La philosophie a cette fâcheuse habitude de soumettre la totalité du réel à l’ordre du concept ; philosopher c’est comprendre et saisir ce qui est, tout ce qui est, et sans exception ! « C’est en effet toute la marche de la philosophie occidentale aboutissant à la philosophie de Hegel, laquelle, à très juste titre, peut apparaitre comme l’aboutissement de la philosophie même. Partout dans la philosophie occidentale, où le spirituel et le sensé résident toujours dans le savoir, on peut voir cette nostalgie de la totalité. Comme si la totalité avait été perdue, et que cette perte fût le péché de l’esprit. C’est alors la vision panoramique du réel qui est la vérité et qui donne toute satisfaction à l’esprit. » C’est à travers la notion d’Autre que Levinas cherche à montrer que certaines « réalités » résistent à cette catégorisation, et à révéler la faille de la politique.
L’altérité n’appartient pas à l’ordre des objets, je ne peux la faire mienne. L’Autre est et demeure un mystère, comme ce qui m’échappe toujours, je ne peux le saisir tel un objet, il n’est pas un autre moi, mais un Autre que Moi. Pour Levinas, la connaissance est parfaitement incapable de respecter autrui dans son altérité même, c’est pourquoi il accorde une primauté de l’éthique par rapport à l’ontologie. Dire qu’il pense l’éthique comme philosophie première, c’est en fait dire que le sens profond de la vie humaine est éthique, et qu’il vient du Face à Face avec l’Autre. La relation avec autrui n’est pas à penser sur le mode de la connaissance, bien au contraire ! L’Autre vient à Moi, se révèle et s’impose. Levinas aime à dire que l’Autre m’interpelle, c’est-à-dire qu’il me fait sortir de ma solitude et m’impose un sentiment de responsabilité. Mais quel est cet Autre ? Comment se passe cette rencontre ? Comment le Face à Face avec cet Autre peut-il révéler et réveiller ce qui dans le Moi est premier, à savoir la relation éthique ?
Chez Levinas, la solitude apparaît comme l’unité indissoluble entre l’existant et son œuvre d’exister, comme une catégorie de l’être, et même comme un moment de la dialectique de l’être. « C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l’exister. Dans ce sens, être, c’est isoler par l’exister. » Nous sommes donc uniques, et c’est en ce sens que nous sommes seuls, rien à voir avec un isolement de fait comme celui du Robinson ! Pourtant, malgré cette unité de l’existant et de l’exister, nous avons l’idée d’un exister qui se fait sans nous, sans sujet, d’un exister sans existant… C’est ce que Levinas appelle l’il y a : il y a qui est à la fois présence et absence, présence parce que nous en avons l’idée, mais absence parce que nous ne pouvons le saisir. Il n’est pas défini ou caractérisé, il demeure sans existant, il est anonyme. On ne peut le nommer car on affirme toujours un étant, mais il s’impose puisqu’on ne peut le nier. Cet il y a peut être caractérisé par la notion d’éternité puisque sans existant, l’exister n’a pas de point de départ. C’est ici, dans cet il y a que se produit l’hypostase ; hypostase comme moment où l’existant se met en rapport avec l’exister. L’exister devient l’attribut de l’existant, et c’est par cette « maîtrise jalouse et sans partage » sur l’exister que l’existant est seul. Le Je n’est pas un existant, mais liberté première, commencement, c’est maintenant à partir de quelque chose qu’il y a existence. Il y a donc une fierté et une virilité à être seul. Mais il y a un retournement dialectique dans cette maîtrise, car l’identité n’est pas seulement un départ de soi, mais aussi un retour à soi. Ne pouvant se détacher de Soi, l’existant est responsable : l’être libre n’est déjà plus libre puisqu’il est responsable de lui-même. Il ne peut se défaire de cette relation de Moi à Soi. « La solitude n’est pas tragique parce qu’elle est privation de l’autre mais parce qu’elle est enfermée dans la captivité de son identité, parce qu’elle est matière. Briser l’enchaînement de la matière, c’est briser le définitif de l’hypostase. » C’est être dans le temps. C’est donc pour dénouer ce lien entre le Moi et le Soi, pour surmonter le poids qu’il est à lui-même, que le sujet lutte pour le salut dans le monde et la vie quotidienne.
Bien que, lorsque le sujet se met en rapport avec tout ce qui est nécessaire pour être, il se sépare de lui-même, à ce stade, le Moi est toujours captif du Soi, car c’est à la lumière de sa raison qu’il éclaire les objets qui l’entourent. Autrement dit, bien qu’un objet soit éclairé comme quelque chose que l’on rencontre, du fait même qu’il soit éclairé, on le rencontre comme s’il sortait de nous. Rien n’est étranger à la raison, et la connaissance semble devenir universelle : en ce sens, l’objectivité de la lumière, c’est la subjectivité pure. La raison ne trouve donc jamais d’autre raison à qui parler. Mais comment alors le Moi sort-il de sa solitude ?
Dans la connaissance, ma solitude consiste en ce que je suis maître des objets qui m’apparaissent et m’entourent, et dans la souffrance, elle consiste en l’impossibilité pour moi de me trouver un ailleurs et de m’enfuir… Mais, face à la mort, qu’en est-il de ce Moi tout puissant ? La mort s’annonce dans la souffrance, mais en dehors de la lumière ; voici un évènement dont le sujet n’est pas le maître. Alors que pour Heidegger, la mort est évènement de liberté, pour Levinas elle est insaisissable et marque en ce sens la fin de la virilité du sujet. Rappelé à la passivité, le sujet est du même coup rappelé à l’irresponsabilité, car la mort n’est jamais assumée, elle vient. La mort brise ainsi la solitude car nous ne pouvons l’assimiler par la connaissance. Cet Autre qui s’annonce ne possède pas l’exister, mais a une emprise sur mon exister, emprise que je ne peux connaître, car réfractaire à toute lumière : la relation avec l’Autre, est relation avec un mystère… Cependant, je ne peux assumer la mort comme j’assume les objets, je n’accueille pas cet Autre, je lui fais face. Le seul Autre assumé que je puis rencontrer c’est Autrui. La mort ne détermine l’avenir que dans la mesure où elle ne peut jamais être présent, mais l’être de l’existant est dans le temps. C’est donc seul le Face à Face avec Autrui qui permet au sujet de penser un avenir : c’est la relation intersubjective qui fonde l’empiètement du présent sur l’avenir.
Mais, chose étrange, dans cette relation, ce n’est pas à l’existant que nous avons affaire, mais à l’évènement de l’altérité : pour Levinas, « alors que l’existant s’accomplit dans le subjectif et dans la conscience, l’altérité s’accomplit dans le féminin ». Le féminin est cet Autre qui se présente comme un mystère, qui fuit toute lumière, pour se retirer dans la pudeur. Et, dans la mesure où la transcendance de cet Autre consiste à se retirer, nous ne le possédons pas. Point de maître et d’esclave ici, mais une autre forme de dialectique. L’Eros incarne alors la relation qui n’est ni lutte, ni connaissance, ni fusion : le féminin est absolument Autre, je ne puis le comprendre, il me place dans une situation où je ne puis plus pouvoir, et où cependant je demeure comme un Je. La caresse est, pour Levinas, un exemple parfait. Elle est contact physique d’un Autre, en ce sens, elle fait partie du monde de la lumière, mais, que cherche-t-elle ? Ce qu’elle ne sait pas, elle veut découvrir ce qui toujours se dérobe, l’altérité pure, et, en ce sens, elle est l’attente d’un avenir pur et sans contenu. Dans la relation avec Autrui, je fais donc l’expérience du temps, il y a horizon d’avenir. La relation érotique apparaît comme la relation originaire avec l’Autre, relation dans laquelle, le sujet demeure intact, quoiqu’il puisse faire là l’expérience de la transcendance.
C’est ici, dans cette relation avec l’Autre, que je suis investi de responsabilité. Le visage d’Autrui me convoque à la responsabilité ; l’accueil de l’Autre est ce qui définit ma subjectivité. Le visage de l’Autre m’investit de responsabilité par sa vulnérabilité même, il parle, interdit le meurtre et dit le devoir de responsabilité. Devoir de responsabilité ? Ces mots résonnent tout de suite comme une assujétion… Assujétion à l’Autre, hétéronomie de la responsabilité, le rapport à Autrui destitue l’homme de sa liberté ! Quand je fais l’épreuve de cette responsabilité, je suis comme otage dans le Face à Face avec l’Autre : la relation est asymétrique. L’Autre y est d’emblée placé plus haut que Moi, comme ce que je dois en quelque sorte préserver, ce sans quoi je ne puis être. Je ne me demande même pas s’il y a réciprocité, je suis absolument passif, et c’est cela même qui me rend unique. Si ce mouvement est et doit demeurer à sens unique, et ne pas s’investir en réciprocité, c’est parce que ce retour à l’origine, retour à Moi, serait retour au Même, et absorberait du même coup l’altérité tant recherchée dans une tautologie du Moi. Ainsi, le rapport à autrui est-il la relation éthique par excellence. C’est la disproportion entre Autrui et Moi qui constitue la conscience morale. C’est en ce sens que l’éthique est philosophie première : « si la philosophie consiste à savoir d’une façon critique, c’est-à-dire à rechercher un fondement à sa liberté, à la justifier, elle commence avec la conscience morale où l’Autre se présente comme Autrui et où le mouvement de la thématisation s’inverse. »
Cette asymétrie fondamentale de la relation éthique indique une socialité à deux, réfractaire à toute universalisation par extension : la socialité dans laquelle je suis, est commandée par l’Autre, et rapportée à mon unité. Mais mon Autre n’est jamais seul, il est lui aussi l’Autre d’un Autre, et cet Autre est un tiers. Ces relations s’étendent et se multiplient, et ainsi se pose naturellement la question du politique, qui est pour Levinas, tout comme l’ontologie reléguée au second plan. En effet se dessine ici la question de la pluralité : le tiers peut avoir été victime de celui-là dont je réponds ; ainsi quand j’entends Autrui me commander, je dois prendre en compte la relation de l’Autre avec le tiers… Dès lors la relation éthique requiert-elle une symétrisation des rapports. C’est ainsi qu’il faut penser et produire du Droit ainsi que de l’égalité. Droits et devoirs devant alors être réciproques, les rôles et places de la société doivent être interchangeables de sorte que, pouvant devenir tour à tour l’Autre, ou l’Autre de l’Autre, un même temps pour tous puisse être pensé. Voici le rôle du politique : universalisation des rapports. Mais attention, il ne faut pas penser et fonder le rapport du politique et de l’éthique comme subordination ou soumission, l’un n’est pas subordonné à l’autre. Entre l’asymétrie des rapports éthiques et la symétrisation des rapports politiques, il doit demeurer un intervalle où l’unicité préexistante du Moi peut demeurer. La sphère politique ne doit pas chercher à tout prendre en elle, à tout totaliser, elle doit être capable d’effectuer ce mouvement qui va du Même à l’Autre, et qui revient de l’Autre au Même. Elle doit considérer le Moi dans son unicité, puis le dévisager un instant pour le juger justement, et enfin lui rendre son visage.
Bien loin donc de construire une politique prédominante, Levinas nous suggère de penser l’éthique comme régulateur de celle-ci, lorsqu’emportée par sa volonté de totalisation et d’universalisation des rapports, elle en vient à défigurer le Même et à être injuste. L’éthique doit donc pouvoir l’interpeller et la limiter, afin de permettre aux rapports asymétriques, fondements de la subjectivité, de subsister.