envers les étants qui préexiste de façon surabondante dans le Bien ne lui a pas permis de demeurer stérile en lui-même, mais l’a mis en mouvement pour qu’il agisse efficacement dans la surabondance de sa fécondité universelle. »[2]

La dégradation de la richesse des couleurs depuis le XIe siècle était déjà déplorée par Viollet-Le-Duc dans son Dictionnaire de l’architecture médiévale, regrettant déjà de son temps que les artistes aient délaissé le savoir des anciens artisans au fil des siècles. Encore de nos jours, l’époque médiévale est synonyme d’inculture et de barbarie, ceci malgré le fait que ce jugement ne puisse résister une seconde à la comparaison des productions artistiques des deux époques. Examinez les vitraux du cœur de la basilique de Saint-Denis de l’abbé Suger puis ceux des productions modernes : le verdict est sans appel, même —et peut-être surtout — pour l’observateur n’ayant aucune « culture artistique ». Cette dégradation de la couleur correspond ainsi sur le plan ontologique à une dégradation de la manifestation, du créé, la source de la puissance ne donnant plus à l’acte qu’un maigre filet de qualité surexploité et divisé à outrance, dans une quantité d’œuvres inutiles et stériles. « L’art pour l’art », c’est bien cette idée qui escroque les véritables esthètes de notre temps, en donnant l’illusion que l’art est dépourvu de fonction, et qu’il doit être apprécié sans attentes, seulement « pour lui-même ». L’art pour l’art, ce ne sont que les formes admirées pour elles-mêmes, les impressions pour elles-mêmes, la réponse dans la question, afin que jamais nous ne soyons tentés de chercher en profondeur et de nous questionner sur le sens de l’être d’une chose. 

Rosace sud de l’Apocalypse à la cathédrale de Chartres

L’art de la concaténation

À de trop nombreuses reprises nous avons entendu que les vitraux originaux de Viollet-Le-Duc ne présentaient pas de véritable intérêt esthétique ou « artistique » en comparaison des autres œuvres figuratives de la cathédrale. Cet avis donne la mesure de l’étendue de l’ignorance des observateurs le partageant, qui ne semblent pouvoir appréhender une œuvre que dans son effet « esthétisant », en délaissant totalement la signification essentielle de son apparence, et donc, dans le cas de l’art sacré, sa fonction hiérophanique. Dans une courte étude publiée en 1944 dans la revue The Art Quaterly et intitulée La Concaténation de Leonardo et l’iconographie des nœuds de Dürer, l’historien de l’art et métaphysicien Ananda K. Coomaraswamy nous donne les clés nécessaires à l’interprétation des différentes représentations de la concaténation à partir de gravures attribuées à Léonard de Vinci et Albrecht Dürer. Cet art de la « concaténation » a pour objet la symbolique métaphysique du fil, à laquelle se rattache directement celle du nœud, et s’inscrit dans une logique similaire à celle des motifs représentés sur ces grisailles. Si dans leur cas l’expression est différente, elle se situe tout de même dans la filiation des vers suivants de la Divine Comédie : « Avec les substances furent concréées l’ordre et la construction, et les cimes du monde furent celles qu’un acte pur avait produites ; Pure potentialité tient la place la plus basse ; et au milieu, la puissance et l’acte s’unissent si fort dans un tel lien que jamais il ne se dénoue. » (Paradis, XXIX, 31-36). Les lignes se croisent les unes les autres, s’éloignent, se dessinent dans une harmonie et un ordre dont l’apparente complexité sollicite toute notre attention et se résout une fois que nous y avons rencontré son principe. C’est en effet la signification du nœud : celui-ci ne se découvre comme un fil qu’une fois qu’est découvert le principe du nouage. Même si contrairement aux gravures de Dürer et Leonardo les motifs de Viollet-Le-Duc ne sont pas « tissés » à partir d’un seul fil, nous remarquons qu’ils sont tous entrelacés sans qu’aucun ne soit détaché. 

Chaque œuvre ne représentant qu’un aspect particulier de la réalité métaphysique exprimée, il va de soi que les représentations sont inépuisables, et qu’ainsi, le « fil d’Ariane » divin à partir duquel l’artisan tisse son œuvre ne tarira pas aussi longtemps que celui-ci le tire de la véritable source de son génie. Parmi les références données par Coomaraswamy dans son article, on retiendra particulièrement ce verset du septième chant de la Baghavad-Gîtâ : « Tout cet univers est enfilé sur Moi comme des rangs de perles sur un fil ». Ce verset rappelle le « rayon suressentiel de la Ténèbre divine » dionysien, toutes choses étant enfilées sur leur Principe de la même manière que la Lumière suressentielle pénètre l’être et l’ensemble de ses étants, car « ce qui est sans substance pénètre même dans ce qui n’a pas de faille » selon le Tao Te King, chap. XLIII. L’art sacré est ainsi identifiable autant dans ses formes que par ses formes lorsque celles-ci « témoignent de la même source » spirituelle, et que l’observateur autant que l’artiste possèdent l’intuition de la « trace »des formes immuables dans les formes sensibles : « Le Moi sentimental jouit de la superficie esthétique des choses, naturelles ou artificielles, avec laquelle il entretient une affinité. Le Soi intellectuel ou spirituel jouit des choses dans leur ordre et est nourri par ce qui en elles lui est semblable. »[3].

L’artiste ayant une fonction, celui qui sert à quelque chose, est donc aussi celui qui a une mission bien déterminée : irriguer ce monde en construisant des passerelles vers les Sources desquelles il tire sa puissance. Pour cela il lui faut pouvoir témoigner de cette capacité, et donc, pouvoir rendre compte de son niveau de connaissance autant que de son talent artistique. Il est clair que dans le cas de Mme Tabouret et de ses camarades d’école, l’un et l’autre ne sont pas au rendez-vous pour cette tâche qui aurait pourtant pu leur revenir de droit. À la place, il leur revient de fait une participation lucrative dans l’entreprise de désacralisation des temples, risible simulacre du fruit spirituel que récoltèrent des milliers d’artisans il y a fort longtemps, lorsqu’ils firent surgir ces corps célestes des entrailles de notre vénérable Terre. 

Noé Bidar 

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.


[1]  Émir Abd el-Kader, Écrits spirituels, « Quand le soleil se lèvera à son couchant ».

[2] Ps. Denys l’Aréopagite, Les Noms Divins, IV, 10. 

[3] A.K. Coomaraswamy, Figures of Speech or Figures of Thought, Londres, Luzac, 1946.