La guerre ne forge pas le caractère des hommes, elle le révèle. Elle dévoile ce que la banalité du quotidien et la torpeur des temps de paix dissimulent. La Grande Guerre a consacré Maurice Barrès comme le chantre de l’énergie nationale, elle a donné à Charles Péguy l’occasion de prouver en un instant la vérité de son œuvre, elle a fait de Romain Rolland et de Stefan Zweig les pères spirituels de l’Europe à venir.
Rolland et Zweig étaient des Européens, du temps où l’Europe était une belle idée : les arts et la culture rayonnaient, l’histoire se faisait et les nationalismes menaçaient. Rolland et Zweig étaient des Européens du temps où personne ne croyait à l’idée de l’Europe : les frontières semblaient éternelles et l’amertume entre les peuples promettait de ne jamais s’estomper. Le premier tome de leur correspondance (1910-1919) est un témoignage émouvant sur le premier conflit mondial. Un témoignage qui est d’abord l’expression d’un cosmopolitisme naïf. Rien n’est plus important pour les deux écrivains que de constituer une communauté fraternelle européenne, de ne pas céder à l’animosité générale, de rester Au dessus de la mêlée, pour reprendre l’expression de Rolland. Une exigence que le poète belge Émile Verhaeren ne parviendra pas à satisfaire, laissant son ami Zweig dans le désarroi le plus absolu : « Je viens de lire un poème de Verhaeren ; à sa lecture j’ai eu l’impression de tomber dans un abîme. Vous savez sans doute ce que Verhaeren représente pour moi : un homme dont j’aimais l’infinie bonté […] Je ne l’ai jamais entendu prononcer une parole haineuse, ou s’emporter de façon brutale […] Et à présent !! »
Mais cette correspondance est aussi l’histoire d’une tentation, celle qui consiste à rompre avec l’universel pour rejoindre l’esprit partisan. Les campagnes de désinformation des différentes presses bellicistes mettent à l’épreuve le cœur des écrivains autant que la contestation des tragédies. Zweig s’indigne de l’atroce rumeur qui affirme que « les soldats allemands emportent comme provision dans leurs lourdes besaces des pieds d’enfants tranchés ». Rolland, quant à lui, est obligé de rétablir la vérité sur le bombardement de la cathédrale de Reims touchée par 25 obus et qui fera dire au journaliste Albert Londres : « Elle n’est plus qu’une plaie maintenant, la toiture est détruite, par la bouche des gargouilles, coule du plomb fondu ». Les deux hommes veillent l’un sur l’autre afin que demeure au plus profond d’eux-mêmes cette hauteur de vue. Ne pas plier face à l’esprit de guerre, telle est leur maxime. La posture n’est pas évidente à tenir puisqu’il faut à la fois lutter contre les accusations de trahison tout en conservant un véritable esprit européen. Rolland et Zweig ne renoncent pas à la patrie. Seulement, ils lui préfèrent l’Homme. Ils refusent de compromettre cette idée pour la cause nationale. À leurs yeux, faire honneur à la patrie, c’est rester Homme dans la patrie. « Ce qui m’est cher en vous, c’est que vous êtes « humain », avec le respect et l’amour de la vie. Vous ne le sacrifiez pas à ces idéologies magnifiques et dérisoires qui sucent comme des vampires le sang de l’humanité », écrit Rolland à Zweig.
La prophétie
Lorsque l’un estime que l’autre dévie de cet équilibre fragile, il le signale. Un Zweig inquiet se permettra de critiquer un article de celui qu’il considère comme son maître, Le meurtre de l’élite : « […] je trouve qu’il marque un pas en arrière […] vous avez abandonné la notion d’universalité que vous aviez (si magnifiquement !) conquise et vous avez pris parti. Votre article ne s’adresse pas au monde mais aux Français ; vous avez enveloppé la vérité que vous vouliez leur communiquer […] vous l’avez entourée d’un papier tape à l’œil, bariolé aux tons tricolores. » Rolland s’empressera de rassurer son jeune ami en lui expliquant que cet article s’inscrit dans la lignée d’Au dessus de la mêlée et que sa position ne varie pas. Quelques mois après il écrira : « Vous vous doutez bien que mon état d’esprit – européen, et plus qu’européen, universel, éternel – s’est encore affermi. Rien de ce qui peut arriver n’a d’atteinte sur lui. Le cœur souffre mais l’esprit a la lumière. »
L’idée de l’Homme chère à Rolland et Zweig souffrira beaucoup de ce premier conflit mondial dont le bilan s’élèvera à près de 20 millions de morts. Une lettre de Zweig datée du 13 avril 1915 comprend un passage troublant, comme si l’écrivain autrichien pressentait que son utopie allait à nouveau être éprouvée : « […] je vous assure que l’actuelle tragédie des juifs est la plus horrible depuis leur entrée dans l’histoire […] la tragédie juive ne fera que commencer avec la paix. Je ne puis vous en dire davantage mais je vous demande de me faire confiance, croyez-moi quand je vous dis que cette tragédie ne fait que commencer, qu’elle est loin d’être terminée. » Zweig, qui se suicidera le 22 février 1942, ne connaîtra jamais l’ampleur du drame qu’il avait anticipé.