À partir des confessions d’un modeste prêtre du Nord de la France, Georges Bernanos arrache petit à petit tous les voiles qui recouvrent la vérité de l’âme humaine. Les errements des fidèles de ce petit village isolé, les observations froides mais toujours compatissantes du jeune curé, ainsi que ses propres turpitudes mentales et physiques, forment de minuscules fissures dans ce mur d’insouciante certitude qui protège les hommes de leur propre mystère. Bernanos nous force à voir, à travers elles, le vide profond que contient l’âme, et qui n’aspire qu’à être comblé. Ce roman est un prêche par les abîmes.
Le Journal d’un curé de campagne n’est pas une chronique, dispensant au lecteur de fines observations sur les mœurs contemporaines. Bernanos n’est d’ailleurs pas un écrivain sociologique, ni même un « enfant du siècle » transmettant, par l’exploration de l’intime, le reflet d’une plus vaste vérité. Pourtant, le roman ne fait que détailler, jour après jour, le sacerdoce d’un curé en mauvaise santé, qui arpente les terres désolées de l’Artois avec l’idée inébranlable de prendre soin des pauvres âmes qui lui ont été confiées. La misère se dévoile sans pudeur, dans le regard pervers d’une petite fille, l’étiolement d’une aristocratie locale déchirée par l’inceste ou l’alcoolisme ravageur.
Mais c’est là que réside l’originalité et la force de l’ambition littéraire de Bernanos : il ne veut pas rendre compte de l’enlisement d’un peuple ou de l’effacement de la foi chrétienne en France, mais humblement tracer des routes sinueuses vers la fracture cachée qui déchire chaque homme. Cette fracture, mise en lumière par un style violent et empathique, devient bientôt un abîme dans lequel paraît s’être jetée l’espèce humaine entière.
Chaque révélation est une blessure vive que nous avions jusque là délibérément ignorée, et qui se rappelle alors à nous par la douleur que réactivent les évocations de Bernanos. Comment l’homme, si prompt à avouer ses péchés, lucide de ses défauts et terriblement conscient de sa futile condition, en arrive-t-il à les oublier si rapidement et à en effacer toute trace, au point de ne plus même chercher le pardon – au point même de ne plus vouloir tout simplement s’améliorer ? Le village entier et ses créatures désabusées ne cessent de jeter au visage du jeune curé, par leurs comportements et leurs paroles, la réponse la plus évidente et la plus violente qui soit : l’homme a renoncé. Il a rejeté l’espoir, pour avoir été trop souvent déçu. Il a rejeté l’amour, pour avoir été trop souvent blessé. En parlant des enfants, Bernanos écrit avec tristesse : « Quand leur bouche a pu l’articuler pour la première fois, le mot amour était déjà un mot ridicule, un mot souillé qu’ils auraient volontiers poursuivi en riant, à coups de pierres, comme ils le font des crapauds ». Par crainte, l’homme se protège désormais de la charité et de la compassion, et tourne en dérision les valeurs les plus nobles, les raillant pour leur faiblesse et leur naïveté.
Il n’est alors pas surprenant que l’homme se soit empressé de rejeter l’Église, accompagné par de mauvais conseillers qui lui firent miroiter des lendemains prometteurs, jurant qu’en brûlant les chapelles luxueuses et en confisquant les biens d’un clergé parasite, il obtiendrait enfin l’égalité promise, et que le malheur succomberait. Évidemment, le pauvre curé de campagne est le premier à maudire ce clergé détourné du Christ, mais son ami, le curé de Torcy, lui en donne la certitude : « Hors l’Église, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple d’enfants trouvés ». Incapables de s’aimer les uns les autres, peut-être même incapables de s’aimer eux-mêmes, les hommes entendent déjà faire la révolution et changer l’ordre du monde, sans avoir même commencé par mettre de l’ordre dans leur cœur et dans leur âme. En détruisant l’ancien monde, ils ont cru conquérir la liberté et vaincre la misère – ils ont détruit avec lui la pitié. « L’ancien monde, lui, aurait pu durer peut-être. Durer longtemps. Il était fait pour ça. Il était terriblement lourd, il tenait d’un poids énorme à la terre. Il avait pris son parti de l’injustice. Au lieu de ruser avec elle, il l’avait acceptée d’un bloc, tout d’une pièce, il en avait fait une constitution comme les autres ». L’homme déteste la pauvreté, il la combat férocement, proclame le droit pour tous à la richesse, et prend honte du pauvre – le Christ, lui, l’aime profondément, car il ne prêche que la pauvreté.
L’insupportable vérité du christianisme
Le curé qui tient son journal n’a pas renoncé. C’est là sa faute du début à la fin : il aime les paysans affamés avec la même conviction qu’il aime la comtesse hystérique. Il ne corrige pas les injustices – il en prend sa part. Acceptant l’horreur du monde, son seul labeur est de recommander les âmes à Dieu et de faire accepter à chacun un peu du Christ dans son cœur. C’est une tâche bien plus ingrate, moins exaltante et infiniment plus pénible que d’enflammer les foules par des discours. Humilié, détesté de ceux qu’il s’épuise à aider, souillé de boue au sens propre, son calvaire le détourne peu à peu de sa vocation, dont il commence à douter. Mais jamais les pires affronts ne parviennent à l’éloigner de Dieu, et sa foi, magnifiquement sombre, embrasée par le plus dangereux désespoir, devient petit à petit une cathédrale ténébreuse et splendide, dans laquelle il se recueille, plus proche que jamais du Christ dont il continue à transmettre la parole.
Bernanos parvient finalement au fond de cet abîme au-dessus duquel il nous a vertigineusement tenu suspendus. La vérité est un affront au monde. En refusant de donner à ses fidèles ce qu’ils attendent, en refusant de rendre la foi attrayante, en refusant de diluer le message pur des Évangiles, si intolérable à l’esprit bourgeois, pour mieux le vendre, le pauvre prêtre découvre alors l’insupportable vérité du christianisme : il est un danger. Il est une révolution. « Les pauvres. C’est à eux que le bon Dieu nous envoie d’abord, et pour leur annoncer quoi ? La pauvreté. Ils devaient attendre autre chose ! Ils attendaient la fin de leur misère, et voilà Dieu qui prend la pauvreté par la main et qui leur dit : »Reconnaissez votre Reine, jurez-lui hommage et fidélité » , quel coup ! »
Rien d’étonnant donc à ce que l’homme se soit détourné de l’espoir, quand le seul bouleversement auquel il peut aspirer est une contradiction radicale de ses aspirations terrestres. N’importe qui peut prêcher le renoncement matériel à un riche propriétaire : qui irait l’exiger d’un enfant mourant de faim ? L’indignation conduit donc l’homme à se révolter – puis, la révolte étant inlassablement vouée à l’échec, l’homme se terre dans l’indifférence et l’habitude. « Car si notre espèce doit périr, elle périra de dégoût et d’ennui ». Tout le roman gravite autour de cette urgence, d’abord pressentie indistinctement par le jeune curé, puis s’affirmant avec de plus en plus de netteté : il sera un jour trop tard. Car si l’homme révolté, par l’essence même du message politique qu’il porte, peut toujours espérer des lendemains glorieux, faisant feu de tout bois, se consolant même dans les pires défaites à la lueur de sa torche, en attendant aveuglément le grand soir, l’homme de foi est condamné. Il est condamné à une espérance certes bien plus tenace et bien plus certaine, mais dont les fruits ne seront récoltés qu’à la stricte condition qu’il parvienne à accepter le Christ. L’homme révolté du monde moderne ne rend de compte qu’à un programme, à une idée, à ses semblables : l’homme de foi rend des compte à Dieu, à la vérité et à tous les autres hommes, morts comme à vivre. Si le révolté échoue, il recommencera, inlassablement, à travers l’Histoire : chaque échec de l’homme de foi est une âme perdue de plus, un mort trop tard. « Le Maître que nous servons ne juge pas notre vie seulement – il la partage, il l’assume. Nous aurions beaucoup moins de peine à contenter un Dieu géomètre et moraliste ». La Révolution a tout son temps ; les jours avant l’avènement du Christ, eux, sont comptés. « La personne humaine aura été lentement rongée, comme une poutre par ces champignons invisibles qui, en quelques semaines, font d’une pièce de chêne une matière spongieuse que le doigt crève sans effort. Et le moraliste discutera des passions, l’homme d’État multipliera les gendarmes et les fonctionnaires, l’éducateur rédigera des programmes -on gaspillera des trésors pour travailler inutilement une pâte désormais sans levain. »
Par la narration la plus intime qui soit – celle de la confession quotidienne – des vérités sur l’homme jaillissent brutalement, qui valent à elles seules, dans l’éclat que le génie de Bernanos leur confère, des dizaines d’heures de prédication religieuse pleines de correction mais sans âme. En nous plongeant par la force dans les ténèbres du destin humain, et en nous faisant entendre l’écho assourdissant de la voix de Dieu qui résonne sans qu’on l’entende depuis des siècles, le Journal d’un curé de campagne est incontestablement l’une des plus remarquables réalisations de l’esprit littéraire français – et sans doute l’un des plus touchants et des plus puissants romans chrétiens du siècle dernier.