La femme du XVIIème siècle semblait condamnée à l’hystérie et au lunatisme. Mais Shakespeare l’a arrachée aux griffes des furies chimériques pour l’asseoir sur son véritable trône : celui de l’amour. Montrons qu’il n’y a rien de plus noble et de plus stable que le sentiment profond d’une femme.
« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie ». Populaire adage de la Renaissance, que François Ier fit graver sur la fenêtre de sa chambre de Chambord. Le plus dragueur des rois de France perpétue par ce guilleret alexandrin l’idée selon laquelle les femmes seraient les championnes de la cyclothymie. Pas terrible de passer pour lunatique à une époque où la médecine consiste en la régulation des quatre humeurs. Gare à vous si votre tempérament naturel flanche ! Il s’agit certainement d’un excès de sang ou d’une carence de lymphe. Dans le premier cas, c’est la saignée garantie, dans le second, on vous enivrera de force pour vous réchauffer les artères. Mieux vaut éviter.
Les femmes sont vouées au déséquilibre constant. C’est que le sang les domine un peu trop régulièrement. Comment faire confiance à des êtres menstrués ! Le sale signe du péché originel, comme les marées, submerge en effet les femmes selon les caprices de la révolution lunaire. Bref, les femmes de la Renaissance sont avant tout des malades, au sens très strict du terme. Quand on songe qu’elles se permettent en plus le luxe de la faiblesse physique, on imagine aisément leur mauvaise réputation.
Mais chez Shakespeare, la fluidité permanente qui les anime est contrebalancée par une constance épatante. La force de leur amour s’enracine au plus profond d’elles-mêmes et croît sans faillir. Ce trait de caractère s’épanouit même dans la plus folâtre des comédies du barde. Quatre jeunes gens volages peuplent Le Songe d’une nuit d’été. La fraîche et pure Hermia est promise au fade et querelleur Démétrius. Mais voilà : elle ne se pâme que pour l’interchangeable Lysandre. Les deux tourtereaux fuient par la forêt afin de batifoler loin de la rigueur d’Athènes qui refuse tout net leurs épousailles. Démétrius, jaloux comme un pou, se rue à leur poursuite pour tuer le kidnappeur et récupérer son dû. La quatrième laronne et mal-nommée Hélène se lance derrière le cocu. C’est qu’elle l’aime. Hélas, Hélène n’a rien de la voluptueuse troyenne et Démétrius la rejette en bloc. Le coquin menace même de ravir la petite fleur de la misérable avant de l’assassiner. On a rarement vu pire râteau.
C’était sans compter sur les fées qui nuitamment se réveillent. Voyant le désarroi d’Hélène, elles tentent de faire naître la réciprocité chez Démétrius. Mais la nuit, tous les chats sont gris, et le micmac débarque. Lysandre et Démétrius ont exactement le même accoutrement et la même figure. Petite fée se trompe et charme Lysandre au lieu de son rival. Au réveil : Lysandre aime Hélène qui adore Démétrius qui est épris d’Hermia qui n’en a toujours que pour Lysandre. Un schéma explicatif s’impose :
Lysandre → Hélène → Démétrius → Hermia → Lysandre
Somme toute, c’est le serpent qui se mord la queue. Mais alléluia, le sort est renversé la nuit suivante et les couples peuvent aller deux par deux. Hermia et Lysandre d’un côté, Demetrius et Hélène de l’autre. Que retenir de ce méli-mélodrame ? L’amour est plus stable chez la femme que chez l’homme. Vous m’objecterez que les pauvres garçons ont été victimes d’un philtre magique. Peut-être, mais ce n’est certainement pas un hasard si Shakespeare a rangé la stabilité et la fidélité du côté des jeunes vierges. Cela, je peux le prouver par La Nuit des rois et Roméo et Juliette.
On a suffisamment rabâché la mollesse et la versatilité de Roméo pour que je la tartine une fois de plus. Notons tout de même, en vrac, quelques indices de cette mièvrerie. Primo, les sonnets pétrarquiens de Roméo n’ont même pas la décence de varier lorsqu’ils louent Rosaline et quand ils glorifient Juliette. Deuxio, la Capulet déclare son amour la première, le Montaigu ne fait qu’y répondre, sûr d’être choyé. Tertio, la méthode choisie pour le suicide est éloquente : Roméo s’empoisonne tandis que Juliette se poignarde. Le courage et la constance sont indéniablement du côté de la fillette qui n’a pas quatorze ans.
Il est une femme pourtant qui la surpasse. C’est l’héroïne de La Nuit des rois, Viola. Naufragée sur les rives du pays d’Illyria, elle croit son frère jumeau Sébastien mort. La contrée lui est hostile car la seule dame qu’elle pourrait servir est en deuil et refuse toute aide. Viola revêt donc la barbiche et les bottes de son frère pour entrer virilement à la cour du duc Orsino. Désormais baptisée Césario, elle recueille les jérémiades rimées du souverain malheureux. Orsino aime terriblement Olivia, la noble dame éternellement affligée par le souvenir de son frère défunt. Viola s’éprend tendrement de son protecteur. Cyrano travesti, elle déclame toute la nunucherie ducale à la très déprimée Olivia.
C’est alors que ça devient louche. Olivia reconnaît en Césario la finesse de son sexe : elle s’entiche. Orsino décèle chez le même une drôle de sensualité : il est perplexe, mais il a bien le béguin. Et Viola, elle, continue de servir Orsino comme un homme. Loin d’être volage à l’image de son maître, Viola est la maturité amoureuse même. Sincère, affectueuse et dévouée, on ne saurait trouver meilleur écuyer ni meilleure maîtresse. Alors commence l’éducation sentimentale. Viola renouvelle entièrement le discours amoureux d’Orsino, elle le dépatouille des clichés italiens et gratte le vernis courtois pour mettre à jour la rusticité d’un homme honnête et fort. Elle lui susurre tous les sacrifices de son haleine de vierge martiale jusqu’à ce que la comédie se dénoue. Le jumeau Sébastien ressuscite et épouse Olivia. Viola en jupons peut donc s’unir à son galant Orsino, et tout est bien qui finit bien.
Mais rappelons que l’expérience de Viola fut inouïe. Comme le devin Tirésias, elle a découvert la vie de l’autre sexe. Tirésias fut châtié pour sa petite découverte du plaisir féminin : il sera aveugle pour l’éternité. Shakespeare, plus cool que Jupiter, couronne Viola de lauriers et la récompense de son apprentissage. Car le théâtre de Shakespeare est un théâtre de l’exploration par l’erreur qui aboutit à la connaissance de soi et à la maturité. À ce petit jeu, Viola a gagné le gros lot en avant-première. Ayant su ce que c’était que d’être un homme, elle devient la plus accomplie et la plus triomphante des femmes. Qu’on apprenne enfin à reconnaître aux héroïnes shakespeariennes leur gloire, et citons Les Joyeuses Commères de Windsor : « ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser. » Souvent femme chérit, bien fol est qui l’oublie.