Marc Cholodenko, derrière les mirages

Si l’on aime parcourir les librairies, on peut tomber sur Les Etats du Désert, prix Médicis 1976, qui sonna comme l’annonce du départ d’un auteur, Marc Cholodenko, vers sa destinée littéraire. Certains en effet ont eu vent du mythe de cet homme qui inventa un immense désert depuis une mansarde de la rive gauche. Car l’Abyssinie n’est plus, et peut-être n’a-t-elle jamais été, il a donc décidé d’en créer une à sa mesure.

Pourtant, Marc Cholodenko ne s’est jamais arrêté d’écrire depuis ce livre qui le fit connaître à 26 ans. Bien au contraire, il a poursuivi sa fugue de livre en livre, chaque ouvrage fuyant le précédent. C’est ainsi que sa dernière publication en date n’est qu’une série de deux cents et quelques incipit, à l’image de toute une œuvre qui ne s’est dessinée qu’en face de terrains absolument vierges. Chacune des tentatives qui la composent ouvre un champ différent, semant tout public qui voudrait retrouver dans les livres une trace de leur auteur. Celui-ci construit en effet une œuvre dont on pourra dire beaucoup de choses, car elle se rapproche de l’universalité à mesure qu’elle se défait de son sujet. Il n’en restera plus qu’un objet de fascination, une sorte de monolithe que personne ne pourra cerner ni saisir, – mais  qui nous fera face, inévitablement.

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Photo Charlotte Courtois pour Philitt

Le premier livre que j’ai lu de lui est Taudis/Autels, où le poète prend une série de notions ou de simples mots, et les jette de-ci de-là, dans leur obscurité et dans leur luxe. Est-il ainsi ce démiurge capable d’extraire de tout étant l’ombre et la lumière ? Vit-il alors dans un taudis ou sur un autel ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il reçoit dans son laboratoire central. La prise de contact se fait bien évidemment par écrit. Nous échangeons quelques lettres. Il me propose alors de passer, un après-midi. Une fois monté l’escalier monumental d’un immeuble ancien, jusqu’au dernier palier, je vois cet homme qui m’attend au pied de sa porte et m’invite à entrer. C’est un studio mansardé avec fenêtre sur cour calme, vue sur le ciel. Il y a quelques livres, soigneusement rangés, un grand cendrier circulaire, et un petit canapé près du large bureau. Je pense alors aux quelques privilégiés qui passent ici de temps à autre, à leur gré, parmi lesquels le cinéaste Philippe Garrel, dont Marc Cholodenko est le dialoguiste. Il m’invite à m’asseoir.

Marc Cholodenko n’invalide aucune remarque faite sur son œuvre, toutes les intuitions, d’une certaine manière, y trouvent une place. L’auteur considère son lecteur avec un petit sourire, mi bienveillant, mi moqueur, lui signifiant qu’il ne se trompe jamais, mais qu’il n’a pas pour autant tout à fait saisi son objet littéraire. C’est ainsi même que Filet, paru en 2009, attrape le lecteur dans un piège, celui qu’il se tend à lui-même en cherchant à tout prix un sens. Cette quête du sens qu’entreprend le lecteur va avec sa volonté de s’approprier le livre. Mais Filet n’est que l’envers d’un livre, il n’offre rien d’autre que des parois d’une sorte de cube vide, rendant tout effort pour le saisir effroyablement vain. Et le lecteur, niché à l’intérieur, ne peut que se saisir lui-même.

Cependant, Marc Cholodenko, qui publia jeune, dès 22 ans, débuta avec des recueils de poésies, en vers et en prose, qui conservaient un caractère d’énoncés. Cent chants à l’adresse de ses frères explorait ainsi une forme encore balbutiante, où les idées étaient situées à un premier degré de lecture, habillées par une forme héritée de la poésie classique. Le livre qui marqua le tournant dans son écriture fut Bela Jai, qu’il publia à trente-neuf ans. S’il conserve la trace d’une pensée sous forme d’énoncé, dissertation d’ailleurs brillamment menée, sur la parole, où se côtoient trois personnages principaux, un écrivain, une femme et un homme étrange qui ne pense pas avec des mots, la compréhension ne se situe pas à ce niveau de lecture. Les phrases ont un sens certes, le livre un propos, mais celui-ci est brouillé par une sorte de musique qui emporte tout avec elle. On comprend aisément alors que l’enjeu n’est pas de s’attarder à saisir toutes les pensées qui sont développées sous nos yeux, mais qu’il faut lire vite, se laisser porter par des mots dont on ne sait pas, – et c’est là que l’envoûtement prend racine – s’ils sont là en tant que signifiants ou s’ils se dressent d’eux-mêmes, graphiquement. C’est davantage le rêve d’un livre qui n’a pas besoin d’être lu pour exister, qui soit une sorte de sculpture, un monument érigé à une pensée qui y a trouvé son terme, mais qui ne cherche pas à s’imposer. Elle se fait au contraire discrète, comme un homme qui, ayant trouvé quelque vérité, se tait. Le lecteur, parcourant le texte des yeux, hésite perpétuellement entre puiser un sens dans les mots, ou rester à la lisière de la compréhension. Il voit enfin la page comme une entité visuelle, à mi-chemin pourtant entre un fond trop sombre et une forme trop lumineuse. Il vogue alors sur les lignes, survolant les mots ou plongeant dans leur sens, – il est enfin libre de lire ou de laisser le livre être sans lui.

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Photo Charlotte Courtois pour Philitt

Quand on interroge Marc Cholodenko sur ses contemporains, il n’en retient que peu, ou alors affirme qu’il fait autre chose, toujours. On pense à Pierre Guyotat dont Cholodenko pourrait être le frère. Mais non, il ne se reconnaît pas dans cet univers crépusculaire. Cependant, il ne nie pas que c’est sans doute parce qu’il en est très proche qu’il n’adhère pas à ces pages rythmées à coup de canon, Eden, Eden, Eden, qui sonnent elles aussi comme l’annonce de l’Abyssinie. Marc Cholodenko avance seul, mais il garde une place pour l’admiration, qu’il porte notamment à Valère Novarina ou Olivier Cadiot, ses amis des éditions POL. Et à son éditeur, qui le suit depuis ses débuts : Paul Otchakovsky-Laurens.

De quoi alors Cholodenko est-il le contemporain ? Ses pages semblent des peintures faites de mots, action paintings, ou bien des murs de briques qui partagent le monde en deux. C’est un filet tendu entre intérieur et extérieur, entre réel et imaginaire. Et il est impossible de passer de l’un à l’autre en conservant un quelconque souvenir de l’univers que l’on vient de quitter. En quelque sorte il s’est produit un envoûtement, dans le sens où  l’esprit du lecteur a plongé dans une zone qui lui était étrangère. Puis il a relevé la tête, et ne se souvient de rien, sauf que peut-être il a frôlé un désert. L’oeuvre de Marc Cholodenko ne laissera personne indifférent, mais sans doute les lecteurs seront-ils ensuite dans l’incapacité de parler de leur expérience, comme s’ils avaient frôlé une altérité absolue. Or, beaucoup lisent pour faire ensuite des comptes-rendus, pour en parler après autour d’une table, ou du moins pour apprendre sur un sujet donné, comme s’ils étaient des passeurs d’idées.

Le lecteur d’un roman véhicule des images, celles qu’il puise dans le livre, qui ne lui sont pas adressées mais le sont à la matière romanesque même. Il les imprime sur une autre zone, il les transfère ailleurs, dans son esprit où l’histoire se déroule alors. Le roman prend ainsi naissance, sa mécanique fonctionne, l’illusion de la réalité est donnée. Ce n’est pas le cas d’un livre comme Filet où c’est le lecteur qui est malléable, il est ce principe actif qui va se mêler au livre, comme un de ses composants. Son rôle est secondaire, il est la dernière pièce qui manque à la machine pour se mettre en marche.

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Photo Charlotte Courtois pour Philitt

On pense bien évidemment à Roland Barthes, et l’on juge ces expérimentations comme appartenant à un courant littéraire révolu. C’est sans doute exact dans le sens où un point limite a été atteint, et qu’il ne reste plus alors qu’à revenir en arrière, dans d’éternelles variations, ou à explorer encore et encore ces chemins brumeux de la théorie. Mais cependant, quelque chose est aujourd’hui plus disséminé que jamais, épars dans le monde, un langage perdu sur une multitude de supports différents, incompréhensible, insaisissable. On se dit que bien plus qu’autrefois il est nécessaire de voir clair, de rassembler ce qui est dispersé de par le monde. Comme dans un gigantesque livre qui s’étend comme un désert, sur les façades d’immeubles, le réseau informatique, les rues bondées, les forêts, les mers et les cieux.