Des grands esprits qui habitent l’histoire récente de la France, celui de Georges Pompidou est certainement parmi les moins convoqués au souvenir collectif. Parcours brillant et destin hors normes, l’homme public demeure méconnu, entouré d’un mystère forgé par l’époque de transition qui enserra son mandat inachevé, par sa réserve naturelle, et obscurci encore par l’ombre de son illustre prédécesseur à l’Élysée.
Pourtant, à l’aune du quarantième anniversaire de sa disparition, la lecture de son Anthologie de la poésie française, publiée en 1961, donne une clef essentielle pour mieux comprendre l’homme de Montboudif. En couvrant sept siècles de poésie française, on y lit la tension entre nonchalance et fulgurance qui caractérisa la carrière politique de son auteur, la relation de celui-ci à la France, sa langue et sa culture, et ainsi, son rapport à l’universel.
L’aspiration littéraire
Produit des plus classiques de la méritocratie républicaine, Georges Pompidou s’est lié aux lettres par l’excellence académique. Fils de professeurs du Cantal, archétypes de ces hussards de la Troisième République « sortis du peuple, fils d’ouvriers, mais surtout de paysans et de petits propriétaires » tels que décrits par Péguy dans L’Argent, Pompidou est initié à la langue par son père, qui enseigne le français et l’espagnol. Il s’inscrit rapidement dans cette tradition familiale qui, de père en fils depuis trois générations, voit chaque homme dépasser les prouesses scolaires de son père, dans la croyance inébranlable en la promesse républicaine d’élévation intellectuelle. Premier prix de version grecque au concours général des lycées en 1924, il sera dix ans plus tard reçu premier à l’agrégation de Lettres, après avoir intégré l’École normale supérieure de la rue d’Ulm aux côtés, entre autres, de Julien Gracq. Passé entre temps par le lycée Louis-le-Grand pour sa khâgne, il se lie d’amitié avec Léopold Sédar Senghor et Phan Duy Khiem, et se passionne pour les cultures des quatres coins de l’empire français. Il découvre à cette époque Barrès, Proust, Gide, Rimbaud et se passionne pour Baudelaire.
Seules les affres de son temps ternissent ses années de formation. En août 1933, en voyage dans le Tyrol et en Bavière, il assiste aux autodafés et à l’enrégimentement des masses en Allemagne. Six mois plus tard, grâce aux relations de son père, militant et élu socialiste dans le Tarn, Georges Pompidou visite l’Assemblée nationale et assiste, aux premières loges, à la séance électrique du 6 février 1934 au Palais Bourbon, alors que les ligues se réunissent en face, place de la Concorde. Confronté à la démission de l’esprit chez Goethe et Voltaire, il voit le politique sombrer dans son monde encore essentiellement littéraire, et devient lieutenant sur la Somme puis sur la Loire une fois sonnée la mobilisation générale, le 1er septembre 1939.
L’attrait de la poésie
La littérature demeure cependant son horizon, et parmi tous les poètes qu’il lit, l’auteur des Fleurs du mal est une révélation. Il touche avec les vers de Baudelaire à l’« aspiration humaine vers une beauté supérieure » que le poète confère à la poésie ; aspiration dont Georges Pompidou est familier, par son parcours et son entourage. Il trouve chez Baudelaire la source des mots qui portent ses pensées et sentiments, et ce tout au long de sa vie. Sa blouse grise d’étudiant, au lycée Louis-le-Grand, portait, inscrits au dos, deux vers de La Mort des Amants, à destination de celle qu’il courtise, assise derrière lui :
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères
Des divans profonds comme des tombeaux
Trente ans plus tard, dans l’entrée en matière de son Anthologie de la poésie française, Georges Pompidou, qui a quitté deux ans plus tôt la direction du cabinet du général de Gaulle à l’Élysée, délaisse exceptionnellement, sur quelques lignes, sa pudeur naturelle pour expliquer le rapport fidèle qui le lie aux écrits du poète, « où il y a tout », et que son anthologie met largement à l’honneur :
« Ce n’est jamais sans émotion qu’il m’arrive de regarder ce petit volume à couverture jaunâtre, paru en 1857 et qui s’intitule Les Fleurs du mal. Là est, de toute poésie, ce qui me touche le plus. L’angoisse devant la vie et devant la mort, le sentiment de la faute et celui de la révolte, la poésie de la vie moderne et celle de l’évasion trouvent chez Baudelaire leur expression la plus émouvante ».
Cette anthologie, Pompidou l’écrit au tournant des années 1960, alors qu’il retrouve ses fonctions chez Rothschild, où il devient directeur du groupe. De 1959 à 1962, il renoue avec l’indépendance et le confort des affaires, et mène une vie mondaine où il côtoie le Tout-Paris, littéraire notamment. Cette distance qu’il prend avec le milieu politique marque son détachement et son aversion envers toute idée de carrière en son sein. Le « dilettante », tel que le qualifiaient ses camarades khâgneux, reprend ses droits. « Une sagesse verlainienne émanait de lui, une douceur prodigieuse » avait dit de lui Senghor, à l’époque du lycée. Cette sagesse et ce prodige, il les met donc, au début des années 1960, au profit de son recueil de poésie. Le Normalien agrégé de Lettres compile ainsi les écrits d’une soixantaine d’auteurs, poètes mais aussi parfois dramaturges, d’Eustache Deschamps au XIVe siècle à Paul Éluard au XXe, en passant par Ronsard, La Fontaine et Racine. Parce que la poésie « est action, elle est passion, elle est puissance » pour Saint-John Perse, Georges Pompidou met ainsi à l’honneur les tragédies de Corneille ou de Racine, qui « débordent de beauté poétique ».
Politique en sonnets
L’ouvrage n’est pas dénué de tout lien avec la politique. L’homme d’État point derrière les choix et les explications du critique, et le général de Gaulle ne s’y est pas trompé. Il prit le prétexte de remercier l’auteur de l’exemplaire du livre que celui-ci lui fit porter, dès publication, pour le rappeler au service du pays : « Tenez-vous prêt » lui écrit-il ainsi en 1961, après ses remerciements pour l’avoir « transporté dans un autre monde, celui de la poésie ». L’Anthologie de la poésie française célèbre à plusieurs égards l’alliance du pouvoir et de la plume, récurrente dans l’histoire de France. Georges Pompidou y développe une réflexion politique sur le pays et son peuple : « Si notre poésie a cependant une caractéristique originale qui puisse se définir, c’est, me semble-t-il, d’être l’une des expressions d’un peuple qui, plus que tout autre à l’époque moderne, a réfléchi avec constance et pénétration sur l’homme ». Une poésie souvent politique, parfois patriotique, y est présentée, de Charles d’Orléans à Musset, de Du Bellay à Péguy. Certaines réflexions du futur président, compilées plus tard dans Le Nœud gordien, son ouvrage inachevé et posthume, font justement écho aux angoisses patriotes que Charles d’Orléans, poète du XVe siècle, exprime dans certains de ses poèmes, et notamment dans Complainte. La lecture de ce poète, qui, avec Eustache Deschamps, ouvre l’anthologie et que Pompidou tient pour « chevalier de notre littérature » qui a « toutes les grâces du Moyen-Âge » révèle sans cesse la modernité de ses interrogations :
France, jadis on te souhait nommer
En tous pays, le trésor de noblesse
Car un chacun pouvait en toi trouver
Bonté, honneur, loyauté, gentillesse,
Clergie1, sens, courtoisie, prouesse.
Tous étrangers aimaient te suir².
Et maintenant vois, dont j’ai déplaisance,
Qu’il te convient maint grief mal soustenir³,
Très chrétien, franc royaume de France
[1. Culture – 2. Suivre – 3. Supporter mainte pénible épreuve]
Philosophie poétique du pouvoir
L’écriture de cette anthologie manifeste ainsi en filigrane cette « certaine idée de la France » que Georges Pompidou se fait, en éminent gaulliste, et qui guidera sa politique, culturelle ou industrielle, une fois président. Dès lors, comment ne pas voir dans son goût pour la poésie une philosophie du pouvoir ? Si « la poésie est un combat » aux yeux de Paul Éluard, la politique en est un également à ceux de Georges Pompidou. Il s’y illustre par curiosité d’abord, puis par dévouement. Les mots sont ses armes, qu’il manie lui-même ou par procuration, en citant les poètes. A la fin de l’année 1967, le Premier ministre cite ainsi Verlaine dans une allocution télévisée. Fin 1969, c’est à Éluard que le Président emprunte quelques vers en conférence de presse, après un long silence ému, pour répondre à une question sur un fait divers qui le trouble. C’est d’ailleurs ce poète qu’il choisit pour clore son anthologie, avec La puissance de l’espoir, dont les derniers vers sonnent comme une prémonition :
N’ayez pitié si vous avez choisi
D’être bornés et d’être sans justice :
Un jour viendra où je serai parmi
Les constructeurs d’un vivant édifice,
La foule immense où l’homme est un ami
Georges Pompidou tient la poésie pour une arme et un atout politiques. Le bon-sens, la placidité et la culture que lui prêtent ses contemporains viennent peut-être, à cet égard, du fait qu’il porte sur le monde politique un regard littéraire. N’ayant pas la fibre politique pour seconde nature ̶ « Pompidou n’appartient pas à la faune des marres stagnantes » avait remarqué François Mauriac ̶, il aborde sa charge sous l’angle de la poétique, et il traque chez ses pairs et dans leur langage les facilités, les platitudes, les formules creuses comme autant de signes d’inconséquence et de fatuité. La quête du sens est essentielle dans son rapport à la politique. Une fois président, il dénoncera ainsi les chimères langagières de son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas : Il raille son projet de « Nouvelle société » : « Ayons le sens du réel. […] Chaban distribue les songes et sème les amertumes ». Les manœuvres parlementaires du Premier ministre à l’Assemblée nationale l’agacent par la vacuité de leur rhétorique : « Avec ces idées « d’ouverture » et de « changement », on ne provoque que des courants d’air ». « Vraiment, il faut avoir le courage de résister à ces tics de langage », assène-t-il à ses proches conseillers. Il s’emporte également contre le conformisme, le zèle ou l’agitation stérile de ceux qui l’entourent, au gouvernement ou au parlement ; ce qui est politiquement insignifiant n’a pas lieu d’être. Dans sa déception envers Jacques Chaban-Delmas « le flambard » ou dans le mépris que lui inspire François Mitterrand « le sournois », on retrouve les ressorts de son intransigeance poétique envers « les disciples attardés du romantisme, du parnasse, du symbolisme, de Baudelaire qui encombrent la fin du XIXe siècle et le début du XXe » ; pour Georges Pompidou, ce qui ne sert pas l’entendement humain, dans le débat politique ou dans la quête poétique, est vain.
Épigone politique
S’il estime qu’ « en art, les épigones ne sont pas supportables », Georges Pompidou ne rechigne pas à s’inscrire fidèlement, en politique, dans la continuité du général de Gaulle. « Ce qui compte, c’est que mon mandat soit pour la France une période de sécurité et de rénovation, de bonheur et de dignité » confie-t-il un mois après son accession à la Présidence. Désireux de reprendre et de concrétiser l’ambition de grandeur de son prédécesseur pour la France, il s’est notamment employé à renforcer son influence culturelle à travers le monde. Et c’est par la promotion de la langue française qu’il s’illustre. Il y voit le vecteur d’une civilisation dont les fondements et la vocation sont universels ; civilisation qu’il retrouve dans la poésie française : « plus qu’une poésie d’évasion, c’est une poésie de méditation — de l’homme rentrant en lui-même ». C’est ainsi que se justifie le monopole, à certains égards regrettable, des poètes français sur l’Anthologie, dont l’ambition était autre que célébrer la poésie nationale : « je n’ai pas cherché à faire une anthologie des poètes de nationalité française, mais des poètes de langue française » : Georges Pompidou y a compilé des écrits dont les thèmes sont universels. Par la langue française, ils transmettent « le choc de la beauté » poétique, beauté radicalement apatride.
Rejetant l’uniformisation culturelle qu’il sent poindre derrière l’accélération de la mondialisation des échanges, il fait de la francophonie une priorité de sa politique étrangère dès 1969 : « Si, nous autres Français, nous reculons sur notre langue, nous serons emportés purement et simplement. […] C’est à travers notre langue que nous existons dans le monde autrement que comme un pays parmi les autres ». A l’image du « pacte vingt fois séculaire » qui lie la France à la liberté du monde selon son prédécesseur, Pompidou formalise, dans son recueil comme dans son action diplomatique, un lien éminemment moderne entre la langue française et la diversité culturelle du monde. C’est sous son mandat qu’est créée, en 1970, l’Agence de Coopération culturelle et technique (ACCT), ancêtre de l’actuelle Organisation internationale de la Francophonie (OIF), qui concrétise le concept politique de francophonie ; concept auquel il s’attache et que son grand ami Senghor a défini comme un « humanisme intégral qui se tisse autour de la terre ».
Avec l’Anthologie de la poésie française, Georges Pompidou prend au mot Montaigne, pour qui « nous avons bien plus de poètes que de juges et interprètes de poésie. Il est plus aisé de la faire que de la cognoistre » et propose une sélection qui rivalise aujourd’hui en autorité avec celle de son propre maître en la matière, Marcel Arland. Il y sonde « la quantité d’inconnu s’éveillant dans l’âme universelle » que tout poète cherche à définir, selon Rimbaud. Par son œuvre politique modernisatrice en faveur de l’esprit et de la puissance, avec notamment la promotion des arts contemporains ou l’ambition industrielle de son mandat, il partage l’office du poète rimbaldien en tant que « multiplicateur de progrès ». Il s’est fait tantôt François Ier, tantôt Napoléon III, et se distingue ainsi, fondamentalement, parmi les successeurs de De Gaulle. Beaucoup, dont un de ses biographes, Alain Frerejean, voient un paradoxe dans le fait qu’il se soit lancé dans cette entreprise littéraire « sans avoir jamais écrit un vers ». Mais de paradoxe il n’est point. À Claude, sa femme, qui lui demande lors de leur rencontre s’il écrit, il répond simplement : « Non, les poètes n’aiment pas les poésies des autres ».