« Je sais depuis ces heures-là comment on peut haïr à mort », écrit Lucien Rebatet dans Les Décombres après que Geroges Mandel, ministre de l’intérieur du gouvernement Reynaud, a fait arrêté plusieurs amis de l’écrivain. Véritable synthèse de l’esprit de collaboration, ce journal est un document historique sans pareil. Apologète d’Hitler, ami de Robert Brasillach et critique cinglante de Charles Maurras, Rebatet voit dans la montée du fascisme « une espérance ».
« Je n’ai jamais eu dans les veines un seul globule de sang démocratique. » Rebatet ne fait pas semblant. Il ne joue pas. Comme l’indique la formule, le terrible Lucien est essentiellement fasciste. Dire « Rebatet est fasciste » c’est énoncer une tautologie, un jugement analytique. En effet, Rebatet implique le fascisme dans sa définition. Rebatet croit en la force révolutionnaire du fascisme. Pour s’imposer – et comme toute révolution – le fascisme doit passer par une phase guerrière. « Pour bâtir cet édifice, le fascisme doit réduire à l’impuissance de nombreux ennemis, qui sont aussi ceux de la nation. Il doit donc être avec rigueur antioligarchique, antijuif, antiparlementaire, antimaçonnique, anticlérical », écrit-il. Ceux qui veulent comprendre ce qu’est le fascisme français doivent se plonger dans Les Décombres. Il n’y a pas l’ombre d’un doute. Aucune confusion n’est possible. Rebatet, ce n’est ni Céline, ni Drieu la Rochelle, ni Maurras. Rebatet est un fasciste au sens le plus étroit du terme. Ce n’est ni un anarchiste délirant ni un romantique neurasthénique ni un nationaliste germanophobe. Rebatet est un fasciste français, un hitlérien français. Les abus de langage d’aujourd’hui sont légion. À écouter certains, les fascistes seraient majoritaires en France. Lire Les Décombres permet d’éviter de se tromper d’ennemi. Espérons que ce conseil ne tombera pas dans l’oreille d’un antifa sourd.
Rebatet : ordure trois étoiles. Sa méchanceté n’a d’égale que son génie littéraire. Dans Les Décombres, il dépeint avec un enthousiasme bien peu patriotique la montée du nazisme. « J’avais vu pour la première fois le drapeau rouge à croix gammée porté dans un faubourg de Bucarest par quelques garçons dont j’ignorais l’étiquette. Je les regardais avec une cordialité si visible, au milieu de l’affreux ghetto où se déroulait la petite cérémonie, qu’ils me tendirent tout un paquet de brochures anti-juives », raconte le scorpion empapillonné. En pleine collaboration, quoi de plus normal que de sublimer son attachement à la cause nazie par des anecdotes de cette nature ? La fascination de Rebatet pour Hitler va mettre à jour son antimaurrassisme latent.
« La germanophobie systématique de méridional Maurras m’a toujours fait hausser les épaules », écrit-il. Si Rebatet travaille comme critique musical à L’Action française, il y fait « figure d’hérétique ». Il est très loin de partager les convictions du vieux monarchiste. Alors que Maurras est tourné vers le monde gréco-latin et se défie du nord, Rebatet – peut-être parce qu’il est mélomane – admire profondément la culture germanique (les héros des Deux Étendards partagent une passion commune pour le Parsifal de Wagner). Rebatet reproche également à Maurras sa passivité lors de la crise du 6 février 1934. À ses yeux, le Martégal est bien trop légaliste, son antiparlementarisme n’a pas le courage de ses convictions. Pour Rebatet, Hitler a accompli ce que l’Action française – devenue sous sa plume « Inaction française » – a toujours été incapable de mettre en place : « les premières mesures anti-juives du Führer devenu chancelier, au printemps 1933, allaient commencer à mettre quelques ombres sur mon orthodoxie maurrassienne ». Rebatet admire l’esthétique guerrière, le triomphe de la volonté nazi auquel il oppose la déliquescence des nationalistes français. Entre les Camelots du roi et la Waffen-SS, l’écrivain a fait son choix.
Partisan de l’alliance franco-allemande
C’est donc à Je suis partout, au côté de Robert Brasillach, que Rebatet pourra exprimer le mieux son antisémitisme et sa germanophilie. Paradoxalement, la posture des fascistes français avant 1939 sera le pacifisme – encore une divergence majeure avec les maurrassiens. Rebatet recevra avec émerveillement les Bagatelles pour un massacre de Céline (« le génie, notre seul prophète, Louis-Ferdinand Bardamu, père de la Patrie ») dont il partage les thèses : la guerre qui se profile est orchestrée par les Juifs et les loges maçonniques contre les peuples. Opter pour le bellicisme c’est donc faire le jeu de forces illégitimes. Rebatet milite pour une alliance avec l’Allemagne contre les démocraties anglaises et américaines. Dans Les Décombres, Rebatet rapporte un dialogue empreint d’une exaltation naïve qui contraste avec le sordide historique : « Dans un autre village, notre hôtesse, une brave ménagère, en nous versant le café du « Frühstuck », me demandait avec des yeux candides et brillants : « Que pensez-vous de notre Fürher ? » J’avais répondu : « C’est un homme merveilleux », et je crois bien que je commençais à être sincère. »
Une fois la guerre déclarée, le pacifisme de Rebatet trouve néanmoins ses limites : « On m’impose la guerre. Soit. Nul ne la fera mieux. » S’il fait la guerre sous le drapeau français, il n’a qu’un espoir : la défaite. Car la défaite est sa victoire, celle de l’Allemagne, celle du fascisme. Incorporé dans la 1ère Compagnie du G.U.P., Rebatet dresse un portrait peu élogieux de la « race » française. Il décrit ses compagnons d’infortune comme un troupeau de bœufs, « triste cheptel » : « Les mœurs d’un régime et d’un peuple se jugent aussi dans ce défilé de paysans, avec leurs ventres énormes et mous sur des cuisses rachitiques et des genoux en boulets, leurs échines arquées, leurs omoplates décollées, leurs thorax étiques, leurs mâchoires pourries, leurs oreilles suintantes, leurs estomacs aigris, leurs fois décomposés. » Selon l’écrivain fasciste, le déclin moral de la nation française est symbolisé organiquement par le caractère maladif du peuple qui la compose. À ses yeux, le peuple français, médiocre car enjuivé, fait pâle figure en comparaison de la vitalité nazie et de son armée de « Siegfrieds » admirables. Si la base est corrompue, la tête aussi doit être coupée. Pour Rebatet, les élites militaires françaises sont décadentes, incapables d’organiser et de mener à bien une guerre (perdue d’avance). « Nous continuons à vivre au milieu d’une incohérence systématique, minutieusement réglée », écrit-il. Encore une fois, l’ami de Brasillach oppose la légèreté latine à l’ordre germanique.
L’expérience de guerre de Rebatet révèle sa cruauté profonde. Initié au maniement d’une mitrailleuse, la F.M. 24, il jouit à l’idée de pourvoir tuer ses ennemis : « O mitrailleuse si souvent caressée en rêve, devant les ignobles troupeau du Front Populaire, les estrades de Blum, de Thorez, de Daladier, de La Rocque, les ghettos dorés et les Sodomes des fêtes bien parisiennes ! » Plus tard, il semble se prendre d’affection pour un Juif du nom de Worms avec qui il partage une passion pour la peinture et la musique. Tous deux sont des hommes cultivés, le rapprochement est donc inévitable. Rebatet prétend avoir de la sympathie et de l’indulgence pour l’homme avec lequel il forme « une paire d’amis ». Balivernes ! Rien n’est plus fort chez Rebatet que son aversion pour les Juifs. « Mais au fond de moi-même, pas l’ombre d’une faiblesse sentimentale. Je lui ferais, je l’affirme, s’il était utile, couper la tête sans ciller », avoue-t-il.
Rebatet, personnage à l’antipatriotisme assumé, éprouve un « frisson de jubilation » lorsqu’il apprend l’échec de l’opération de Norvège. Plus encore, il voit dans la capitulation un « acte de souveraineté nationale ». Il substitue à la germanophobie maurrassienne une anglophobie assassine et refuse selon lui que la France devienne la chair à canon de la perfide Albion. « La défaite payait mieux que la victoire », juge Rebatet à l’annonce de l’armistice et de la composition du gouvernement autoritaire de Pétain. Collaborationniste zélé, finalement plus allemand que français, traître absolu à la nation, homme d’une lâcheté sans nom que Céline décrira avec un humour acide dans D’un château l’autre, Rebatet demeure un cas particulier dans la démonologie littéraire de la période 39-45. Condamné à mort à la libération, gracié en 1947 par le gouvernement Auriol, Rebatet renoncera à sa vocation de pamphlétaire et publiera en 1951 son œuvre maîtresse commencée à Sigmaringen : Les Deux Étendards.