Une ampleur théorique indéniable, ainsi qu’un talent certain de polémiste, ont permis à Charles Maurras de rallier en son temps de nombreux catholiques, du moins jusqu’à sa condamnation par l’Église en 1926. Ce ralliement se fondait cependant sur une conception de la politique peu compatible avec le christianisme, mais qu’une ambivalence théologique a contribué à rendre acceptable pour des chrétiens.
Nous voudrions dans les quelques lignes qui suivent proposer une critique du maurrassisme. Précisons le projet : nous comptons faire une critique de Maurras d’un point de vue chrétien. Nous ne prétendons pas critiquer telle ou telle thèse de Maurras, ni donner de raisons universelles de rejeter le maurrassisme, mais simplement présenter pourquoi nous estimons que les chrétiens cohérents avec eux-mêmes ne peuvent se dire, en définitive, maurrassiens.
Une conception séculière de la politique
Charles Maurras était un disciple d’Auguste Comte avant tout. Pour lui, la politique est une physique sociale (pour reprendre l’expression de Comte) chargée d’organiser rationnellement la société à partir de principes jugés scientifiques. Tous les problèmes que peut rencontrer l’humanité sont ainsi voués à se résoudre grâce au progrès, ce dernier s’identifiant à l’édification d’une organisation scientifique de la société. Maurras reproduit donc finalement une conception de la politique assez caractéristique du XIXe siècle qu’on retrouve dans les rêveries au sujet d’un « socialisme scientifique » ou de ce qu’on appelle (peut-être abusivement) le darwinisme social. Si Maurras aménage une place importante à l’Église, il n’a au fond que faire du christianisme en tant que doctrine du salut, c’est l’institution ecclésiale en tant que dépositaire de traditions identitaires qui l’intéresse. Aux « religions républicaines » de certains révolutionnaires (culte décadaire, de la Raison, de l’Être suprême, des Droits de l’Homme…), le monarchiste Maurras oppose sa conception d’un catholicisme folklorisé. Le christianisme n’est donc pour Maurras qu’un dispositif idéologique au service du nouvel ordre qu’il appelle de ses vœux. Il est amusant de constater que ce « christianisme maurrassisé » correspond exactement aux clichés anticléricaux les plus éculés.
Le maurrassisme nourrit donc une conception séculière de la politique, c’est-à-dire que pour lui la politique se pense et se pratique indépendamment de toute référence à la transcendance. Il n’est pas surprenant qu’un positiviste tel que Charles Maurras ait adhéré à une telle conception. Il est plus étonnant que nombre de catholiques aient suivi Maurras dans celle-ci.
Un thomisme maurrassien ?
Denis Sureau (dans son livre Pour une nouvelle théologie politique) explique l’adhésion de nombreux catholiques au maurrassisme par l’influence d’un certain genre de thomisme, tel qu’il s’est cristallisé au XVIe siècle dans l’école de Salamanque autour de théologiens comme Suarez ou Molina. Ce dernier distingue deux finalités séparées à la vie humaine. D’abord, une finalité naturelle dont la politique serait une expression. Ensuite, une finalité surnaturelle, le salut, qui vient comme se surajouter à la finalité naturelle. Cette doctrine de la double finalité aboutit à rendre acceptable pour des chrétiens une conception séculière de la politique.
Le théologien anglais contemporain John Milbank voit l’origine de cette doctrine de la double finalité, caractéristique de la modernité, non pas chez Thomas d’Aquin mais dans l’averroïsme latin. Milbank propose (dans son livre Théologie et théorie sociale) de revenir à une lecture plus fidèle du Docteur Angélique, dans le sillage d’Henri de Lubac et d’Etienne Gilson, pour laquelle il n’y a qu’une unique finalité à la vie humaine, et où nature et surnature, loin d’être séparées, participent pleinement l’une à l’autre. Dans une telle conception, l’activité politique ne saurait se penser indépendamment d’un horizon théologal, et incidemment ecclésiologique.
Prendre le contre-pied de Maurras
Le maurrassisme apparaît dès lors comme une idéologie politique séculière de plus, au même titre que le libéralisme ou le communisme, en plus perverse peut-être car ne s’affichant pas comme telle. Adhérer à la conception séculière de la politique que nourrit Maurras exige du chrétien qu’il mette entre parenthèses sa foi, ce qui revient pour lui à être incohérent avec ses propres convictions.
L’Église catholique a condamné l’Action française en 1926. Cette condamnation a d’ailleurs largement réduit l’influence maurrassienne dans les milieux catholiques, et ce même après sa levée en 1939. Maurras demeure cependant l’illustration historique d’une tentation récurrente des chrétiens : accepter de mettre entre parenthèses leur foi pour soutenir telle idéologie politique ou telle organisation sociale, pour peu que celle-ci les courtise un peu. Les chrétiens doivent cesser d’accepter que le christianisme serve de supplément d’âme au mieux, de folklore identitaire au pire. Comme l’affirme Milbank, une politique réellement chrétienne ne consiste ni à apporter son soutien à tel ou tel camp ni à fonder un énième parti politique, mais à édifier une véritable alternative, une contre-culture : l’Église.