Jérusalem est peut-être le centre du monde. Mais c’est aussi ne pas la connaître que de l’affirmer. Car en son sein, entre ses murs, c’est le monde qu’on a déjà presque oublié. Si cette ville trois fois sainte semble particulièrement à la page, si l’Occident inquiet revient doucement vers elle, alors que le monde arabe s’en éloigne vaillamment, Jérusalem les ignore et les renvoie dos-à-dos.
Après tout, elle n’est qu’une cité musée, exiguë et calme, et les marchands de bondieuseries qui y tiennent boutique n’ont pas cessé de se moquer du ridicule de ses visiteurs. Pèlerins qui prient cul en l’air, genoux à terre ou dodelinant de la tête, les enfants de Palestine leur jettent des cailloux et s’en vont en courant dans les fines ruelles. Impossible de les rattraper pour leur infliger une correction. Le plan de la ville est impossible à mémoriser. Tantôt à ciel ouvert, tantôt dans des tunnels, les rues montent, descendent, obliquent ou se finissent en cul-de-sac. Ça sent le mouton, les herbes et l’encens, comme autant d’artifices qui font affluer dans les narines l’odeur des récits bibliques. Des cache-misère, des rites affligeant en grand nombre, des pèlerins qui suent comme des bêtes, autant de simulacres qui donnent l’impression qu’on est venu chercher quelque chose ici. Et pourtant, oui, il y a bien une foi enceinte par des remparts, mais pour commencer à l’entrevoir, il est nécessaire de rester dormir sur place, et de passer une semaine au moins, immergé dans cet univers pré psychiatrique, pour démêler le vrai du faux, et oublier tout simplement d’où l’on vient.
Parfois, en se promenant dans les rues, on voit un occidental hirsute à la barbe prophétique, assis par terre, qui écrit une bible frénétiquement. Celui-là ne reviendra jamais, on le sait. Foyer d’accueil pour rescapés des années 70 et du LSD, Jérusalem est une terre d’asile. Des religieuses hébergent des illuminées de retour d’Inde, qui portent désormais un nom mystique et prêchent le complot maçonnique à tout va. Rester concentré donc, et ne pas trop écouter ceux qui vous mettent en garde contre les Fous de Dieu, poing levé vers le soleil, arme en main.
Car la folie guette le pèlerin. On fait bel et bien état d’un syndrome de Jérusalem, sorte de bouffée délirante au contact des lieux saints, et les autorités ont même prévu d’orienter les malades vers l’hôpital de Kfar Shaul, non loin de là, qui accueille une quarantaine de messies chaque année. Il faut s’accrocher donc, pour atteindre le sacré sans tomber dans ses produits dérivés que nos sociétés ont su créer. Gérard de Nerval, dans son Voyage en Orient, faisait déjà état d’un cas similaire, celui du calife du Caire, Al Hakim, qui se prit pour Dieu après avoir ingurgité une forte dose de haschich, et partit fonder sur les montagnes la religion druze. Au Xème siècle, c’était encore chose possible. Aujourd’hui, il faudrait se montrer d’une force de caractère exemplaire pour ne pas finir à l’HP.
En effet, la concentration de lieux saints sur un petit espace induit une sensation très forte au visiteur qui s’est attardé dans l’enceinte de la ville. Ce n’est pas là-bas que les miracles ont eu lieu, c’est ici même. L’occident, lui, se débarrasse d’un tel fardeau, en orientant le chœur des églises vers une Jérusalem plus fantasmée que réelle, rejetant ainsi le bouillonnement mystique dans des lointains qu’on est bien heureux de ne pas connaître, pleins de toutes ces tortures qu’on ne subit pas. Mais dans la cité de Dieu, l’évidence se fait. C’est ici que le Christ a souffert, non pas il y a deux mille ans, mais hier. Voilà la sensation que finit par éprouver le pèlerin qui a oublié l’existence du monde moderne. Il n’y a plus de lointains, d’au-delà terrestre, de pays, de continents, non, tout se joue ici et nulle part ailleurs. Désormais, le seul au-delà, c’est le ciel. Ainsi se forme dans son esprit l’image de la Jérusalem céleste.
Il y eut des époques plus propices à une telle dualité. Les romantiques admiraient les croisades, et Chateaubriand se rendait en Terre Sainte, pays alors en friche, où tous les mythes se mêlaient à des ruines non encore exploitées par des agences de tourisme, où l’âme avait tout loisir de s’élever librement. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, le poète français décrit l’église du Saint-Sépulcre avec une minutie emprunte de piété, comme s’il était seul en ces lieux, laissés à l’abandon et ouverts aux vents. Il note même : « Au-dessous de cette chapelle (il parle de la chapelle où se trouve le socle de la Croix, encore visible) sont les sépultures de Godefroy de Bouillon et de Baudouin son frère, où on lit ces inscriptions : HIC JACET INCLYTUS DUX GODEFRIDUS DE BULION, QUI TOTAM ISTAM TERRAM AC QUISIVIT CULTUI CHRISTIANO, CUJUS ANIMA REGNET CUM CHRISTO. AMEN. »
Si l’on a lu Chateaubriand, on sait que ce sont les tombes des seigneurs croisés. Aujourd’hui, ces mausolées sont deux simples bancs, de part et d’autre de la pièce, dont les illustres épitaphes ont été effacées. Restons dans le Saint-Sépulcre. En dessous d’un grand cône érigé vers le ciel, et percé en son sommet pour faire pénétrer la lumière, se trouve le Tombeau. Le monument est surchargé, d’un style qui s’apparente au rococo. L’entrée est gardée par un pope aux allures d’ours des forêts, qui laisse entrer au compte-gouttes les visiteurs. Il n’est pas du tout aimable, et il peut d’un revers de la main vous expédier à l’autre bout de l’église. Il nous laisse enfin entrer, la porte ne mesure pas plus d’un mètre vingt de haut, afin que nous soyons obligés de nous incliner avant de pénétrer dans le saint lieu. Et voilà la pierre tombale, le centre de l’univers, et à chacun de le regarder avec ses propres yeux.
Jérusalem terrestre, qui projette ses vapeurs dans le ciel, c’est un éternel jeu d’inversions, d’oppositions. On le réalise vraiment quand, ayant pénétré dans le Tombeau, on se demande ce qu’on fout là. Pourquoi ai-je mis les deux genoux à terre ? Je suis donc fou ? Pourtant, je l’ai bien fait, ce geste, je me suis prosterné, j’ai fait comme tout le monde car je n’ai pas réfléchi. Et comme tout acte doit trouver une justification, même à posteriori, la seule pensée qui écarte l’absurde de la situation, c’est d’admettre que cette chose devant quoi l’on s’est incliné, c’était peut-être bien l’Esprit Saint.