Petite phénoménologie du jeu dans « L’Éclipse » de Michelangelo Antonioni

Dans L’Éclipse (1962) et sa tétralogie avec Monica Vitti, le cinéaste italien Michelangelo Antonioni explore l’aliénation de l’homme moderne face à un monde désenchanté. Le motif récurrent du jeu y incarne à la fois l’espoir d’un lien authentique et l’impossibilité de l’amour, entre l’espièglerie féminine et la froide stratégie masculine.

Michelangelo Antonioni

Le cinéma de Michelangelo Antonioni (1912-2007) a souvent été qualifié de cinéma existentialiste, dessinant le portrait d’un sujet aliéné et esseulé. Malgré l’opulence du monde moderne et la facilité de satisfaire ses désirs grâce à la culture de la consommation, l’homme moderne ne réussit pas à remplir le vide laissé par le désenchantement du monde. Pourtant, ce tableau sombre et pessimiste est quelques fois interrompu par des scènes emblématiques qui font émerger l’espoir d’une réconciliation avec le monde et qui semblent toutes mobiliser un même motif : celui du jeu et de l’espièglerie. Dans Le Jeu comme symbole du monde (1961), Fink écrit que « le jeu nous entraîne vers une attitude “esthétique” devant la vie » ; autrement dit, ceux qui jouent ont une perspective désintéressée sur le réel, dont la place n’est désormais que secondaire. Le phénoménologue poursuit : « Le “ludique” est une catégorie connue de l’activité inauthentique, non sérieuse, du “faire-comme-si” sans engagement et sans obligation. » Libérée des impératifs et des attentes du quotidien, l’attitude du joueur, poursuit Fink, bénéficie d’une plus grande ouverture à ce qui l’entoure.

C’est cette forme de détachement et d’ouverture esthétique au monde désormais devenue phénomène qui caractérise selon nous certaines scènes clés de L’Éclipse (L’Eclisse, en italien), et plus largement des scènes marquantes de la tétralogie avec Monica Vitti, qui apparaissent comme des moments d’un bonheur contemplatif passager. Or, Antonioni semble réserver cette espièglerie intérieure à la sensibilité féminine. Le jeu des hommes est autre : c’est le jeu stratégique, l’appétit du gain qui parasite leur rapport aux autres et empêche le lien amoureux de se former. En exploitant ainsi toute l’ambiguïté du concept de jeu, le réalisateur italien effectue une analyse fine des effets aliénants du monde moderne sur notre capacité à aimer.

Jeu de l’amour et amour du jeu

Le propos de L’Éclipse, selon son nom italien, est en fait annoncé par une première exploration du motif du jeu dans La Nuit (1961). L’une des deux protagonistes féminines, Valentina (Monica Vitti), une jeune femme issue de la haute bourgeoisie milanaise, est introduite comme un personnage profondément ludique et cynique – la première fois que nous l’apercevons, elle lit dans un coin de l’escalier Les Somnambules de Hermann Broch alors que ses parents sont en train de recevoir des invités pour une soirée mondaine à l’étage. Ce personnage se caractérise en fait par un mélange orignal entre un cynisme comique et une mélancolie profonde, ce qui va fasciner Giovanni (Marcello Mastroianni), un écrivain célèbre qui n’arrive plus à écrire ni à revivifier son amour pour son épouse Lydia (Jeanne Moreau).

Alors que les invités se rassemblent autour de nombreux divertissements dans le jardin, Giovanni se promène seul dans la villa familiale où il aperçoit Valentina, qui s’amuse à jouer toute seule sur un gigantesque échiquier, couvrant une salle entière. Peu de temps après, les personnages de Vitti et de Mastroianni concourent devant une foule d’invités à un jeu banal, inventé sur le moment. Sans doute, Antonioni dessine ici le portrait de son propre milieu, celui de la haute bourgeoisie italienne qui, lassée de pouvoir satisfaire tous ses désirs, reste cependant prisonnière de son hédonisme et s’attache à tout spectacle ou divertissement passagers pour éviter de se retrouver face à sa propre inanité. Pourtant, la signification de la scène ne se réduit pas à ce leitmotiv du cinéma italien des années soixante. Le jeu divertissant est tout autant symbolique, il représente en réalité le jeu de la conquête amoureuse, dont la
particularité consiste à n’admettre que deux gagnants ou deux perdants.

Une scène au cœur de L’Éclipse illustre également l’idée d’une dimension ludique propre aux rencontres amoureuses. Le couple de protagonistes, Piero (Alain Delon) et Vittoria (Monica Vitti) se fréquentent depuis un moment sans s’être jamais embrassés. Lors d’une promenade, ils traversent ensemble une route, et Piero dit à la jeune femme : « Arrivé de l’autre côté, je t’embrasse ». Pourtant, malgré l’inventivité de Piero, le premier baiser entre les amoureux ne peut pas encore avoir lieu : Vittoria se soustrait à ses tentatives de rapprochement.

À cette espièglerie de la conquête amoureuse s’oppose un tout autre type de jeu, qui se caractérise par un désir incessant de nouveauté, dans une perspective d’appropriation ou de gain. Autrement dit, l’envie d’avventura, telle que l’incarne le personnage de Sandro dans le film du même titre (1960), et, de manière plus nuancée, Piero, protagoniste de L’Éclipse. Ce jeune agent de bourse connaît un grand succès professionnel qui semble être tout autant alimenté par un désir de réussite sociale que par l’avidité d’un gain matériel. La bourse, c’est à nouveau un jeu : un jeu à risques que Piero maîtrise et qui sépare de manière inexorable gagnants et perdants. Les jeux financiers et l’argent n’intéressent cependant guère Vittoria, une jeune traductrice qui fréquente les milieux intellectuels de Rome. D’un côté, Piero partage avec Vittoria une spontanéité et une intelligence naturelles qui l’éloignent des déterminismes de son milieu. Mais de l’autre, c’est l’amour du jeu, au sens d’un désir de maîtrise et de conquête, qui l’anime tant dans ses relations professionnelles que privées. Celui-ci ne serait-il pas déjà un parti pris existentiel ?

Vittoria, entre le jeu et l’action

Considérons un peu plus en détail la perspective opposée, celle de Vittoria. Il est frappant que Vittoria apparaisse tout autant fascinée par Piero qu’hésitante à l’idée d’une relation avec le jeune homme. La protagoniste du troisième film de la tétralogie diffère en effet des personnages qui la précèdent et qui sont par ailleurs également incarnés par Monica Vitti, Claudia dans L’Avventura et Valentina dans La Notte. Vittoria semble plus mature que ces dernières, comme si elle avait été désenchantée par ces expériences précédentes. Comment expliquer alors que, malgré sa lucidité, Vittoria tombe amoureuse d’un homme qui manifestement ne partage ni ses valeurs ni sa perspective sur le monde ? Ou serait-ce justement parce que la vie de Piero représente un contre-modèle à la sienne qu’elle captive la jeune traductrice ? Toujours occupé par le travail à la bourse, Piero appartient indéniablement au monde de l’action, même si le portrait que fait Antonioni de ce milieu dénonce sa superficialité et son inauthenticité. Si Piero est toujours en action, sans s’interroger sur le sens profond de son travail, s’il agit donc sans penser, Vittoria, à l’inverse, risque d’endosser de façon symétrique une position entièrement contemplative à l’égard du monde, et de penser sans agir.

Ainsi, lorsque la jeune femme vient à la bourse pour y retrouver sa mère, qui par ailleurs est absorbée par le monde de la finance, Vittoria est entièrement à l’abri des passions qui y règnent. Mais sa position de spectatrice l’empêche également d’annoncer à sa mère sa rupture avec son fiancé Riccardo, qui constitue la seule initiative véritable de Vittoria, à l’ouverture du film. Cette scène montre le couple après une nuit blanche, constatant la fin de leur amour. Tandis que Riccardo se refuse toujours à l’admettre, Vittoria ouvre les volets en silence, laisse la lumière matinale entrer et, finalement, décide de partir de la maison alors que le jeune homme essaie de la retenir. Ainsi, celle-ci quitte la nuit d’une relation révolue, stagnante, inauthentique, pour retrouver la clarté du jour et celle d’un nouveau commencement. Cette scène d’ouverture fait par ailleurs écho à la fin de L’Avventura, comme à celle de La Nuit. Dans ces trois films, c’est au moment du lever du soleil qu’apparaît la vérité décevante du couple. La particularité dans le cas de L’Éclipse est que le moment de la rupture constitue le point de départ de l’intrigue.

Dans le reste du film, en dépit de son incapacité à trouver des raisons d’agir, elle entre toutefois dans une certaine forme d’interaction ludique et espiègle avec le monde. Les exemples sont nombreux : on peut songer à l’épisode de déguisement entre copines ou à celui de la chasse au caniche dans les rues de Rome, qui tous deux représentent une interruption comique de l’attitude contemplative et plutôt mélancolique de Vittoria, sans pour autant lui être opposée sur le fond. C’est parce qu’elle est ouverte, réceptive au monde extérieur, que peuvent émerger ces jeux circonstanciels, comiques. Piero, au contraire, reste enfermé dans un rapport utilitaire au monde et aux autres, qui s’accentue d’autant plus lorsqu’il est seul. Les deux personnages principaux, Piero et Vittoria, diffèrent ainsi fondamentalement dans leur rapport à l’existence, et cette différence se manifeste dans leur difficulté à communiquer. Or, bien qu’elle soit à la source du désir qu’ils ont l’un pour l’autre, cette différence n’empêche-t-elle pas un amour durable, au-delà de l’aventure passionnelle (« avventura ») ?

Jouer : communiquer sans paroles ?

En effet, représentant peu la relation amoureuse proprement dite, le film se concentre davantage sur les tentatives de rapprochement entre Piero et Vittoria. Si la protagoniste se montre pendant longtemps hésitante à l’égard des avances du jeune homme, nous pouvons supposer que c’est à la fois en raison d’une désillusion à la suite de l’échec de sa relation avec Riccardo et de sa clairvoyance sur les différences irréductibles qui l’éloignent de Piero. C’est ce qui apparaît dans une scène décisive, à la fois comique et douloureuse. Lors d’une après-midi que Vittoria et Piero passent ensemble dans le jardin de l’un des nouveaux quartiers de Rome, locus amœnus fidèle à l’esthétique urbaniste d’Antonioni, Piero remarque, en observant le paysage urbain, qu’il a « l’impression d’être à l’étranger ici », ce à quoi Vittoria répond : « c’est ce que je ressens toujours quand je suis auprès de toi. » L’amour, à peine amorcé, a déjà échoué : le lien n’est qu’apparent et le sentiment d’une étrangeté mutuelle empêche le couple de réellement partager le moment présent.

Vittoria l’exprime clairement lorsqu’elle répond à Piero qui l’accuse d’être indécise et passive dans la relation : « Je voudrais ne pas t’aimer. Ou t’aimer beaucoup mieux ». Cette impossibilité d’atteindre une connivence authentique dans l’amour fait par ailleurs déjà l’objet d’un constat de Valentina dans La Nuit : « Toutes les fois que j’ai cherché à communiquer avec quelqu’un, l’amour s’en est allé ». Dans chacun des films de la tétralogie autour de Monica Vitti, la recherche de l’amour aboutit à un échec relatif : les protagonistes masculins, qu’il s’agisse de Piero, de Sandro (L’Avventura), Giovanni (La Nuit) ou Ugo (Le Désert rouge) sont dans l’ensemble représentés par Antonioni comme insensibles et guidés par leurs pulsions. Ce qui les anime, c’est l’amour du jeu, l’envie d’une nouvelle aventure ; en même temps, cela les rend incapables de jouer au jeu de l’amour. D’abord, l’illusion de l’amour dissimule cette différence fondamentale dans le couple, mais elle est finalement détruite par les failles de la communication.

La fragilité de l’amour se trouve parfaitement illustrée dans une autre scène décisive de L’Éclipse, celle du premier baiser entre Piero et Vittoria, qui s’embrassent d’abord à travers des vitres avant de s’embrasser réellement. Notons d’abord l’aspect ludique du geste. Lorsque Piero avait annoncé auparavant à Vittoria qu’il voulait l’embrasser, elle avait refusé. Cette fois-ci, il n’est pas besoin de mots. Le jeu de l’amour évite les failles du langage et établit une communication à travers des gestes, des rires et des regards. Ainsi peut émerger une intimité précaire qui préserve l’amour de la désillusion par la parole. Néanmoins, les vitres empêchant les lèvres du couple de se toucher réellement peuvent aussi symboliser l’impossibilité d’atteindre pleinement la personne aimée. Même dans l’union, l’autre resterait
alors tragiquement toujours hors d’accès.

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Doris Bretz