Contemporain des premiers succès incontestables de la révolution industrielle et technologique et de la popularisation des mythes antiques, orientaux et bibliques, Eugène Huzar, avocat de Paris et curieux des avancées scientifiques de son temps, perçoit l’ombre du cataclysme dans l’aveuglement des européens du XIXe siècle face au progrès. Il publie alors deux ouvrages La Fin du monde par la science (1855) et L’Arbre de la science (1857) qui résonnent aujourd’hui, par leur critique du mésusage de la science expérimentale, comme des présages anticipant de cent ans et plus le principe de précaution de Hans Jonas et le catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy.
Il y a partout des fenêtres sur le passé et le futur lointain pour qui se laisse atteindre par la distance, et il arrive, plus brusquement, que l’on soit foudroyé par l’évidence d’un signe millénaire. Eugène Huzar, auteur en apparence secondaire du XIXe siècle bruyant, est passé à la postérité pour un livre prophétique : La Fin du monde par la science (1855), première pierre à l’édifice du catastrophisme technologique. Au commencement de la marche glorieuse du progrès technique et scientifique, il est le caillou qui se loge dans ses souliers et rappelle d’abord par une insistante douleur que 1) il a un corps, et 2) que sa destination est fatale si on l’oublie. Il enracine son analyse dans le mythe de l’arbre de la science et de la chute de l’homme, mais on refuse de l’écouter sérieusement. Il n’est pas hostile à la science, il fustige seulement son ignorance orgueilleuse. On bâtit sur un sol mouvant, loue la construction tant qu’elle tient et ignore qu’elle doive tomber. Huzar voit la chute et la fatalité. Il ne souhaite pas que l’on arrête de construire, il cherche seulement à rendre visibles les fondations possibles.
Il emprunte deux voies pour montrer à l’homme son avenir. La première est celle du sang qui lui jaillit au visage lors d’un accident : « L’appareil à compression venait d’éclater et le corps du malheureux préparateur, lancé à travers l’espace, n’était plus qu’un monceau hideux et sanglant. Une sueur froide me coula sur le visage. J’avais vécu 1 000 ans en une seconde. Les derniers temps m’étaient apparus : Jupiter venait de foudroyer Prométhée. » (Prolégomènes, FMS) La seconde est celle des mythes et de leur sagesse : « Vous ne devez pas me comprendre quand je viens vous annoncer la fin du monde organique par la science. Si peu de gens savent lire l’avenir dans le passé. » (III, FMS) La mort pense, les mythes aussi, et Eugène Huzar a des oreilles pour les deux.
Crash
L’accident intervient à la surprise de tous. L’image idéale de la machine ne déraille pas, mais la machine idéale n’est pas faite de matière : elle ne se tord ni ne se rompt, elle fonctionne comme fonctionne une idée rangée dans un tiroir : idéalement. Ce n’est pas l’image idéale qui est en faute, c’est le monde et les hommes, leur inexpérience et sa contingence. L’image est éternellement indemne, elle se défie du temps, peu importent les conséquences. Quelle est la nature de ce décalage ? L’écart entre l’accident et le fonctionnement normal apparaît comme monstrueux, aussi inexplicable qu’une maladie soudaine et mortelle. Le succès répété dissimile l’infime décalage, la répétition de l’expérience rend l’accident de plus en plus probable à mesure qu’il parait de moins en moins probable. Le succès nous aveugle et nous recouvre les yeux du bandeau de l’image idéale. Nous croyons voir, toucher des doigts la forme même, mais nous avançons dans le noir. La diffusion des lumières et de la connaissance est, selon Huzar, ce qui accélère le processus : les mécanismes deviennent de plus en plus compliqués, on ajoute, par-ci par-là, un engrenage, une poulie, de sorte à ce que l’édifice soit de plus en plus complexe. Une force incalculable se répand sur la terre par l’effet de la propagation des lumières, et cette force est destinée à changer la face de la terre (XXIII, FMS) : on constitue petit à petit une seule et immense machine fatale (XXXVIII, FMS).
Huzar assiste à un accident : du sang humain est projeté sur son visage, on se détourne autour de lui, on dit que c’est négligeable, on dit : « ça n’est qu’un accident. » Quand lui se dit à lui-même, avant d’hurler comme l’insensé sur la place : « c’est l’accident » — le visage de l’humanité de demain. Il distingue une erreur de principe que l’on néglige car on est aveuglé par ce même principe et que l’on peut formaliser comme suit :
- La méthode expérimentale n’est pas prédictive par essence, toutes les prédictions qu’elle peut faire sont grevées d’une inconnue. (principe d’imprescience)
- Le succès des prévisions nous fait progressivement oublier cette inconnue. (aveuglement)
- L’inconnue nous surgit au visage en explosant une petite fois, mais le succès est si grand que l’on construit à nouveau sur le succès et lui agrège des suites, des extensions, des dépendances : on relie une machine à une autre, puis à une autre encore. (redoublement de l’imprescience)
- Le succès suit sa route jusqu’à s’effondrer dans une catastrophe. L’orgueil est puni, Huzar retrouve le péché originel et les mythes de nombreuses religions : « Quel est ce péché, si ce n’est celui de Prométhée, de Brahma, d’Adam, punis pour avoir dérobé les secrets de Dieu, de la nature, punis en un mot pour leur orgueil. »
Le péché fut la cause de nos souffrances passées, il le sera de nos souffrances futures. L’Ecclésiaste dit : « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » (I, 9) Le passé n’est que le miroir de l’avenir (XCIII, FMS).
Le vice est dans l’arbre
Le mot accident « signale ce qui survient inopinément à l’appareil, au système ou au produit, l’inattendu, la surprise de la défaillance ou de la destruction. Comme si cette « défaillance passagère » n’était pas elle-même programmée, en quelque sorte, lors de la mise en œuvre du produit… » (Paul Virilio, L’Accident originel, 2005) Comme si l’accident était la seule contingence de la substance quant à elle nécessaire. Contre cette perspective, Virilio et Huzar sont d’accord pour dire qu’au contraire, l’accident est compris dans la technique : quand on invente l’avion, on invente le crash, quand on invente le bateau, on invente le naufrage…
L’homme charge sa machine jusqu’à ce qu’elle explose, il charge le monde pareil. Il se voue à la dépense sans épuisement. C’est un trop plein plus qu’un manque : « Non, la vie ne s’épuise pas ; non, la substance ne défaille pas, au contraire, la vie humaine exalte ses puissances et sollicite toutes les énergies de la nature jusqu’à la faire éclater, semblable à un homme qui chargerait outre mesure une batterie électrique et qui la ferait voler en éclats. » (XCVII, FMS) Tout fait signe dans les mythologies païennes ou non vers une fin du monde ou, pour Virilio, vers l’accident intégral, forme plus relative, fin d’un monde et de certaines formes de vie. Les fondations sont brisées à la racine pour employer le terme de Reiner Schürmann, elles sont déjà fendues par l’asymétrie du rapport de force. L’ignorance de celui-ci ouvre les portes à la fatalité. On croit se reposer sur ses lois immuables et naturelles sans se rendre compte que l’on lutte contre elles et que chaque répétition, chaque mouvement dans la machine est une provocation de plus, un pas de plus en direction de la révélation de la lutte. Le serpent charme pour mieux mordre, mais ici il n’y a pas d’autre serpent que nous-même. « Sachez-le bien, écrit Huzar, le jour où le vaisseau de la civilisation viendra se briser contre l’écueil de la fatalité, écueil si profondément caché au sein des forces de la nature, que l’homme ne pourra ni le soupçonner ni l’éviter, ce jour-là sera le dernier de notre cycle humain. » (CXXI, FMS) Le livre d’Eugène Huzar est une bouteille à la mer des siècles à venir. On ne compte plus les prophètes, les oreilles des siècles savent les reconnaître. Il y a partout des fenêtres sur le passé et le futur lointain pour qui se laisse atteindre par la distance. Écoutons car il parle des forêts qu’on abat, du crâne calvitié du monde, de l’anévrisme des mines1.
Mais voilà, Eugène Huzar n’est pas pour abandonner toute science. Il considère qu’il faut ouvrir les yeux à la science, cela revient à dire qu’elle ne soit jamais être première, et qu’elle prenne ainsi sur elle son ignorance fondamentale. La recherche devrait s’orienter vers l’équilibre plutôt que vers l’inconnu. Mais l’inconnu attire et la tentation du serpent est toujours grandissante et il est possible que nos valeurs et nos affects changent. L’accident excite, la fusion de l’homme avec la machine fascine, Crash (Ballard, 1973) décrit avec minutie ce nouveau sublime : « La destruction de cette voiture et de ses occupants semblait, à son tour, sanctionner la pénétration sexuelle du corps de Vaughan ; les deux étaient des actes conceptualisés, abstraits de tout sentiment, porteurs de toutes les idées ou émotions que nous voulions leur attribuer. » La fascination pour les accidents devient passionnelle, l’explosion au visage d’Huzar, la gerbe sur ses joues, se change en signe annonciateur d’une grande métamorphose. C’est le rêve du grand dehors, le monde brut, froid, passionnément dépassionné, inhumain. L’autre versant de la catastrophe.
L’équilibre perdure dans la chute
L’homme est, écrit Huzar dans l’Arbre de la science, « une raison insuffisante à la recherche de l’absolu ». Sa science est expérimentale, mais il croit qu’elle lui dévoile le dessous des choses. On l’a vu, il pense que l’homme va vers sa chute. Il ne croit ni en un grand dehors souhaitable, ni en une catastrophe joyeuse. L’équilibre a été rompu pour Huzar au moment du péché. Il appelle Eden ou Âge d’or une civilisation vivant dans l’harmonie, les mythes indiquent que les hommes avaient la science sans la croyance dans le fait qu’elle puisse apporter l’immortalité, l’Arbre de la science trônait au milieu de leur cité, jusqu’au jour où l’homme porta la main au fruit de la connaissance et s’en nourrit, pensant qu’il allait être l’égal de Dieu. Il dit que l’homme arrivera un jour de nouveau à cet Eden et que, de nouveau, il prendra du fruit sur les branches de l’arbre. La rupture de l’équilibre fait donc partie d’un équilibre plus grand, comme dans l’histoire cyclique de Vico. Le péché, la chute se répètent pour des types d’hommes tellement différents que, pour Huzar, de même que nous ne laisserons pas de trace pour les hommes à venir, nous ne pouvons avoir d’idées, autrement que par l’intermédiaire des mythes, de ceux qui nous ont précédés.
Il écrit : « Il est proche le temps où l’homme, suivant la Genèse, ne gagnera plus son pain à la sueur de son front, grâce à une mécanique savante ; où la femme n’enfantera plus avec douleur, grâce aux anesthésiants ; où la terre ne sera plus maudite, grâce à une culture savante qui replacera la planète de plus en plus dans l’état d’édénisme et d’harmonie qu’elle avait perdus. L’Éden, donc, Messieurs, est l’archétype d’une civilisation. » (I, 3, AS) Ces temps s’approchent dont il voyait déjà les prémices, mais l’orgueil est de déduire de ces succès de la science un savoir plus grand, la science expérimentale est toujours ignorante des causes des effets qu’elle entraîne. Il anticipe ainsi déjà les catastrophes écologiques du déboisement massif. Des pays prospères comme la Bresse, dit-il, sont devenus marécageux et malsains par l’effet du déboisement. Il anticipe aussi l’irrespirabilité de l’air, l’assassinat des sols, les risques d’inondation, et, en somme, la dégradation de la vie sur terre (II, AS). Le principe est presque universel et pourtant il ne se donne jamais directement : l’intention d’une action n’est pas sa fin et ne permet pas seule de juger de ses conséquences. En politique comme en écologie et même en philosophie, les intentions sont vaines sans l’action, qui apporte nécessairement une certaine imprescience. C’est l’oubli de l’action et de la raison pratique, la confiance irraisonnée et aveugle de la raison théorique et scientifique qui mène à la catastrophe. Le temps est alors moteur : « J’en appelle donc au temps seul pour prouver la vérité de mon principe. » C’est le passage du temps, le rappel qu’il existe et que tout n’est pas donné d’un coup dans la formule, le plan, l’idéal d’une formule, qui appuie la pensée d’Huzar.
Comme l’écrit Jean-Baptiste Fressoz en conclusion de l’article qu’il lui a consacré, il est étonnant que ses idées soient étonnantes. Ce qui est étonnant, c’est bien que nous soyons surpris par l’avance d’Huzar. Comment, se dit-on, est-il possible que l’on ait pensé tout ça il y a aussi longtemps ? C’est notre ignorance qui est en cause. Jean-Baptiste Fressoz écrit : « L’histoire du risque technologique n’est pas l’histoire d’une prise de conscience, mais l’histoire de la production scientifique et politique d’une inconscience modernisatrice.2 » L’équilibre est peut-être là, dans cette capacité que nous avons à oublier l’essentiel, et l’œuvre d’Huzar produit alors sur nous l’effet de ce qu’elle souhaitait démontrer : « Ce qui a été sera, car le passé n’est que le miroir de l’avenir. »
Gabriel Pitous
- Fressoz, J-.B., « Eugène Huzar et l’invention du catastrophisme technologique », Romantisme, 150 (4), p. 98. ↩︎
- Ibid., p. 103. ↩︎
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.