Jean Jaurès : l’impossibilité du socialisme républicain ?

Si Jaurès est aujourd’hui une icône dont on se dispute la postérité,  il fut pour ses contemporains une figure controversée.  Bien qu’il ait permis l’unification du mouvement socialiste français, l’ancien pacifiste a beaucoup divisé, à commencer par son propre camps. Et pour cause, pendant vingt ans, Jaurès s’est efforcé de synthétiser des idées a priori opposées. Fils des Lumières françaises et du marxisme, protestant et laïc, patriote et internationaliste, inspiré aussi bien par l’idéalisme kantien ou hégélien que par la dialectique matérialiste, réformiste et révolutionnaire, le chef de file de la SFIO a passé les dernières années de sa vie à chercher la synthèse parfaite.

le jeune Jaurès
le jeune Jaurès

Né en 1859 à Castres dans une famille protestante de la petite bourgeoisie déclassée, Jaurès connaît une enfance paysanne. Brillant élève, il obtient une bourse et intègre le collège Sainte-Barbe à Paris. Il poursuit au lycée Louis-le-Grand avant d’être reçu premier au concours d’entrée de l’École Normale Supérieure de Paris en philosophie, devant Henri Bergson son rival de l’époque. Durant cette période, il se lie d’amitié avec Lévy-Bruhl qui deviendra un grand ethnologue. En 1881, il termine troisème à l’agrégation de philosophie, battu cette fois-ci par Bergson qui finit deuxième. Jaurès enseigne ensuite dans un lycée à Albi avant de devenir maître de conférences à la faculté de lettre de Toulouse. En plus de la philosophie, le Tarnais se passionne pour l’histoire française et plus particulièrement pour l’histoire républicaine. En 1884, Frédéric Thomas, chef de file des républicains « opportunistes » (proches de Jules Ferry) du Tarn décède. La mère de Jaurès, ainsi que le cousin de son père, l’Amiral Benjamin Jaurès, réussissent à le convaincre de prendre sa succession. Il devient ainsi le 4 octobre 1885 le plus jeune député de France. À l’époque, Jaurès se situe dans la tradition des pères de la IIIème République. Il est alors un libéral de gauche mais pas un socialiste. Lors d’une grève en 1886, il condamne les violences et déclare que celles-ci ont « supprimé le vrai débat et fermé la porte aux revendications de la pensée socialiste ». Battu aux législatives de 1889, il se lance dans deux thèses intitulées De la réalité du monde sensible pour la première et Des origines du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel (soutenue en latin). Il se lie d’amitié avec Lucien Herr, qui d’après Charles Péguy fut « un des maîtres de [leur] jeunesse, certainement le plus pur et le plus ardent. » Bibliothécaire de l’ENS et spécialiste du socialisme allemand (mais aussi français, appréciant beaucoup Pierre Leroux et Pierre-Joseph Proudhon) Herr exerce un influence importante au sein du socialisme français. C’est lui, qui selon Léon Blum, amène Jaurès « à prendre clairement conscience qu’il était socialiste ». Sa rencontre en mars 1892 avec Jules Guesde, marxiste et leader du Parti ouvrier est aussi décisive. Les deux amis incarneront plus tard les tendances réformiste (Jaurès) et révolutionnaire (Guesde) du socialisme français. Enfin, la grève des mineurs de Carmaux en 1882 lui permet d’achever sa métamorphose. Il n’hésite pas notamment à dénoncer les lois scélérates.

En 1893, il effectue son premier mandat en tant que député socialiste. En 1898, il se rallie à la cause dreyfusarde et entraîne derrière lui des socialistes réticents à défendre un bourgeois. D’abord convaincu de la culpabilité du capitaine, Jaurès prend conscience de son innocence en lisant J’Accuse… ! d’Emile Zola. Il rédige alors un texte intitulé Les Preuves dans lequel il déclare : « il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer ». Il soutient ensuite la fondation du Bloc des gauches et le gouvernement Waldeck-Rousseau jusqu’en 1904 puis crée le journal L’Humanité et s’efforce à réaliser l’unité socialiste en créant la SFIO qu’il codirige avec Jules Guesde. Il consacre les derniers mois de son existence à tenter d’éviter la guerre, ce qui lui coûtera la vie le 31 juillet 1914.

Socialiste et républicain

Jaurès lisant son journal
Jaurès lisant son journal

La pensée politique de Jaurès s’organise autour d’une seule et même problématique : comment assumer à la fois l’héritage révolutionnaire de 1789 et le marxisme ? Pour le mouvement ouvrier de l’époque, la République est bourgeoise et l’État est un appareil aux mains de la classe dominante. Pourtant, Jaurès va se faire le défenseur d’un socialisme républicain défini dès la fin des années 1840 par Pierre Leroux mais ringardisé par le « socialisme scientifique » de Marx et Engels. Le républicanisme devient cependant un marqueur du socialisme français aussi bien défendu par Charles Péguy que par Léon Blum. Bien qu’ardent défenseur des droits hérités de la Révolution française – dont Marx a été le premier à dénoncer les aspects bourgeois et individualistes –, Jaurès n’accepte pas la concentration capitaliste et reprend à son compte la théorie de la valeur et la nécessité de l’unité du prolétariat pour briser ce système. Il entend ainsi résoudre la contradiction inhérente à la République bourgeoise qui proclame la liberté de ses membres sans pour autant leur donner les moyens de l’être. La République pour Jaurès doit être sociale. En ce sens, le Tarnais ne fait que prolonger la pensée politique de Robespierre, comme le note l’historien Henri Guillemin qui a consacré un ouvrage sur L’Arrière-pensée de Jaurès. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le fondateur de la SFIO fait l’éloge de l’« Incorruptible » dans son livre dédié à la Révolution française.

Comme les révolutionnaires de 1789, Jaurès croit en la patrie. Mais il y croit de façon socialiste et internationaliste – comme Robespierre ou Saint-Just avant lui. Voilà pourquoi, la patrie est au-dessus de tout si nous entendons par-là qu’elle « doit être au- dessus de toutes nos convenances particulières, de toutes nos paresses, de tous nos égoïsmes. » Par contre, « elle n’est pas au-dessus de la discussion. Elle n’est pas au-dessus de la conscience. Elle n’est pas au-dessus de l’homme. Le jour où elle se tournerait contre les droits de l’homme, contre la liberté et la dignité de l’être humain, elle perdrait ses titres. […] La patrie n’est et ne reste légitime que dans la mesure où elle garantit le droit individuel. Le jour où un seul individu humain trouverait, hors de l’idée de patrie, des garanties supérieures pour son droit, pour sa liberté, pour son développement, ce jour-là l’idée de patrie serait morte. » Surtout la patrie doit être un premier pas vers la solidarité entre les peuples. Il conçoit ainsi l’internationalisme comme la coopération entre les nations plus que comme la disparition des frontières : « Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’Internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’Internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. » C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la position de Jaurès avant la première Guerre Mondiale. En effet, s’il n’est pas antimilitariste, il ne conçoit l’action militaire que de manière défensive mais jamais offensive. Ce double attachement au patriotisme et à l’internationalisme lui vaut les pires critiques. Son ancien ami et disciple, Charles Péguy déclare : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos. » De son côté, Lénine considère le Français comme un « social-chauvin », dénonce la « défense de la patrie » et se moque de la distinction entre guerre offensive et guerre défensive.

discours de Jaurès le 25 mai 1913 au Pré-Saint-Gervais
discours de Jaurès le 25 mai 1913 au Pré-Saint-Gervais

Socialiste, républicain et jacobin, Jaurès l’est. Il est cependant hostile à la centralisation comme le démontre sa défense de l’enseignement des langues régionales en 1911. Mais surtout, contrairement à nombre de républicains – dont son grand rival politique Georges Clemenceau – il ne croit pas que la République soit au-dessus de tout. Il déclare ainsi dans l’Hémicycle: « Vous avez fait la République, est c’est votre honneur ; vous l’avez faite inattaquable, mais par-là vous avez institué entre ordre politique et l’ordre économique dans notre pays une intolérable contradiction. […] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale […] c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. » La République de Jaurès doit être socialiste ou ne pas être. Il faut la dépasser pour qu’elle devienne réellement elle-même. Le problème est que derrière une rhétorique révolutionnaire, Jaurès n’envisage que les moyens parlementaires.

Une impasse politique ?

Le Tarnais se veut réformiste et révolutionnaire. Réformiste, car pour imposer le socialisme, il refuse de sortir du cadre républicain. Comme Pierre Leroux avant lui, il estime que la République a déjà « brisé toutes les oligarchies du passé » et est donc par essence révolutionnaire. Dans cette optique, elle suffit au socialisme, qu’importe qu’elle soit entièrement aux mains de la bourgeoisie. Révolutionnaire, car il veut arracher la République et la nation aux mains du capitalisme, au profit du prolétariat enfin libéré. Mais ce « réformisme révolutionnaire » n’est pas sans difficultés. Celles-ci commencent dès l’Affaire Dreyfus. Afin d’assurer la défense de la République contre la droite réactionnaire, Jaurès accepte de s’allier avec la gauche bourgeoise de 1902 à 1905 dans ce qui est appelé le « Bloc des gauches ». Un compromis qui, d’après le philosophe Jean-Claude Michéa, avait des vertus défensives à court terme mais a brouillé à long terme la distinction entre socialisme ouvrier et gauche républicaine libérale. S’il n’occupe aucun poste gouvernemental, Jaurès devient quand même vice-président de la chambre des députés. Le socialiste pense ainsi pouvoir défendre la République et contribuer à l’action révolutionnaire par la voie parlementaire. Son socialisme ne fera jamais l’unanimité dans le camp républicain où il est accusé, notamment par Clemenceau, de mettre en danger la République en soutenant notamment des grèves de grandes ampleurs (comme durant celles d’Arras de 1906). Mais c’est surtout dans le camp socialiste que ça gronde.

Jaurès au premier rang (deuxième en partant de la gauche) et Bergson debout à droite
Jaurès au premier rang (deuxième à gauche) et Bergson (debout à droite)

Lénine l’accuse d’opportunisme et de collusion avec le pouvoir bourgeois. Trotsky qui voit pourtant en lui « le plus doué des sociaux-démocrates » et « le plus grand homme de la IIIème République » l’accuse de « conservatisme petit-bourgeois ». Pour lui, la défense de la « nation démocratique » de Jaurès est une chimère, l’impérialisme capitaliste étant plus puissant. Il souligne aussi que Jaurès défend ardemment la lutte de classes mais aussi son contraire, à savoir la conciliation de classes à travers la République. Quant à Rosa Luxemburg, dans une critique de L’Armée nouvelle, elle accuse le Français de « fanatisme juridique », incompatible avec tout idéal socialiste révolutionnaire. Bien qu’il ait réussi à unifier le socialisme français, Jaurès ne fait pourtant pas l’unanimité au sein de l’Hexagone. Les anarcho-syndicalistes sont d’abord très critiques vis-à-vis de son ralliement à la République bourgeoise. Mais les attaques les plus virulentes viennent de Charles Péguy. Le directeur des Cahiers de la quinzaine accuse le fondateur de la SFIO d’avoir abandonné toute mystique au profit des arrangements politiques. Pour lui, Jaurès a trahi l’idéal socialiste et révolutionnaire. Il écrit notamment : « Ce traître par essence a pu trahir une première fois le socialisme au profit des partis bourgeois. Il a pu trahir une deuxième fois le dreyfusisme au profit de la raison d’État. Et à quelques autres profits. Il a trahi ces deux mystiques au profit de ces deux politiques. […] Que peut-il y avoir de commun entre cet homme et le peuple, entre ce gros bourgeois parvenu […] et un homme qui travaille. […] C’est une grande misère que de voir des ouvriers écouter un Jaurès. Celui qui travaille écouter celui qui ne fait rien. » Pourtant, contrairement à ce que dit Péguy, Jaurès n’a pas abandonné toute mystique. Il n’a jamais abandonné ses idéaux socialistes non plus. On peut même dire qu’entre l’Affaire Dreyfus et sa mort 16 ans plus tard, Jaurès a renforcé et affiné sa pensée sociale. Il a réussi à se débarrasser de son universalisme républicain pour épouser un universalisme hautement supérieur : l’universalisme socialiste. C’est d’ailleurs au nom du premier qu’il soutient dans un premier temps le colonialisme et c’est au nom du second qu’il le condamne radicalement à partir de 1906. Mais Jaurès n’est pas qu’un intellectuel militant contrairement à Péguy, c’est un homme politique. Et l’homme politique républicain entre directement en conflit avec le socialiste. Le réformiste est incompatible avec le révolutionnaire. Tel est le drame de Jaurès.

Jaurès est le père du socialisme républicain français, une tradition qui va de Charles Péguy à Jean-Luc Mélenchon en passant par Léon Blum. Son influence dépasse même ce seul cadre, on oublie par exemple souvent l’influence qu’il a eu sur Marcel Mauss, qui fut son plus proche collaborateur. Mais avant de devenir l’icône consensuel qu’il est aujourd’hui, recevant des hommages de Nicolas Sarkozy (sic) ou de Manuel Valls (re-sic), c’est avant tout un homme qui a cherché à réconcilier l’irréconciliable. Fils des Lumières et du marxisme, Jaurès ne pouvait pas faire l’unanimité ni dans un camp ni dans l’autre.