On a longtemps traité son papa de fasciste. Marine, elle, semble avoir au moins partiellement intégré l’arc républicain. Marine plus fréquentable que son diable de père ? C’est la thèse que les médias et l’opinion publique défendent à demi-mot, preuve que l’entreprise de dédiabolisation a fonctionné. Mais sur le fond, qu’en est-il vraiment ?
Jean-Marie le Pen, l’anarchiste
Avoir un minimum de culture politique, c’est comprendre que le fascisme au sens stricte est incompatible avec l’idéologie de Jean-Marie le Pen. Le fascisme se définit originellement comme un antilibéralisme doublé d’un despotisme cristallisé autour du concept de nation. Le fascisme est, à proprement parler, un national-socialisme. Jean-Marie le Pen et le Front National qu’il incarnait autrefois ne correspondent pas à cette définition sérieuse du fascisme. Le Pen père est un homme de droite, un libéral sur le plan politique et sur le plan économique. Si bien sûr la dimension identitaire du Front est décisive, elle ne suffit pas à en faire un parti fasciste. Le Pen est un libéral car il est fondamentalement individualiste. Son programme économique est inexistant. Il se résume à la thèse du « Reagan français ». C’est un être de postures, un trublion qui n’a jamais véritablement envisagé d’accéder au pouvoir. Sa philosophie est authentiquement libérale en tant qu’elle est l’expression d’une de ses dérives : l’anarchisme.
Libéralisme et absolutisme
En effet, le libéralisme affirme que le seul pouvoir qui doit être reconnu à l’Etat est celui de faire coexister les libertés. Il valorise l’individu et l’idée d’un peuple souverain car constitués d’hommes libres. L’humanisme libéral est un individualisme politique. La fonction de l’Etat, c’est la protection des libertés individuelles : culte, pensée, réunion… Si le libéralisme est donc une théorie des limites de l’Etat, son expression extrême est l’anarchisme, thèse de la destruction totale de l’autorité et du pouvoir.
Le libéralisme (Locke) ne s’oppose pas traditionnellement au socialisme mais à l’absolutisme (Hobbes), non pas au sens monarchiste mais au sens démocratique, c’est-à-dire à la pensée du contrat social et à la valorisation de l’Etat providence. En effet, le libéralisme est compatible avec le socialisme. On peut être social-libéral. En revanche, libéralisme et absolutisme sont parfaitement symétriques. D’un côté la glorification de la liberté individuelle, de l’autre la promotion d’un Etat fort. Si le libéralisme dégénère en anarchisme, en quoi dégénère l’absolutisme, le célèbre Leviathan ?
Fascisme, écueil de l’absolutisme
Le despotisme est la dérive ultime de l’absolutisme. Il transforme l’exigence d’un Etat fort en un celle d’un Etat omnipotent, d’un autoritarisme. Le fascisme est un despotisme. Il sacrifie l’individu au profit du groupe dans une perspective holistique : le tout prime sur la somme des parties. Le fascisme est donc doublement antilibéral que ce soit politiquement, c’est un anti-individualisme, et économiquement, c’est un anticapitalisme.
« Le fascisme est absolument opposé aux doctrines du libéralisme, à la fois dans la sphère politique et dans la sphère économique […] L’Etat fasciste veut gouverner dans le domaine économique pas moins que dans les autres; cela fait que son action, ressentie à travers le pays de long en large par le moyen de ses institutions corporatives, sociales et éducatives, et de toutes les forces de la nation, politiques, économiques et spirituelles, organisées dans leurs associations respectives, circule au sein de l’État. » (Cf. Mussolini, La Doctrine du fascisme (1935))
Qu’est ce qui sépare le fascisme du communisme, lui aussi anticapitaliste et despotique ? C’est la question identitaire. Ce qui fait que le fascisme reste catalogué à droite (expression qui ne veut plus dire grand chose), c’est son nationalisme et son militarisme. De son côté, le communisme est volontiers transnationale. Le fascisme, idéologie réactionnaire, glorifie l’identité nationale afin de créer une base homogène pour lutter contre la décadence libérale. Ce discours, à la fois social (anticapitaliste, anti-individualiste) et national (tentative de réunir un peuple dans une logique identitaire) aboutit à un populisme.
Si donc Jean-Marie le Pen ne réunissait qu’un seul des trois critères fascistes que nous avons décrits (despotisme, antilibéralisme économique et politique, nationalisme), sa fille, elle, réalise bien l’union des trois.
Marine le Pen, authentique fasciste ?
Le discours de Marine le Pen est explicitement antilibéral. Comme le fascisme, le Front nouvelle formule est absolutiste et anticapitaliste. Les lieux communs de le Pen fille sont la lutte contre la finance internationale – expression ultime du néo-libéralisme – la volonté de rendre à la France sa souveraineté et la défense de l’identité nationale. Le marinisme, idéologie autonome qui n’a plus rien à voir avec le lepenisme, s’inscrit, comme le fascisme mussolinien, dans une période historique troublée : grave crise économique, chômage de masse, humiliation des entités nationales. Comme dans les années 30, le début des années 2010 se caractérise par un fort mouvement de réaction en Europe : montée des nationalismes, critique généralisée des dérives néo-libérales et de l’impérialisme américain. Comme le fascisme, le marinisme se déploie à travers à un discours populiste opposant un peuple opprimé et enraciné à une élite opprimante et nomade. Certes, le nouveau Front National n’a pas encore eu l’occasion de dégénérer en despotisme puisque cette transformation ne peut s’accomplir que par l’accession au pouvoir. Mais les résultats sans cesse croissants de ce parti, la dispersion récente de la droite libérale, la trahison de la gauche sociétal et le contexte historique peuvent laisser penser qu’une prise de pouvoir n’est plus impossible.
Le paradoxe qui demeure a expliquer est le suivant : pourquoi le marinisme qui ressemble de manière troublante au fascisme est dédiabolisé ? Pourquoi la gauche et la droite, qui ont longtemps alimenté l’idée d’une menace fasciste pour discréditer l’anarchiste Jean-Marie, semblent aujourd’hui considérer Marine le Pen avec plus d’égards ? Peut-être tout simplement parce que la gauche et le droite française ont une définition erronée du fascisme.
M.