L’entreprise de Jean-Claude Michéa et Jacques Julliard s’avère complexe, puisque le philosophe et le journaliste entendent expliquer les raisons du divorce entre la gauche et le peuple. En réalité, l’objectif qu’ils s’étaient initialement promis d’atteindre ne tarde pas à s’éloigner, et leur échange épistolaire s’engage petit à petit dans une direction bien plus ambitieuse, vers un débat sur l’idée même de gauche et sur l’avenir très incertain du politique.
Chacun des auteurs est connu pour ses positions et entend les faire valoir. Très rapidement, la lecture de La gauche et le peuple donne à voir une opposition marquée entre deux thèses inconciliables quant aux origines de l’alliance entre la gauche républicaine et la gauche révolutionnaire. Si Jacques Julliard défend l’idée d’une convergence mue par « les promesses d’un progrès technique axiologiquement neutre » et les possibilités induites par celles-ci d’une extension du progrès aux domaines sociaux et politiques, Jean-Claude Michéa considère que c’est l’affaire Dreyfus qui signe l’alliance entre les deux forces, et le ralliement à venir des groupes politiques se qualifiant « de gauche » sous l’étendard du progrès et du libéralisme. Le premier voit dans cet événement, dont il situe le début au milieu du XIXème siècle, une dynamique prometteuse vers l’unité enfin retrouvée ; le second déplore le jeu de dupe dont les ouvriers, puis le peuple tout entier, seront les victimes à l’aube de la Première Guerre. Si ces considérations d’ordre historiographique ne paraissent pas devoir revêtir davantage d’importance dans le débat qui est le leur, elles caractérisent pourtant l’essence même de la divergence qui anime le débat entre Michéa et Julliard. N’étant pas d’accord sur l’origine de la gauche moderne, ils ne parviennent pas à s’accorder sur ses objectifs, et donc sur les moyens dont il convient qu’elle use pour parvenir à ses fins.
Concernant les objectifs, Julliard considère dans le fond que c’est avant tout l’amélioration des conditions de vie qui doit être l’objet principal des luttes de la gauche. L’histoire du XIXème siècle lui donne raison si l’on considère l’attachement indéfectible et croissant des ouvriers à la République, y compris aux lendemains des répressions ordonnées par cette dernière à leur encontre. Même les massacres de 1848 ne sont pas venus à bout de ce que Julliard identifie alors à un calcul rationnel : profondément bourgeoise et parfois violente à leur égard, la République ne leur garantit pas moins des droits et des libertés politiques -et donc davantage d’espoir en l’avenir et en d’éventuelles améliorations des conditions de vie. En comparaison, le prolétariat allemand, qui évolue non dans une République mais dans un Empire où son intégration politique est quasi nulle, et en dépit des concessions sociales que lui accorde Bismarck, parfois bien plus avantageuses que les avancées obtenues à la même époque en France, ne résistera pas aux chants de sirènes du nazisme, alors que la République française connaîtra, grâce au Front Populaire et à l’union des gauches, un sursaut, certes insuffisant, mais qui démontre, selon Julliard, l’attachement presque organique des masses ouvrières à la République. De cette analyse des objectifs découle alors le diagnostic formulé par celui-ci quant aux moyens : le séparatinisme et le continuisme ne sont pas incompatibles. La gauche révolutionnaire et la gauche républicaine, ou, pour les désigner plus précisément par leurs incarnations respectives, le mouvement socialiste et la gauche réformiste, peuvent avancer séparément, côte à côte, quitte à s’affronter parfois, mais en demeurant prêts à s’unir en cas de nécessité, notamment face au péril fasciste.
Ici, les lecteurs de Michéa ne peuvent s’empêcher de penser à l’expression employée par ce dernier pour désigner ce type de calcul politique, et qui donne son titre à l’un de ses ouvrages : L’empire du moindre mal. Le philosophe considère en effet que c’est précisément cette possibilité, en ultime recours, d’une union des gauches, qui contraint artificiellement chacune de ces deux composantes à maintenir l’illusion d’une appartenance commune à une certaine famille, à une certaine tradition, et qui prive ainsi le mouvement révolutionnaire de toute capacité d’action. Cette bannière sous laquelle se rassemblent immédiatement, sitôt que retentit l’alarme du danger de l’extrême-droite, des individus aux intérêts pourtant opposés, constitue un piège sempiternel, qui ne fait que marquer, étape après étape dans l’Histoire du mouvement ouvrier, un affaiblissement de celui-ci. L’affaire Dreyfus avait imposé que l’on mît de côté le combat contre le capitalisme bourgeois afin de faire front commun pour la défense d’un bourgeois, certes innocent, certes au nom de valeurs chères au mouvement ouvrier, mais au prix d’une concession dont le danger avait été déjà clairement identifié à l’époque par certaines figures des mouvements syndicalistes : présentée comme provisoire et de circonstance, cette union allait devenir le nouveau socle idéologique de la gauche.
C’est par cette alliance que fut signé de manière définitive le contrat idéologique par lequel la gauche française allait désormais être contrainte de se limiter au combat en faveur des libertés individuelles, de l’égalité formelle et de l’application des grands principes issus des Lumières, et dont Marx avait déjà formulé une critique qui aurait pourtant dû alerter ceux qui consentirent alors à cette reddition philosophique et politique. Michéa s’empresse de préciser, devançant les critiques récurrentes formulées de manière malhonnête à son égard depuis plusieurs années, qu’il ne s’agit pas de renoncer à la défense des grands principes des Lumières, mais bel et bien de refuser de s’en contenter et de brader les objectifs initiaux du mouvement socialiste. La preuve la plus éloquente du succès de ce processus corrupteur, Michéa la trouve dans l’état idéologique actuel des forces « à la gauche de la gauche » : le programme du Parti Communiste Français ou d’un Jean-Luc Mélenchon se résument désormais à des déclarations naïves en faveur des droits de l’Homme édulcorées de quelques exigences en faveur d’une meilleur répartition des richesses. Plus aucune référence à un éventuel changement du mode de production, dont Michéa rappelle d’ailleurs qu’il n’est qu’une maigre partie du projet socialiste. Devenu « fait social total » selon l’expression de Marcel Mauss, il faut donc s’en prendre, à travers le capitalisme, au Droit et au Marché, bras armés d’un système économique devenu totalitaire.
Celui qui voulait ressusciter la gauche, et celui qui doutait qu’elle eût jamais existé
Parvenus à la moitié de leur échange, Julliard et Michéa ont déjà épuisé la totalité de leurs munitions, et l’intérêt de leur discussion diminue à mesure que le rythme des argumentaires s’essouffle. Constatant qu’ils se sont éloignés de la question originelle qui était la leur, chacun s’efforce alors de développer une analyse plus sociologique de la désaffection du peuple pour la gauche. C’est néanmoins sur un dernier détail historique que se situe le point de désaccord le plus fécond de l’ouvrage. Reprochant à Michéa de confondre libéralisme et démocratie, Julliard veut pousser celui-ci à admettre que tout n’est pas à jeter dans le système libéral, et que certaines avancées valent bien que l’on s’attache encore au régime qui a permis leur acquisition. Cette remarque se double de manière prévisible d’un rappel de l’échec du socialisme en URSS et d’une comparaison entre les libertés bafouées par le régime stalinien et du confort imparfait mais néanmoins viable dans les démocraties libérales occidentales. Si cette critique n’a rien d’original, elle offre néanmoins à Michéa l’occasion de clarifier de manière approfondie la distinction qu’il opère entre ces deux concepts : selon lui, le libéralisme usurpe la paternité de la démocratie, et c’est justement dans cette entreprise de récupération d’un système politique qui lui préexistait depuis plusieurs siècles que se situe l’aveu le plus éloquent de son incapacité à fournir un réel projet émancipateur sur le plan politique et humain. Faisant sienne la formule bien connue de Michel Clouscard selon laquelle le système politique sécrété par le libéralisme est celui dans lequel « tout est permis mais rien n’est possible », il précise le principe premier qui conditionne la réussite de tout projet socialiste : la confiance dans le bon sens et la décence du peuple.
Il est intéressant de noter que c’est justement ces deux vertus que la démocratie libérale s’entête à nier aux individus, agitant sans cesse le spectre du fascisme et du populisme, et redoublant d’ingéniosité pour présenter comme libératrices des mesures visant à limiter la liberté du peuple « pour son propre bien », comme on protège un enfant de ses mauvais penchants dans son propre intérêt. Puisqu’il a été capable d’élire Adolf Hitler, le peuple a donc besoin de garde-fous. Michéa voit dans cette logique l’une des principales caractéristiques du système politique que Julliard considère malgré tout comme « moins pire qu’un autre ». Pour faire confiance au peuple, il faut indéfectiblement croire que l’on a plus de chance de rencontrer des comportements moraux chez les exploités que chez ceux qui les exploitent. Cette idée, aujourd’hui qualifiée avec mépris de « populisme », est pourtant celle déjà explicitement formulée par Machiavel ou le Christ.
Elle nécessite également de renoncer à la fable contractualiste qui, depuis les Lumières, peint de la nature humaine un portrait effroyable où chacun veut la peau de l’autre. Préférant la vision rousseausite de l’âme humaine, Michéa dénonce le chantage philosophique qui consiste à ne voir en chaque individu qu’un tyran potentiel, dans chaque homme un loup pour l’homme, et dans tout esprit, pauvre ou riche, oppressé ou oppresseur, une volonté qu’il conviendrait en tout cas de dompter sous peine d’un retour à l’état de guerre totale C’est dans cette lignée absurde que s’inscrivent, selon lui, Michel Foucault ou encore Judith Butler, partisans invétérés d’une distinction entre nature et culture, et donc dangereux prometteurs de l’idée d’un politique hors-sol, outil artificiel créé par l’homme pour se protéger de lui-même et des autres, sans rapport ni avec sa nature ni avec son être. De cette fable coextensive du libéralisme, et dont il rappelle que les premiers libéraux n’avaient pas su voir les potentielles dérives, puisqu’ils écrivaient depuis un monde encore habité de tradition et de morale dont ils n’auraient jamais pu supposer qu’elles vinssent un jour à être remises en cause par la pensée même qu’ils conceptualisaient, proviennent l’ensemble des nouveaux combats de la gauche, présentés comme progressistes, mais œuvrant en réalité à l’avènement du tout-marchand et de la société du désir : libération sexuelle, gestation pour autrui, et autres revendications de l’individu libre, sans racines, sans sexe et sans autre identité que sa carte de fidélité Monoprix, face à la tyrannique société qui se mêle de ce qui ne la regarde pas…
Rendus sur le terrain anthropologique, les deux penseurs concluent alors leur échange par des considérations intéressantes sur l’éducation et la morale ; Michéa développe ses idées bien connues sur la « common decency » ainsi que son inclination vers Proudhon plutôt que vers Marx lorsqu’il s’agit de penser la future société socialiste, et Julliard continue à tenter de faire décanter le substrat positif du mélange démocratie-libéralisme-capitalisme, dont il ne parvient cependant pas à définir les contours. Finalement, le lecteur aura trouvé dans La gauche et le peuple un essai de Jean-Claude Michéa, sans doute davantage étayé de références historiques et textuelles, mais sans réelle nouveauté, dans lequel Jacques Julliard peine à s’imposer comme réel contradicteur, et semble bien plutôt se résigner à assumer le rôle d’interlocuteur. L’ouvrage n’en demeure pas moins passionnant, et offre un excellent tableau de la situation philosophique et politique de notre époque : d’un côté, un journaliste historien, sans doute érudit, convaincu d’être « de gauche », cherche à comprendre ce qui ne fonctionne plus dans le logiciel traditionnel de l’idéologie qu’il considère comme la sienne sans parvenir à la définir ; de l’autre, un philosophe, contestant l’existence même de la « gauche » en dehors du terrain sociologique, développe une analyse dialectique extrêmement dynamique et féconde, et consent à la présenter dans un ouvrage intitulé… La gauche et le peuple. En fin de compte, le meilleur sort que puisse connaître ce livre est d’être acheté par des lecteurs de gauche, croyant y trouver une réponse à l’interrogation que pose le titre, et le refermant avec davantage de questions et de doute à l’esprit qu’en l’ayant ouvert.