L’homme qui arrêta d’écrire de Marc-Édouard Nabe : dépeindre la virtualité moderne

S’il faut parler d’un seul livre consacré à Internet, autant parler de celui qui traite le plus profondément de la virtualité de notre époque : L’homme qui arrêta d’écrire de Marc-Édouard Nabe. Anti-édité, ce Livre, sorti il y a quatre ans, se vend sur Internet mais ne se lit pas sur Internet. Le rapport du Livre à la virtualité est étonnant. Il vante le web comme trésor d’archives sans oublier son mal le plus profond : « La virtualité ne remplace pas la réalité comme les réacs s’en plaignent, elle est là pour remplacer l’imaginaire. » Ce qui est évidemment terrible, et terriblement juste.

Numéro de Chronic'art consacré à l'anti-édition
Numéro de Chronic’art consacré à l’anti-édition

L’homme qui arrêta d’écrire est une Bible pour l’Homme moderne. Une Bible moderne et anti-contemporaine. Justement, rentrons dedans. Ce Livre a été écrit sans écrire, puisque le narrateur a arrêté d’écrire. C’est un Livre non écrit. Absence de prose nabienne donc, mais des formules justes et saillantes. La forme au service du fond, pas comme un simple texte sans la lettre e. Ce roman EST parfaitement notre époque. Car notre époque, aussi écœurante soit-elle, a sa part de spécificités, largement et justement détaillées dans L’homme qui arrêta d’écrire. Malgré des décors aussi sinistres que le Baron, le palais de Tokyo, le Train Bleu, chez Colette ou l’hôtel Amour, c’est totalement vivant. Toutes les mises en scène sont remarquables, on passe d’un tableau à l’autre comme d’une rue à l’autre, il n’y a d’ailleurs pas de chapitre dans ce roman. Un roman certes, mais qui a été entièrement éprouvé par l’écrivain. Il n’a pas été chercher sur wikipédia ce que sont les geeks ou les asexués, il a rencontré ces gens-là et s’est nourri de ces échanges. Il en ressort des scènes éminemment crédibles et justes.

Ces pages puent la vie. Un écrivain doit « mettre sa peau sur la table » disait Céline. On sent pleinement le corps du gréco-turc d’origine dans son écriture. Il a vécu ce Livre. Inutile de mélanger ou d’essayer de démêler le vrai du faux puisque tout est réel, et surtout ce qu’il a imaginé. Il n’a pas « réellement » rencontré Alain Delon au jardin Marigny, et ils n’ont pas eu « réellement » cette discussion lumineuse au sujet des acteurs, du cinéma, de l’Art, du Temps qui passe, et pourtant, tout est vrai. La Vérité de la Vie est souvent bafouée par les mauvais romans, les mauvais films, les interprétations douteuses des médias, mais parfois au contraire, elle se retrouve sublimée par une Œuvre d’Art. On n’est pas dans de l’auto-fiction dérisoire. Vous savez, toutes ces histoires d’amour / cul / drogue parisianistes romantico-ringardes qui se ressemblent. Nabe n’a pas fait semblant. De plus, ce qu’il écrit, il le pense, et vit dans cet esprit-là. On est bien loin d’un Beigbeder, fantôme récurrent du Livre, capable d’écrire un 99 francs sans finalement changer sa façon d’être et de vivre, bien au contraire. Il a changé de métier, mais en devenant un bien pire cynique calculateur arrogant de l’édition, de la télévision, des lettres et de la presse. Lui qui était déjà une ordure publicitaire est devenu une crevure de tous ces milieux-là. La superficialité actuelle est un des pugilats du Livre. Superficialité « médiatique » mais aussi du « journalisme », de la « littérature », de « l’art contemporain », de la « nourriture », de la « philosophie », « intellectuelle », « idéologique », etc. Nabe est un guerrier, chacun de ses livres porte un ou plusieurs combats. Ce pavé se situe notamment contre l’esbroufe contemporaine dans sa globalité.

Une satire du journalisme

Fiodor Dostoïevski par Marc-Édouard Nabe
Fiodor Dostoïevski par Marc-Édouard Nabe

Pénétrons dans une séquence maintenant, par exemple celle mettant en scène l’agonie du journalisme : le lecteur se retrouve au beau milieu d’une salle de rédaction réunissant tout le gratin journalistique français. Ils se sont tous rassemblés car chacun de leur canard a fait faillite, et, au lieu d’abdiquer, ils décident de créer un dernier journal, le journal ultime, composé de toutes ces grandes plumes (sic !). Encore une fois, Nabe tape juste. Lorsqu’il fait parler ces ânes, on entend leurs voix tellement c’est eux ! Jean-François Kahn qui crie au fascisme toutes les cinq minutes, Edwy Plenel qui dit « démocratie » à chaque phrase… Toutes leurs tentatives pathétiques pour sauver leur peau, en offrant des cadeaux à leurs lecteurs qui ne sont que des publicités piteusement déguisées. Ils sont anéantis pour chacune de leur faute. Ils hésitent entre combattre Internet ou s’y allier… Ils tergiversent, se tâtent, bafouillent… Pour la nouvelle génération, Internet est le lieu du partage gratuit du savoir et de l’information, avec une vaste diversité d’opinions. Même si beaucoup de blogs relaient les insanités de la presse ou de la télé. D’ailleurs certains finissent dans cette satanée boîte ! Très honnêtement, pourquoi une personne normalement constituée irait aujourd’hui s’abonner à un quelconque journal (papier ou en ligne, car il s’y sont mis !) où on ne trouve que des analyses ratées d’écrivains ratés, des interviews ratés d’artistes ratés, des articles ratés de chroniqueurs ratés. Personne ne veut plus de ces moralisateurs stupides : Serge July, Alain Minc, Philippe Val, Franz-Olivier Giesbert, Nicolas Demorand, Laurent Joffrin pour ne citer qu’eux. Ils ont assassiné le journalisme à force de bêtises, d’approximations, de feignantise, de calomnies, de nullité. Et quotidiennement, ils en remettent une couche, ce cadavre n’est pas prêt de revivre.

Une des qualités premières de L’homme qui arrêta d’écrire, c’est le rire jubilatoire qu’il suscite. En effet, comment ne pas s’esclaffer lorsqu’il se moque de la publicité, des libraires, de l’art et du théâtre contemporains, des trentenaires, des conspirationnistes etc… Certaines formules sont exquises ! À propos de Sophie Calle, « la femme de ménage contemporaine », ou d’Orlan, « cette connasse de féministe qui prend sa gueule pour un support et se fait régulièrement défigurer… » Ces pages sont remplies de trouvailles délicieuses, comme celle qui consiste à glisser une coquille dans les noms propres des gens soi-disant vivants et de bien orthographier les morts. L’action se passe exclusivement à Paris. Moi, provincial – mais qui connais bien Paris – cela ne m’a pas dérangé. Au contraire, je dirais même que ce roman, Nabe, le Marseillais, l’a écrit pour décomplexer tous les provinciaux qui rêvent de « monter à la capitale pour faire carrière », qui pensent encore que Paris est LA ville dans laquelle il faut être, dans laquelle tout se passe. Ce que le parisianisme médiatique et branchouillard essaie de faire croire, en méprisant le reste du pays. Un imbécile comme Bertrand Chameroy, par exemple, aurait dû lire ce Livre, ça lui aurait peut être évité de se ridiculiser en qualité de larbin de Morandini puis d’Hanouna. Nabe a mis des mots sur les maux des jeunes d’aujourd’hui, qui ne peuvent être que perdus dans l’atmosphère de supermarché vide dans laquelle nous évoluons. La plupart des personnages principaux sont d’ailleurs plutôt jeunes : Jean-Phi le blogueur, Zoé, Liza, élodie, Kahina… On voit bien qu’ils sont mal à l’aise, aussi paumés dans ce monde que l’est l’écrivain qui a arrêté d’écrire.

Nabe n’a pas écrit, comme tant d’autres, un roman témoignant du vide de notre époque. Ces 684 pages sont un Œuvre d’Art absolument réjouissante et bandante. Pas destructrice mais salvatrice. C’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui. Nabe connaît le mot de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde ». Ou du moins quelques âmes. Ce Livre est grand à tous les points de vue : littéraire, romanesque, sociologique, anthropologique. Les mauvais lecteurs n’y voient que du name dropping. Qu’ils continuent leur fausse route ! Ce Livre n’a pas fini de vivre. Une transposition au cinéma ? Transposer une transposition ? L’homme qui arrêta d’écrire est une analogie de la Divine Comédie de Dante. On y voit aisément Virgile / Jean-Phi le blogueur et Béatrix / Emma, qui vient apporter lumière et espoir à un Nabe qu’elle appelle par son nom. Mais une adaptation cinématographique est quasiment inenvisageable, car Nabe est sans doute le seul écrivain contemporain dont la Littérature écrase le Septième Art. D’ailleurs, toute Littérature terrasse le cinéma. Rares ont été les adaptations réussies : citons Salò de Pasolini ou Lolita de Kubrick, un spécialiste dans ce domaine. Une adaptation n’est donc possible que de la main d’un génie. La règle est la suivante : deux génies ne s’annulent pas. Alors qui ?