La quête obéit à une autre logique que l’univers dans lequel évoluent ces personnages. Bien qu’irrationnelle, elle demeure nécessaire. Les personnages, une fois embarqués dans cette quête, cette ligne de fuite, ne peuvent y renoncer. Par exemple Alexandre dans Le Sacrifice reniera sa famille en se sacrifiant, car ce fut l’unique solution, l’unique réponse qu’il pouvait leur donner du haut de sa solitude. La morale objective (mondaine?) tel que Kant par exemple la théorisera, voudrait qu’il reste en vie, pour le bien de sa famille. La morale d’Alexandre est personnelle et est ressentie comme un besoin – c’est une voie dangereuse qui mènera Alexandre à la folie. Le héros tarkovskien est ici à rapprocher au chevalier de la foi de Kierkegaard qui nous dit que « celui qui suit a voie étroite de la foi, personne ne peut l’aider, personne ne peut le comprendre ». La réussite de la quête passe par un arrachement: dans Solaris, Kris Kelvin a éte envoyé sur cette planète pour étudier scientifiquement, des phénomènes irrationnels. Phénomènes auxquels il doit finalement faire face lui-même, comme lui avait signalé l’autre scientifique présent sur la planète. Ce dernier, n’ayant pas lâché la prise rassurante que lui conférait son statut et sa rationalité, finira par mourir. De son côté, Kris Kelvin, pris dans le flux de phénomènes étranges, accomplira à travers eux sa quête psychanalytique.
Voyons encore Stalker. Dans ce film, la quête des trois personnages vers la chambre des désirs sera un échec pour le Professeur et l’Ecrivain. Ceux-ci sont restés prisonniers de leur raison, voulant soit tout expliquer, soit douter de tout (le scepticisme n’étant pas l’opposé du positivisme, mais son double). Aucun des deux ne comprendra que ce qu’ils cherchaient se trouve en fait au fond d’eux-mêmes.
L’intellectuel, dont les deux faces s’expriment à travers ces deux personnages, est la figure type de l’apprentissage, du ré-apprentissage d’un être qui se serait fourvoyé. Le Stalker, lui, être sensible, dépassera l’antinomie des deux autres, et choisira la voie de la foi, de l’adhésion sensible et immédiate au réel. A la fin, on voit le Stalker accompagné de sa femme et de sa fille. Le Stalker n’a pas d’explication sur son métier, ni sur la chambre des désirs : il ne rationalise pas les choses, il les sent, son « travail » prend ici le plus haut sens accordé à la vocation. Mais la clé du film ne se situerait-elle pas dans sa fille, qui à la fin accomplit un acte magique ? Finalement, ce sont les êtres non-rationnels, tels que dans Le Sacrifice, le facteur, qui cite volontiers Nietzsche, la servante ou l’enfant qui seront sauvés.
« La notion de « Dieu » chez Tarkovski embrasse l’Être entier et toute l’intégrité des capacités artistiques et cachées dans l’Être. Le centre de l’Être est l’homme, dans lequel se révèlent toutes les forces créatrices de l’Être, c’est pourquoi le recours à Dieu est le recours à ces forces profondes et créatrices qui font partie de l’homme lui-même », explique Igor Evlampiev. Il nous semble que l’esprit de communion et de fusion qui caractérise les héros tarkovskiens est assimilable à une tentative de faire Un avec l’Être. Plusieurs voies se dessinent. Ainsi, pour Andrei Roublev, cela passe par la peinture d’icônes dans une solitude recluse. Éloigné de la contingence du monde matériel, du monde des hommes, il se réfugie dans sa foi, vécue personnellement et qui lui permet de toucher l’Absolu et de représenter celui-ci hors des contraintes et des normes graphiques de son temps. L’art et le beau comme expression de l’absolu. Pour Domenico dans Nostalghia, il s’agira d’une catharsis ultime, à savoir son immolation place publique où la contingence se manifeste par l’indifférence relative des centaines de gens qui passent sur la place de cette grande ville. Domenico finira en martyr et c’est par cette expérience ultime qu’il touchera du doigt l’Être, le divin. Pour Alexandre aussi, le fait de brûler sa maison, puis d’être emmené en hôpital psychiatrique font figure de catharsis – représentation d’un acte réprimé pour faire sens, sens ultime.
Le Stalker au début du film explique à sa femme son besoin d’aller dans la Zone, malgré les dangers qu’il y court, à la grande tristesse de celle-ci. Le Stalker est en effet un être non-adapté à l’univers mondain. Son milieu naturel est constitué par la Zone. Elle lui parle et il est fait pour elle. Il peut y sentir l’être, la pulsation du monde comme lors des nombreux passages où il est à l’affut d’un signe, ou bien lorsqu’il se ressource dans la fange. Ainsi, la quête du Stalker est comme sans fin, épisodique, et au grand dam de sa femme, il sera comme obligé d’y retourner, sans quoi il serait perdu, anonyme à soi-même.
Les enfants, dont nous avons souligné l’importance pour Tarkovski, sont aussi des êtres non-contingents par leur attitude. Ainsi, dans Le Miroir, tandis que ses parents se disputent afin de savoir qui doit obtenir la garde de leur enfant, ce dernier réalise comme un rituel dans la cour de l’immeuble, en brûlant des branches d’arbre (le feu comme symbole de purification, de l’esprit et de la connaissance intuitive).
Cet embrassement de l’Être n’est néanmoins pas absolument individuel et autiste. Les personnages qui ont trouvé la clé en allant au bout de leur quête – tels Domenico ou Andrei Roublev ou, dans une moindre mesure le Stalker – ont tous dans une certaine mesure, une volonté d’aider les autres à trouver cette foi et s’extraire de la contingence qui est la leur, et qui est vaine. Ainsi, Domenico meurt en martyr, Andrei Roublev peint des icônes pour le peuple russe et le Stalker exerce le métier de passeur vers la Zone.
Bien que comme nous l’avons vu, le chemin et la déterritorialisation soient très importants dans la quête des personnages, on ne peut dire que ce déplacement soit fait d’une manière unidirectionnelle et comme sans retour, d’un point A vers un point B. Il s’agit en fait d’un voyage plus intérieur qu’extérieur, et qui souvent se termine par un retour sur soi. Ce retour sur soi qui constituerait la fin de la quête des personnages peut prendre trois modes différents : le retour sur son psychisme, la condamnation à la solitude, ou le retour vers son chez-soi.
Tout d’abord, le retour sur le psychisme du personnage nous permet d’envisager la quête comme une quête quasi-psychanalytique vers les tréfonds de la psyché du héros. On trouve cette dimension dans trois films, à savoir : Le Miroir, Solaris et dans une moindre mesure dans Nostalghia. Dans Le Miroir, les nombreux aller et retours d’un lieu à un autre, d’un temps à l’autre, d’un personnage à un autre créent un sorte de tourbillon, un kaléidoscope d’images redondantes qui nous font de toute évidence penser à l’activité d’une mémoire rétrospective. Ce film peut être vu comme étant la compilation des souvenirs du personnage que l’on aperçoit allongé sur un lit d’hôpital vers la fin du film.
On peut d’autant plus y voir une introspection dans la mesure où la figure de la mère y est omniprésente, l’idée de territoire et d’arrachement douloureux à un milieu (qui aurait eu lieu dans l’enfance, probablement un déménagement de la campagne à la ville). Ainsi, dans ce film qui passe pour le plus alambiqué du réalisateur, la fin, s’il y’en a une, se situe dans l’intériorité du souvenir. Solaris est un retour du personnage de Kris Kelvin sur un épisode de sa vie, un épisode familial marquant. Sa femme s’est en effet suicidée car elle n’était pas acceptée par la famille de son mari, qui lui restait aveugle à ses souffrances. D’abord armé d’une volonté d’oublier (il brûle sa photo au début du film), une fois arrivé sur la planète magique Solaris qui fait resurgir les souvenirs oubliés des personnes sous son influence, et étant confronté à son ex-femme, il se laisse guérir peu à peu et renoue non sans obstacles avec son amour pour sa femme. La fin est ici une guérison par l’exploration du refoulé.
Les héros sont condamnés à la solitude, ainsi fonctionnent-ils en cercle fermé. L’intériorité est comme définitivement inaccessible aux autres. Quoiqu’ils fassent, les voies qu’ils empruntent sont trop étroites, les lignes de fuite trop périlleuses pour être suivies par d’autres. Ainsi Alexandre dans Le Sacrifice, dont la douleur et l’inquiétude métaphysique face à la fin du monde sont incommunicables à sa famille, sauf à son fils, être à fleur de peau. Leur quête accomplie, ces personnages ont progressé intérieurement, mais restent condamnés à la solitude et rien n’a changé dans l’ordre du monde. Échappant à toute perspective prophétique, les héros n’aspirent pas réellement à communiquer leurs sentiments, cela étant d’ailleurs impossible, ils ne s’expriment que sous la forme d’une catharsis. Ainsi Tarkovski dans son cinéma s’adresse à des individus afin que ceux-là vivent une expérience sensorielle et non intellectuelle.
Le retour vers le chez-soi est un thème tant structurel que récurrent. Structurel dans la mesure où les personnages partent d’un territoire à eux vers un milieu étranger puis reviennent : c’est le cas du Stalker (bien qu’on ne puisse vraiment dire si son milieu naturel soit la Zone ou sa maison familiale) ou de Gortchakov dans son voyage en Italie, ou de l’enfant du Miroir, film qui commence et finit par une scène à la campagne. Cette structure peut être également définie dans les termes suivants : d’abord déterritorialisation du héros, puis reterritorialisation. Cette structure est aussi évidente dans Solaris, où le microcosme du soi, de l’amour est retrouvé au milieu de l’immensité du cosmos. Récurrent car le chez-soi est incarné par deux éléments, visiblement chers aux yeux de Tarkovski : la datcha et la mère. Les rêves des personnages, comme ceux de Gortchakov sont hantés par la datcha. La datcha revient au milieu de l’étrange, elle apparait sur la planète Solaris à Kris Kelvin, ou encore à la fin de Nostalghia, lorsque Gortchakov, épuisé se précipite dans une église en ruines. Tarkovski fait apparaître par un effet de superposition et de transparence, l’image de la datcha natale de Gortchakov au sein même de cette église. La mère est une figure redondante et significative pour le réalisateur et a un statut particulier. Chez Tarkovski se retrouve l’opposition fondamentale établie par Lacan entre la Mère et la Femme.
Tandis que la première est maternelle, obéissante et se contente d’une vie cyclique, la seconde est prédatrice, affiche ses prétentions et joue de sa sexualité. C’est dans Nostalghia qu’on retrouve cette opposition le plus clairement : Eugenia, la femme qui accompagne Gortchakov et le désire, affiche son désir jusqu’à lui montrer son sein, se pavane et porte des habits colorés et provocateurs mais est dénigrée par Gortchakov, ce qui entraînera l’incompréhension de Eugenia. Gortchakov n’est pas venu chercher le désir en Italie, mais retrouver sa mère, sa présence calme et rassurante. Tarkovski est ainsi comme le cinéaste de la frustration des désirs. La femme que voient les personnages dans leur rêve ou en réalité, a souvent les cheveux attachés, se situe à la campagne. Les deux combinés (et ils le sont souvent, par exemple dans les rêves d’Ivan, qui n’a jamais vraiment eu de mère) évoquent un certain idéal et expriment la nostalgie de Tarkovski face à la (Terre-)Mère.
Inadaptés à leur environnement, les « héros » de Tarkovski, en décalage, même léger, cherchent à combler un manque, à panser une douleur en se lançant dans une quête incomprise des autres tout en restant lucides. Cette quête se révélera incommunicable, et débouchera sur un retour sur soi exprimé de différentes manières. Bien que Tarkovski ne fait pas de l’art dans une perspective moralisatrice ou normative on comprend cependant que son monde est chaotique, qu’il refuse la rationalité que les savants souhaiteraient apposer sur celui-ci et que s’il y a de l’espoir, ce n’est pas dans la religion normée, mais dans une relation absolue, sacrificielle qui embrasserait le réel, le chaos et les forces primaires de la nature sans chercher à dompter cette-dernière. Derrière la froideur des images, il y a chez Tarkovski une tendresse à découvrir, tendresse qu’il ressent envers les parias, qui dans ses films sont des princes.