Les Misérables de Victor Hugo a vingt-cinq ans lorsque Le désespéré est publié par Léon Bloy. Véronique, le personnage féminin du second roman, calque son mouvement sur celui du premier, Fantine. Guidée par l’impératif chrétien, sa dévotion est totale. Jusqu’au bout, elle se dégrade afin de sauver son prochain, à la manière de Fantine. Ces deux destins se répondent et se mêlent comme une même incarnation du sacrifice chrétien.
Le sacrifice chrétien touche du doigt un idéal d’absolu, celui des grandes choses inaptes à la compromission. C’est un acte illimité, ou plutôt, un acte qui ne pose de limites que pour les dépasser. Le personnage de Fantine, la première misérable des Misérables, ravive la noblesse de cet acte en le poussant jusqu’à son paroxysme. C’est pour le bien de son enfant, Causette, que Fantine sacrifie tout ce qu’elle est. Ce destin offert, porté par la charité chrétienne, fait écho à un autre : celui de Véronique. Prostituée recueillie par un Caïn Marchenoir désabusé, Véronique s’impose en servante amoureuse. La pugnacité de sa dévotion la mène jusqu’à embrasser la passion impétueuse de cet homme. Elle embrasse son amour pour dieu jusqu’au pire, elle aussi.
Auteurs opposés, personnages ressemblant
En même temps que Bloy accable Marchenoir et Véronique, il se délecte en fustigeant à peu près toutes les plumes de son siècle. Il n’épargne pas non plus Victor Hugo lorsqu’il évoque son enterrement : « Victor Hugo était parvenu à tellement déshonorer la poésie qu’il a fallu que la France inventât de se déshonorer elle-même un peu plus qu’avant, pour se mettre en état de lui conditionner un dernier adieu qui fît éclater comme il convenait, – en l’indépassable ignominie d’une solennité de dégoûtation – la complicité de leur avilissement ». Il fait pourtant subir au personnage de Véronique les mêmes dégradations physiques que Fantine, comme une réponse en miroir. Véronique, comme Fantine, poussée par un impératif altruiste, se massacre physiquement. Toutes deux renoncent à leurs cheveux d’abord, à leur dentition ensuite. L’impératif altruiste pour Fantine consiste à récolter une somme de quarante francs et les faire parvenir aux Thénardier pour soigner Causette d’une prétendue maladie « Si vous ne nous envoyez pas 40FR avant 8jours, la petite est morte », dit la lettre. Véronique, elle, se défigure pour déraciner l’amour que Marchenoir lui porte, pour l’aider dans son combat contre lui-même : son désir fougueux pour elle contredit son devoir chrétien d’ascétisme sexuel.
« Je n’ai rien, répondit Fantine. Au contraire. Mon enfant ne mourra pas de cette affreuse maladie, faute de secours. Je suis contente. […] En même temps, elle sourit. La chandelle éclaira son visage. C’était un sourire sanglant. Une salive rougeâtre lui souillait le coin des lèvres, et elle avait un trou noir dans la bouche. » La vision d’horreur qui frappe le lecteur inspire une compassion désolée. Elles survivent peu. Déchirures d’autant plus dramatiques qu’elles sont vaines, la profondeur de ce qu’elles se sont infligées n’a pas été suffisante : les Thénardier continuent à réclamer de l’argent à Fantine et Marchenoir continue à désirer Véronique, voyant au travers de cette mutilation, la manifestation d’un amour sans pareil : « il avait beau regarder la mutilée dans l’espérance de recueillir l’horreur dont elle avait prétendu masquer son visage, cette impression salutaire ne venait pas. Il ne trouvait en elle qu’un objet de pitiés amollissantes, qui s’achevaient en de suggestives incitations. Ce rêveur chaste autant qu’un moine, brûlait comme un sarment… ». Après l’insupportable, elles sombrent toute deux dans la folie.
Elles sombrent dans le même précipice, pour des raisons cependant différentes : Fantine est portée par l’amour d’un enfant, il s’impose à elle. Elle n’aurait pu aimer un homme comme Véronique aime Marchenoir, son manque d’esprit l’en aurait empêchée. Il y a dans l’amour que Véronique porte à Marchenoir, une volonté de reconnaître comme sauveur celui qui l’a sortie de la rue. Plus encore, elle veut endosser le rôle d’une dévote envers son maître. Ce n’est pas la résignation qui est en jeu comme chez Fantine, c’est à l’inverse une forme de lutte éclairée. Marchenoir le comprend bien lorsqu’il dit d’elle à son ami Leverdier « Elle souffre pour moi, dit-il, et non pour elle. Sa personne, elle n’y tient guère, tu as dû le remarquer. Si la paix m’est rendue, elle jugera que tout est très bien et que la joie sera parfaite. Tu ne sais Georges, la qualité du sublime de cette créature. » Véronique est active dans son déclin dans la mesure où son choix est réfléchi. En revanche, Fantine se laisse envelopper par la fatalité.
Sacrifice chrétien, sacrifice féminin
Le choix de la féminité pour incarner le devoir chrétien n’est pas anodin, la féminité dit toujours quelque chose et ce quelque chose n’est jamais la même chose selon l’auteur. Hugo l’explique ainsi « Qu’est ce que c’est que cette histoire de Fantine ? C’est la société achetant une esclave. ? A qui ? A la misère. […] On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme. Il s’appelle prostitution. Il pèse sur la femme c’est-à-dire sur la grâce, sur la faiblesse, sur la beauté, sur la maternité. Ceci n’est pas une des moindre hontes de l’homme ». Ainsi Fantine est la martyre qu’accouche l’ère moderne, l’humanité se particularise à travers elle. Fantine cristallise les péchés des autres pour mieux les purger. Son suicide est rédempteur donc christique.
Véronique est différente. Véronique n’est pas le réceptacle de la déchéance de l’homme, elle est au contraire l’extrême onction de ce qui n’existe pas, de ce qui devrait être. Véronique est une sainte parce qu’elle pousse au bout la dévotion à dieu. Elle adhère à la mystique au point de se délier de la réalité, elle se fond dans la piété la plus totale. Elle est cet idéal du cœur auquel l’auteur aspire. Véronique comme Fantine, appellent à la beauté, se mêlent ensuite à la déchéance. La beauté en sort grandie.