Modiano prix Nobel : comme un poisson mort dans l’eau croupie de son temps

Il y a longtemps que plus personne n’attend du prix Nobel de littérature qu’il distingue, parmi les innombrables écrivains qui peuplent la planète, ceux dont la plume est animée d’un certain génie. À ce titre, l’attribution de ce prix à Patrick Modiano n’est donc pas une surprise. Plus qu’aucun autre gratte-papier, celui-ci incarne l’absence radicale de toute quête de profondeur, le plus complet renoncement au style et à l’élégance, ainsi que la dramatique et, semble-t-il, inéluctable désertion de l’idéal d’absolu.

Modiano et Françoise Hardy, version moderne du couple Aragon-Triolet
Modiano et Françoise Hardy, version moderne du couple Aragon-Triolet

Pour ne pas être injuste, il convient d’emblée d’être honnête : les romans de Patrick Modiano se lisent avec la plus grande facilité. L’intrigue y est plaisante, les personnages attachants et les dialogues abondants. Jamais trop longs, ils sont de bien sympathiques compagnons de plage ou de gare, et paraissent tout spécialement conçus pour l’apprentissage de la lecture. Les bons sentiments et les beaux paysages y forment un concert apaisant dont la mélodie, jamais trop mouvementée, offre un moyen idéal pour se détendre. On vante inlassablement la « puissance évocatrice » de Modiano ; le lecteur avisé ne décèle pourtant, au cours des pages monotones d’un récit somnolant, aucune forme d’évocation ni de suggestion, mais bien au contraire des descriptions simples et sincères, faciles et accessibles comme des plans de cinéma. Tout y est d’ailleurs image, couleur, son. En réalité, les romans de Modiano sont de petits scénarios, forme abâtardie de l’écriture pour esprits fainéants, prêts à être adaptés et à déployer toute la force de leur complexité dramaturgique sur grand écran.

En effet, le style par lequel Modiano fascine tant les critiques littéraires formés à l’école Sagan-Duras constitue l’achèvement parfait de l’écriture moderne, enfin débarrassée des encombrements de la précision lexicale, de la pesanteur des tournures de phrases complexes et autres outillages archaïques par lesquels les ennuyeux auteurs d’hier brillaient aux yeux de nos grands-parents. Comme assis devant sa télévision, le consommateur de livres, celui-là même à qui Harry Potter aurait, si l’on en croit l’adage tout spécialement pétri par les mains expertes des publicitaires de l’édition, « redonné le goût de la lecture », ne tolère plus les longueurs – vocabulaire éminemment cinématographique. Fini Proust, fini Huysmans. Attention cependant à ne pas succomber à la tentation de l’extrême inverse, et à demeurer intelligible et « évocateur », au sens modianesque du terme – c’est à dire en martelant avec lourdeur et sans subtilité des images pauvres mais qui parlent à tout un chacun. La littérature doit être démocratique ! Fini Mallarmé, fini Verlaine. S’il ne peut se la figurer physiquement, s’il doit la déchiffrer, s’initier ou s’élever pour en saisir le sens, la phrase ne parvient alors pas à se matérialiser dans l’esprit du lecteur. Elle est absconse, confuse – c’est du blabla.

Voilà la raison pour laquelle Modiano trône en bonne position au panthéon de la littérature moderne. « Je me suis rapproché d’elle et bientôt son parfum était plus fort que l’odeur de la chambre, un parfum lourd dont je ne pouvais plus me passer, quelque chose de doux et de ténébreux, comme les liens qui nous attachaient l’un à l’autre », écrit-il dans  Dimanches d’août. La pauvreté navrante de la comparaison et l’apparente précision du vocabulaire employé, qui n’excède cependant pas le seuil au-delà duquel il viendrait à échapper au lecteur cible, révèlent la caractéristique la plus marquante de ce style : la demie-mesure.  À cheval entre le néant abrutissant d’une prose façon Anna Gavalda et les tentatives plus ou moins pénibles d’originalité d’Amélie Nothomb, le roman type de Modiano ne relève ni complètement du roman de gare, ni totalement du best-seller FNAC ; il oscille plutôt dans ce mince espace entre le prosaïque sans valeur et la petite littérature de son époque, comme un poisson mort dans l’eau croupie de son temps, offrant ainsi à la critique l’inestimable opportunité de s’y complaire et lui permettant ainsi de déceler quelques petites trouvailles entre deux lignes soporifiques, sans pour autant entièrement céder à l’engouement populaire qu’elle tient en horreur, non pas pour ce qu’il trahit de l’effondrement du niveau collectif d’exigence littéraire, mais bel et bien parce qu’il est justement le reflet du goût de la masse (Marc Lévy et Valérie Trierweiler auront toujours mauvaise presse).

De Flaubert à Modiano, la littérature n’a que ce qu’elle mérite

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Statue de Flaubert

Et pourtant, il y a moins de différence entre Modiano et Trierweiler qu’entre Modiano et un écrivain, même médiocre, du siècle passé : Loti, Pagnol, Aymé, chacun choisira. La raison tient évidemment à ce déclin perpétuel du style, mais tout autant à cet éloignement progressif de la recherche d’absolu et de vérité. Là où Balzac s’appuyait sur la foisonnante banalité de la vie humaine pour mieux se projeter vers le point de convergence définitif et universel qui se tapit derrière elle, de la circonférence vers le centre du cercle, Modiano et les écrivains de son espèce ne voient dans le monde environnant que la trace de lui-même, un témoignage, une « tranche de vie » révélatrice d’elle seule, dans une démarche toute empreinte de cinéma. En témoignent les lieux communs que l’on trouve disséminés dans chacun de ses ouvrages, énoncés comme les profonds aphorismes d’un fin observateur de l’âme humaine. « Il arrive que les enfants éprouvent des exigences plus grandes que celles de leurs parents et qu’ils adoptent devant l’adversité une attitude plus violente que la leur. Ils laissent loin, très loin, derrière eux, leurs parents. Et ceux-ci, désormais, ne peuvent plus les protéger »,écrit-il dans Doria Bruder. Trois phrases relativement justes, mais terriblement laconiques, sans rythme ni charme, dont la vacuité fait frémir lorsque l’on pense que, très exactement quatre-vingt-dix ans auparavant, Robert Musil s’évertuait avec génie à extirper cette vérité des entrailles du réel dans un des plus grands romans du siècle, Les désarrois de l’élève Törless.

Ce gouffre entre le petit roman actuel et les chefs-d’œuvre intemporels, Modiano lui-même en mesure toute la profondeur. Comme il le déclarait récemment dans un entretien accordé à Télérama : « L’écriture en soi, non, ce n’est pas très agréable. Il faut matérialiser la rêverie sur la page, donc sortir de la rêverie. Parfois, je me demande comment font les autres ? Comment font ces auteurs qui, comme Flaubert le faisait au XIXe siècle, écrivent et réécrivent, refondent, reconstruisent, condensent à partir du premier jet dont il ne reste finalement rien ou presque rien dans la version finale du livre ? Ça me semble assez effrayant. » Mais Monsieur Modiano, c’est justement la raison pour laquelle Flaubert est parvenu, avec trois œuvres seulement (Salammbô, La légende de Saint Julien et L’Éducation sentimentale), à explorer la quasi-totalité des recoins de l’esprit humain avec un génie qui ne sera que rarement égalé, tandis que vous ressassez depuis près d’un demi siècle les mêmes obsessions, à l’ombre confortable de l’autorité éternelle du devoir de mémoire, point Godwin anticipé, qui met à l’abri les auteurs sans talent, sinon des reproches éventuels quant à leur style indigent, tout du moins de l’accusation du manque d’originalité. Et pour cause, les critiques, tout conscients pourtant de ce que « Modiano écrit toujours le même livre », lui trouvent toujours une excuse, et en arrivent même à l’admirer pour cette même raison, soudainement inversée, affirmant par exemple, à la manière de l’inégalable Pierre Assouline que « son œuvre est un seul livre dont il publie un nouveau chapitre tous les trois ou quatre ans ». On admirera l’habileté du sophiste.

Ce n’est pas tant le style insignifiant de Modiano qui est critiquable, ni même l’inanité de ses réflexions ou l’absence de toute prétention à la vérité dans son œuvre. Ni même encore le fait que l’affaissement généralisé du niveau de conscience esthétique et d’exigence littéraire aveugle à ce point les lecteurs et la critique – chacun a droit de lire du Modiano, du Musso ou l’autobiographie de Véronique Genest, selon sa convenance, ses envies et ses goûts, dont, paraît-il, on ne discute pas. Ce qui est critiquable, c’est qu’il se trouve encore des gens pour considérer que Modiano est un grand écrivain, que son œuvre a de la valeur, et que l’attribution du prix Nobel à cet individu finalement sympathique et humble – c’est là, peut-être, sa seule différence avec ses congénères Beigbeder et associés – a encore quelque chose à voir avec la littérature.