Jean-Luc Nancy est né en 1940 à Bordeaux. Il devient professeur de philosophie à l’université de Strasbourg en 1968, jusque 2004. Son œuvre apparaît extrêmement diffuse : composée d’entretiens, de conférences, de réflexions sur des artistes (nous retiendrons l’excellente contribution au catalogue de l’exposition Antonin Artaud, à la BNF : « Le Visage plaqué sur la face d’Artaud »), de collaborations avec d’autres philosophes, et au premier chef desquels son ami Philippe-Lacoue Labarthe (dont l’incroyable petit volume, aujourd’hui malheureusement épuisé, Le Mythe nazi [L’Aube, « poche essais », 2005 : 79 pages époustouflantes], déconstruisant la pensée allemande et la mythologie nazie ; ainsi que cette introduction à la lecture des romantiques que constitue L’Absolu littéraire, publié au Seuil en 1978), et d’une immense œuvre critique et philosophique amorcée par La Communauté désœuvrée (Bourgois, 1986) et poursuivie dans les années 2000 par une réflexion sur le christianisme (La Déclosion, Galilée, 2005 ; L’Adoration, Galilée, 2010 ; pour ne citer que ces deux ouvrages).
Cette rencontre avec Philippe Lacoue-Labarthe n’est certainement pas un hasard ; elle correspond en partie à une même recherche sur la destinée et la mythologie de l’Occident (rappelons à ce propos la publication l’année passée des entretiens et conférences de Lacoue-Labarthe, La Réponse d’Ulysse et autres textes sur l’Occident, dont l’entretien avec Makoto Asari intitulé « Dies Irae » est symptomatique de cette déconstruction du mythe de l’Occident), destinée et mythologie directement en lien avec ce que nous pourrions nommer, à la suite de Heidegger, « l’affaire de la pensée ».
Pour tous deux peut-on dire que l’affaire de la pensée fut précisément de penser la communauté hors l’identité (c’est là ce qui constitue le point focal de la dernière œuvre de Lacoue-Labarthe, et le départ des textes de Jean-Luc Nancy). Aussi, comme le remarquait très justement Pierre Chaillan au principe d’un entretien avec Jean-Luc Nancy, s’il fut « tenté dans sa jeunesse par la théologie, sa rencontre avec Derrida, ses lectures d’Althusser, Deleuze, Heidegger, Blanchot, Hölderlin le conduisent à penser un monde fragmenté où « l’être-en-commun », « communauté » ou « communisme » stimulent l’existence (voir l’entretien « Le communisme, c’est le sens de l’être en commun à penser », [2012], sur le site de l’Humanité). »
Qu’appelons-nous penser ? Un entretien.
Les éditions Diaphanes, dont nous avions largement apprécié le travail lors de la republication du Principe d’anarchie, Heidegger et la question de l’Agir, de Reiner Schürmann, publie ce mois un entretien de Jean-Luc Nancy avec Daniel Tyradellis, intitulé de manière programmatique « Qu’appelons-nous penser ? ». Nous ne chercherons pas ici à faire le lien avec l’immense cours de Heidegger que constitue Qu’appelle-t-on penser ? (PUF, 1959, republié en 2010) ; remarquons toutefois que ce titre indique une explication avec Heidegger, explication qui s’est toujours trouvée au cœur de la pensée de Jean-Luc Nancy.
De fait, l’entretien débute par une question sur la définition heideggérienne de la pensée, Heidegger estimant en effet que : « Nous accédons à ce que l’on appelle penser si nous-même pensons. […] Pour qu’une telle tentative réussisse nous devons être prêts à apprendre la pensée. Aussitôt que nous nous engageons dans cet apprentissage, nous avons déjà avoué par-là que nous ne sommes pas encore en pouvoir de penser. »
La question est alors de savoir ce qui constitue la pensée ; ou plutôt à partir de quel moment nous pensons, à partir de quel moment nous pouvons nous dire « penseur », c’est-à-dire dans l’exercice de la pensée. Jean-Luc Nancy remarque deux « faits » dont l’un dérive de Heidegger et de la notion de Weltlosigkeit (la « pauvreté en monde », provenant de la thèse si souvent citée de Heidegger (située dans un cours de 1929-1930) : « la pierre est sans monde (weltlos), l’animal est pauvre en monde (weltarm), l’homme est producteur ou concepteur de monde (weltbildend).1 »), à savoir que ce qui caractérise la pauvreté en monde du verre (id est, pour reprendre l’exemple de Heidegger, la pierre) est le fait qu’il n’a pas de distance avec lui-même. Par extension, ce qui caractérise la pensée est la distance que l’on entretient avec soi-même : « Peut-être peut-on dire que ce verre posé sur la table n’a pas de distance avec lui-même, et ne pense absolument rien, car le verre n’a rien à apprendre, rien à méditer, rien à interpréter, etc. »
Jean-Luc Nancy introduit donc dans le concept de Weltlosigkeit une réflexion proprement hegelienne, dont il ne se défend par ailleurs pas, pour aboutir à l’idée que ce qui fait la pensée se trouve tout à la fois dans un « ça pense et ça nous fait penser ». C’est ce mouvement toujours double qui constitue l’affaire-même de la pensée, à savoir ce commun qui se met en place au sein même de la pensée. En fin de cette conversation, Jean-Luc Nancy évoque cette notion de partage, inhérente à toute pensée, et que Deleuze appelait (dans un autre entretien, Les Intercesseurs, in Pourparlers, Minuit, 1990) intercession, ou série : « Nous ne pouvons rien penser sans que cette pensée ne soit a priori engagée dans un partage. Elle est redevable à d’autres (que j’ignore ou non) et elle s’adresse à d’autres (que je le veuille ou non). »
C’est bien cette idée de « partage » de la pensée (ce bien en commun) qui justifie, au sein de cet entretien, que Daniel Tyradellis et Jean-Luc Nancy fassent détour par la question du medium de la pensée, à savoir les techniques d’écriture et les révolutions de nos dernières années. C’est là aussi où l’on remarque à quel point, au sein de cette communauté de pensée, Daniel Tyradellis tient son rôle, et offre des développements souvent brillants. Ainsi, dans le deuxième chapitre, lorsque la conversation les amènent à interroger la communication, ou plutôt l’évolution de la pensée en regard de l’évolution des médias, Jean-Luc Nancy conclu par une idée qui touche juste : « Mais en même temps, si on regarde l’histoire des techniques d’écriture depuis six mille ans (en gros), a-t-on l’impression de profond changement dans les processus de la pensée ? »
Ce à quoi n’importe qui répondrait qu’effectivement, si nous sommes encore capables de lire Aristote ou Platon, en restituant leur pensée, alors effectivement les médias changent peu les manières de penser. Toutefois, comme le remarque D. Tyradellis dans une optique très foucaldienne, rien ne nous permet effectivement de trancher, de décider si l’évolution des techniques fait encourir aux processus de pensée une évolution, du fait que nous mêmes pensons en un moment particulier, et en une culture particulière. La réponse de D. Tyradellis est exacte, et est l’exact point aveugle de toute tentative d’histoire, ou d’historicisation de la pensée.
C’est là où le dialogue trouve ses fruits : si Jean-Luc Nancy ne répond pas directement à cette remarque, elle offre toutefois les clés pour aller plus loin, et pour nous conduire au cœur de ce commun qu’est la pensée.
Dans cet entretien, chacun cherche à inclure l’autre à sa pensée, et non à l’en exclure. Il faudrait en dire autant du lecteur, construisant ses propres interrogations, et ses propres réponses entre les lignes. Il y a de l’inachèvement dans cette pensée qui se déploie à deux voix (« c’est même tout le sens possible – de penser que le sens est essentiellement inachevable, achevé pour chacun parce qu’inachevable. »), son lecteur sentant là le blanc, là la réflexion. En un mot, pensant.
Cet article est d’abord paru sur le site Theoria.