« Monsieur, votre histoire est la mienne et celle de mille à douze cents jeunes gens qui, tous les ans, viennent de la province à Paris », explique Daniel d’Arthez à Lucien Chardon de Rubempré le jour de leur rencontre. Le premier s’est imposé comme figure de proue du Cénacle, groupement d’étudiants brillants et idéalistes, le second, héros tragique des Illusions perdues, est prêt à tout pour réussir dans la capitale. L’histoire de Lucien est celle d’une chute : de l’innocence du poète au cynisme du journaliste.
Choisir entre l’ascèse et la jouissance, entre la patience et la hâte, entre la sincérité et l’hypocrisie, entre l’éternel de l’art véritable et l’éphémère de la gloire temporelle. Ainsi se présente le dilemme de Lucien Chardon de Rubempré. En l’occurrence, choisir, c’est résister. Résister aux plaisirs immédiats qu’offre la capitale : les fastueux dîners, la chair des belles actrices, le confort d’une voiture de luxe, la satisfaction que procure une mise élégante et par dessus tout, la reconnaissance craintive du monde. Ses amis du Cénacle le préviennent d’emblée car ils pressentent en lui la volonté de parvenir : « Tu ne résisteras pas à la constante opposition de plaisir et de travail qui se trouve dans la vie des journalistes ; et, résister, c’est le fond de la vertu. » L’ascète n’est pas celui qui n’éprouve pas de plaisirs mais celui qui n’y cède pas. En bon stoïcien, il fait de l’indifférence aux maux et aux plaisirs sa règle de vie. Mais cette indifférence n’est jamais acquise, elle est sans cesse éprouvée par les passions. Il faut chaque jour la reconquérir. Cette lutte sans fin ne convient pas à tous les caractères. « Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout. Vous avez au front le sceau du génie […] si vous n’en avez pas au cœur la volonté, si vous n’en avez pas la patience angélique […] renoncez dès aujourd’hui », explique Daniel d’Arthez à Lucien.
Sacrifier le temporel au spirituel, telle est l’exigence qu’impose le Cénacle à ses membres. Rien ne doit être mis au dessus de l’hellène trinité du Bien, du Beau et du Vrai. L’austérité du quotidien n’est pas quelque chose qu’il faut combattre, dont il faut chercher à s’émanciper, elle est bien plutôt une manière de tenir à distance les vices et les artifices inhérents à la mondanité. La communion de l’artiste avec l’idée du Beau n’est possible qu’au mépris du corps et des conditions matérielles d’existence. « Dans cette froide mansarde se réalisaient donc les plus beaux rêves du sentiment. Là, des frères tous également forts en différentes régions de la science s’éclairaient mutuellement avec bonne foi, se disant tout, même leurs pensées mauvaises, tous d’une instruction immense et tous éprouvés au creuset de la misère. » Pendant un temps, Lucien va admirer ces jeunes hommes qui se comportent comme de vieux sages. Mais sa volonté n’équivaut pas celle des autres membres du Cénacle. Très vite, il va être rattrapé par les tentations parisiennes. Souffrir et travailler, ces deux mots d’ordre l’écrasent. « Mais ce qui n’est que souffrance pour vous est la mort pour moi », râle Lucien. Plainte qui confirme la maxime romantique de Schopenhauer : le caractère est un destin.
En Lucien réside un mal fondamental : la vanité. « Il y a chez toi, lui dit Michel Chrestien, un esprit diabolique avec lequel tu justifieras à tes propres yeux les choses les plus contraires à nos principes : au lieu d’être un sophiste d’idée, tu seras un sophiste d’action. » À cet instant, le « grand homme de province » ne peut saisir l’ampleur de la prophétie, lui qui passera sans état d’âme de la presse libérale à la presse royaliste allant même jusqu’à écrire – à contre-cœur il est vrai – un article contre le livre de son ami d’Arthez. Lucien trahira donc le Cénacle en sacrifiant sur l’autel de l’argent et du plaisir les règles de conduite qui auraient dû faire de lui un grand poète. Avant la rupture, un ultime conseil lui sera néanmoins adressé : circonscrire sa vanité à la sphère de l’esprit. « Folie pour folie, mets la vertu dans tes actions et le vice dans tes idées ; au lieu, comme te le disait d’Arthez, de bien penser et de te mal conduire », lui suggéra Michel Chrestien. En vain.
Le journalisme comme perversion de l’intelligence
Lucien qui voulait être poète sera journaliste. Détourné des commandements moraux du Cénacle, il va se vautrer progressivement dans le vice, corrompre son intelligence et mettre sa plume au service du plus offrant. Son ami Fulgence avait déjà remarqué les prédispositions de Lucien pour ce métier qui mêle une certaine virtuosité avec les contingences les plus méprisables. « Tu n’as que trop les qualités du journaliste : le brillant et la soudaineté de la pensée. Tu ne te refuserais jamais à un trait d’esprit, dût-il faire pleurer ton ami. Je vois les journalistes aux foyers de théâtre, ils me font horreur. Le journalisme est un enfer, une abîme d’iniquités, de mensonges, de trahisons, que l’on ne peut traverser et d’où l’on ne peut sortir pur, que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile », expliquait-il alors. En effet, le journalisme privilégie la fulgurance de la bonne formule à la profondeur de l’idée longtemps mûrie. C’est par définition la profession des impatients, de ceux qui sont prêts à renoncer à l’absolu de l’esprit pour des avantages matériels. Plus encore, c’est la profession de ceux qui n’ont pas de foi, de ceux qui ignorent la fidélité aux autres et à soi-même. En cela, le journalisme est cet avant-goût de l’enfer que Fulgence décrit. Un monde où la morale est niée au profit de la carrière, où les hommes ignorent la sincérité la plus élémentaire. C’est le monde des faux-semblants et des illusions perdues.
Étienne Lousteau, celui qui va introduire Lucien dans le monde de la presse, développe les mêmes analyses que les membres du Cénacle. Cependant, ses conclusions sont tout à fait symétriques. Il n’invite pas à la souffrance mais à la jouissance, pas à la misère mais à l’opulence, pas à la patience mais à l’arrivisme. Le tout enveloppé dans un pragmatisme cynique : « Vous avez l’étoffe de trois poètes ; mais avant d’avoir percé, vous avez six fois le temps de mourir de faim, si vous comptez sur les produits de votre poésie pour vivre. Or, vos intentions sont, d’après vos trop jeunes discours, de battre monnaie avec votre encrier. » Il a néanmoins le mérite de l’honnêteté et présente le journalisme dans sa réalité le plus crue. Il ne cherche pas à dissimuler la bassesse morale qui le caractérise. « Vous vous mêlerez forcément à d’horribles luttes, d’œuvre à œuvre, d’homme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens. Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte ; car vos efforts servent souvent à faire couronner un homme que vous haïssez, un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie », explique-t-il. Le journalisme apparaît dans la bouche de Lousteau sous son jour le plus sombre. C’est une entreprise nihiliste qui met à terre valeurs et idéaux, un milieu qui dresse les hommes les uns contre les autres, un champ de bataille odieux où les victoires remportées sont toujours provisoires et compromettantes. Les intrigues déterminent donc l’évolution des carrières et le destin des titres. Un état de fait qui ne démoralise pas pour autant Lucien. Pas plus que l’ultime avertissement que Lousteau lui adresse : « Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. »
Ce pacte méphistophélique signé par Lucien va lui apporter les plaisirs qu’il s’était d’abord vu refuser. Humilié par le monde qui ne voit en lui qu’un Chardon, fils d’apothicaire, et non un de Rubempré, Lucien va savourer son retour en grâce. Tout d’abord en devenant rapidement une plume de premier ordre, puis en faisant la conquête de Coralie, la plus belle actrice de Paris. Revigoré par la prise de conscience narcissique de son charme et de son talent, il va maudire ceux qui l’avaient laissé tomber à son arrivée à Paris : Mme de Bargeton et M. du Châtelet. S’il n’est pas l’auteur de l’article qui les ridiculisera – c’est son collègue Vernou qui signe Convoi du Héron pleuré par la Seiche – Lucien va éprouver une joie perverse à la lecture de ce « petit chef d’œuvre de plaisanterie ». Balzac résume avec génie le principe de ces pamphlets mondains : « Cet horrible plaisir, sombre et solitaire, dégusté sans témoins, est comme un duel avec un absent, tué à distance avec les tuyaux d’une plume, comme si le journaliste avait la puissance fantastique accordée aux désirs de ceux qui possèdent des talismans dans les contes arabes. » Les journalistes influents ont donc pouvoir de vie ou de mort sur la haute société, pouvoir de faire et de défaire les réputations à leur guise. Un exercice facile et vulgaire qui est « toujours bien accueilli » en France. Fascination classique du peuple pour les exécutions publiques.
Quelques mois après que Lucien s’est imposé dans ce sinistre milieu, certains membres du Cénacle lui rendront visite pour un dîner orgiaque organisé par Coralie. Une fois la soirée terminée, la maîtresse de Lucien nota : « Tes amis de la rue des Quatre-Vents étaient tristes comme des condamnés à mort ». Ce à quoi Lucien répondit lucide : « Ils étaient juges ».