Ce qu’il peut y avoir d’exécrable chez Bruno et Michel, les deux personnages principaux des Particules élémentaires, c’est peut-être l’inconsistance de leur humanité. Si les personnages de romans ont vocation à réfléchir la lumière de l’homme à un instant T., alors la nôtre est bien sombre. Sombre parce que ces lignes provoquent chez le lecteur une sorte de répulsion, une primaire et une furieuse envie d’éteindre le papier ; et l’homme avec. Pourtant ces lignes c’est vous, moi, vos voisins et votre chien. Tout ce que comporte la modernité se consume pour renaître dans ce roman et lors de l’étincelle où ces deux réalités se percutent on se demande : notre misère est-elle donc si profonde ?
Inutile de disjoindre les montées et les chutes pour créer du mouvement, cette œuvre réunit les grandes puissances en une seule force : la constance. La constance du vide, un état longitudinal, fixe, dans lequel les personnages vadrouillent sans but. Ils se complaisent dans un présent qui se contrefiche du passé et qui n’imagine pas un avenir autrement que comme nourriture pour vers, au fond du cercueil. La constance concerne aussi le couple vulgaire du sexe et de la mort qui ne trouve finalement aucun adversaire à sa taille. D’ailleurs, existe-t-il réellement un adversaire à sa taille ?
Bruno, le personnage principal, commence sa vie en se faisant prendre dans les toilettes de l’internat dans lequel il est jeté, il se chie dessus lorsqu’il a peur et s’empiffre comme il peut ; en grandissant, sa vie oscille entre ennui et frustration sexuelle. Michel son demi-frère, est un cadavre de l’intérieur, englouti par sa capacité d’abstraction, il est habité par la science, la biologie moléculaire ; « Michel vivait dans un monde (…) rythmé par certaines cérémonies commerciales – le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous biannuel des catalogues 3 Suisses. » Le destin de ces deux personnages s’impose dès les premières lignes, pas de retour en arrière ni de fuite en avant, chacun se renforce doucement comme une idée qui fait son chemin, inéluctablement. Chaque ligne est un coup de marteau d’intensité égale dont la répétition proclame : personne n’échappe à l’impossibilité de l’être.
Cette œuvre a le goût du vide aussi parce qu’il s’agit de faire comme si la quête de sens était vaine. « La traditionnelle lucidité des dépressifs, souvent décrite comme un désinvestissement radical à l’égard des préoccupations humaines, se manifeste en tout premier lieu par un manque d’intérêt pour les questions effectivement peu intéressantes. » Hasardeux ou non, dans ce livre la liberté, la vérité, dieu sont évincés de toute espèce de préoccupation, répudiés. C’est la forme ultime du positivisme de Comte longuement cité dans l’œuvre, et pour cause : nous sommes encore au centre de l’ère positive où la question de la mécanique a remplacé la question de l’origine. En clair, la question du comment a remplacé la question du pourquoi, et au lieu de creuser la raison du fait que Bruno ne cherche plus la clef du bonheur, il est détaillé comment il arrive à se donner raison tout seul, comme un grand. Quand Ivan Karamazov dit « si dieu n’existe pas, tout est permis », dans une sorte de dialogue absurde, Bruno pourrait lui répondre: « Dieu n’existe pas, mais le vide nous pend au nez ».
Goût du vide aussi parce que l’histoire est une chute. La constance se retrouve aussi dans la dégradation lente et certaine, l’humanité est poisseuse et vouée à se rapetisser jusqu’à disparaître : « non inscrite dans le cours régulier d’une ascension progressive, l’évolution humaine acquérait ainsi un tour chaotique, déstructuré, irrégulier et violent ». Bruno termine sa vie dans un asile psychiatrique, Michel se suicide. Deux symptômes asphyxiant qui pourraient mener à la question suivante : où est l’oxygène dans ce livre BORDEL (parce qu’il en faut quand même) ? Ainsi s’insèrent de longs passages indépendamment du récit, de longs étalages mêlés au texte sur l’histoire de la physique quantique, des grands auteurs comme Bohr, des réflexions sur la place d’un chercheur scientifique, qui prennent place dans l’histoire comme des trous d’aération dans une pièce surchauffée. Ainsi l’auteur n’est pas complètement salaud.
Caricature d’une caricature : mise en abyme d’une modernité mal dégrossie
Il s’agit de dire. Bruno et Michel incarnent l’hypermodernité comme les sculptures de Ron Mueck incarnent l’hyperréalisme : la vérité qui s’agite au quotidien se découvre sous une forme différente et le fait qu’elle puisse exister autrement, nous prouve qu’elle nous échappe. Faut-il inverser les angles de toutes les œuvres pour pouvoir les saisir ? Les passer sous différents spectres pour les comprendre tout à fait ? La vérité est-elle plus profonde lorsqu’elle se cache derrière des prismes non-élucidés ? Mystère et découvertes. Nous ne saurons jamais jusqu’où ces horreurs incarnent les formes du réel, mais elles les incarnent d’une façon indiscutable. L’auteur le justifie ainsi : « la destruction progressive des valeurs morales des années soixante, soixante-dix, quatre-vingt, quatre-vingts-dix était un processus logique et inéluctable […] il était normal que les individus libérés des contraintes morales ordinaires se tournent vers des puissances plus larges de cruauté ; deux siècles auparavant, Sade avait suivi un parcours analogue ».
Les Particules élémentaires invite à une contemplation froide de l’homme moderne qui dans une certaine mesure allège un peu les lourdeurs de l’existence : la question du comment est moins douloureuse que la question du pourquoi, moins douloureuse parce qu’elle se résout plus paisiblement. Dans cette mécanique, ces corps désincarnés illustrent la modernité : Bruno trompe le vide de l’existence avec une hypersexualité, une poésie de la branlette qui fait office de capitaine dans un bateau qui fait naufrage, des sursauts de vie s’agitent sans pouvoir/vouloir boucher les trous. Comme sursaut de vie il y a chez Bruno un onanisme vigoureux « jusqu’au dernier instant, en particulier, il serait en quête d’un ultime moment de jouissance ; d’une petite gâterie supplémentaire. Quelque soit son inutilité à long terme, une fellation bien conduite était un réel plaisir ; et cela, il était déraisonnable de le nier ». Quelques minutes de jouissances dans une vie de misère, comme un clochard quémande une viennoiserie dans une vie de faim. Chacun réclame son instant sublime au cœur du trou noir.
L’hypermodernité est creusée jusqu’aux os. Le portrait de la vieillesse est formulé ainsi : « les hommes qui vieillissent sont beaucoup moins à plaindre que les femmes dans la même situation. Ils boivent du mauvais vin, ils s’endorment et leurs dents puent ; puis ils s’éveillent et recommencent ; ils meurent assez vite. Les femmes prennent des calmants, font du yoga ; vont voir des psychologues ; elles vivent très vieilles et souffrent beaucoup ».
Mais aussi la désarticulation des relations humaines, le non-sens, la fracture généralisée. Tout y est. Il faut lire ce livre car il n’est pas question de polir les angles, il faut le lire pour comprendre la formule de Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Il faut voir ces lèvres féminines mal vieillies qui se vautrent sur elles-mêmes, cette jeunesse imbécile et la nature qui s’automutile. « La nature est chaotique » dit Houellebecq, sans préciser où se situe l’homme au sein de cette nature car si la nature est cannibale, l’homme est aussi carnivore.