Y-a-t-il un rapport entre judaïsme et modernisme et, par conséquent, entre antimodernisme et antisémitisme ? C’est ce que prétend Édouard Drumont, l’auteur de La France juive. Contre lui, Léon Bloy développe une critique primordiale du judaïsme tout en glorifiant le Christ comme Juif pauvre.
En 1892, six ans après la parution de La France juive d’Édouard Drumont, Léon Bloy publie en réponse Le Salut par les Juifs. L’imprécateur mystique considère le pamphlet du directeur de La Libre Parole comme l’expression d’un antisémitisme ligué, selon le mot de Remy de Gourmont, « contre l’Argent par l’Argent ». « Les gros tirages se multipliaient et les droits d’auteur s’encaissaient avec une précision rothschildienne qui faisait baver de concupiscence toute une jalouse populace d’écrituriers du même acabit », écrit Bloy. L’auteur du Désespéré, pour qui la figure du pauvre est la figure sainte par excellence, estime que Drumont combat la bourgeoisie juive seulement pour faire triompher la bourgeoisie catholique, il ne ferait donc que « substituer aux fameux Veau d’or un cochon du même métal ».
Drumont établit un lien de causalité entre judaïsme et modernisme. Par conséquent, il accable les Juifs de l’essor du matérialisme et du progressisme qui participent à la déchristianisation de l’Europe. Une analyse que rejette Bernard Lazare, le premier défenseur d’Alfred Dreyfus, dans L’antisémitisme son histoire et ses causes : « […] supprimez maintenant le Juif, le catholicisme et le protestantisme n’en seront pas moins en décrépitude ». Les anti-antisémites comme Ferdinand Brunetière estiment en revanche qu’ « il y a coïncidence, mais non pas corrélation ». Si les Juifs semblent plus adaptés à l’époque contemporaine qu’au Moyen Âge, il n’est pas rationnel d’en faire les précurseurs et la cause unique de la modernité.
Les antisémites et les anti-antisémites se disputent donc sur le rôle que les Juifs auraient joué dans l’avènement du modernisme. Les premiers, par obsession, font des Juifs les responsables de tout ce qu’ils exècrent, les seconds, par précaution, minimisent leur importance quitte à les dévaloriser. Paradoxalement, ce sont les antisémites qui font des Juifs les acteurs décisifs de l’Histoire. Tandis que les anti-antisémites, en voulant les préserver, les privent d’une certaine dignité. C’est du moins ce que pense Bernard Lazare. « Le Juif n’est […] pas le moteur de l’histoire, l’hélice grâce à laquelle nous marchons vers une rénovation ; toutefois ceux qui, par prudence, nous le montrent comme étant sans importance aucune, et ceux qui allant plus loin encore, affirment le conservatisme du Juif, commettent une erreur aussi grave que l’erreur des antisémites », écrit-il, toujours dans L’antisémitisme, son histoire et ses causes.
Jésus Christ, le Juif pauvre
La position qu’adopte Bloy sur la question est profondément paradoxale. À tel point qu’il dit écrire Le Salut par les Juifs en se « déchirant les entrailles ». Dans Le Mendiant ingrat, il annonce le projet de livre qu’il a commencé : « Dire mon mépris pour les horribles trafiquants d’argents, pour les youtres sordides et vénéneux dont l’univers est empoisonné, mais dire, en même temps, ma vénération profonde pour cette Race d’où la Rédemption est sortie […] » La tension mystique semble insoutenable. Le peuple juif est à la fois celui des marchands du Temple et du Christ. Jésus est le Juif pauvre, le Pauvre éternel issu d’un peuple qui a décidé de sa mort. « Ils ont détesté le PAUVRE, d’une détestation infinie. Ils l’ont tellement détesté, que pour l’outrager et le torturer à leur convenance, il a fallu qu’ils rassemblassent de partout et qu’ils appelassent à leur secours l’énergie de feu souterrain des ressentiments héréditaires […] », écrit-il. Bloy adore le Christ autant qu’il maudit ses bourreaux. C’est bien le sang d’un Juif qui a été versé sur la Croix.
Si Bloy est animé d’un antijudaïsme catholique très classique, il arrive à le dépasser « dans un prophétisme projuif » comme l’explique Antoine Compagnon dans Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes. En effet, Bloy essentialise de manière radicale le peuple juif en l’affligeant d’une parfaite immutabilité. Bloy ne retient donc pas la distinction faite par certains de ses contemporains (Brunetière, Leroy-Beaulieau) entre Juifs « talmudiques », c’est-à-dire un peuple de prêtres, et Juifs « progressistes » responsables de l’esprit libéral, socialiste ou encore révolutionnaire. De ce monisme découle l’axiome qui a rendu célèbre Le Salut par les Juifs : « L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau. Ils sont immobiles à jamais, et tout ce qu’on peut faire, c’est les franchir en bondissant avec plus ou moins de fracas, sans aucun espoir de les démolir. » Bloy pense donc la question juive en deçà de toute idée de modernisme. Il déplace le problème de l’antisémitisme du terrain politique, social et racial – là où l’avait mis Drumont – pour en faire un problème théologique. En cela, il est authentiquement antimoderne. Pierre Glaudes, professeur à la Sorbonne et spécialiste de Léon Bloy va même plus loin : « Il me semble que Bloy est celui qui a reconnu en lui l’antisémitisme comme mal moderne. Il l’a reconnu précisément parce qu’il l’avait éprouvé », explique-t-il.
Léon Bloy, un philosémite ?
Bernard Lazare avait reçu avec beaucoup d’enthousiasme Le Salut par les Juifs. Il lui avait rendu hommage dans un article appelé un peu abusivement Un philosémite. Pour le maître de Charles Péguy, Bloy avait le mérite d’éviter deux écueils : l’antisémitisme de Drumont qui rendait responsables les Juifs des méfaits de la modernité et le supposé philosémitisme de Brunetière qui les désinvestissait de leur destin. Antoine Compagnon résume bien le sentiment du journaliste lorsqu’il écrit : « Bernard Lazare se méfie des philosémites, car le philosémitisme passe, sauf chez Bloy justement, par le désaveu de la dignité historique des juifs. » Et d’ajouter : « Bernard Lazare préfère l’intolérance loyale de Bloy, qui maintient le discours antijuif en le surmontant grâce à sa haine de Drumont, au libéralisme correct de Leroy-Beaulieu, qui concède que tout n’est pas faux dans La France juive. » Par ailleurs, les positions qu’adoptera Bloy lors de l’affaire Dreyfus donnent raison à Bernard Lazare. « Même s’il se tient à distance des partisans de Zola et des anti-dreyfusards, Bloy reprendra régulièrement, dans sa correspondance, ses amis antisémites en rappelant que Jésus et Marie étaient juifs. Et qu’insulter les Juifs, c’est insulter Dieu », rappelle Pierre Glaudes.
L’attitude de Bloy vis-à-vis des Juifs est donc fondamentalement ambivalente. Il ne peut qu’admirer la race qui a engendré le Pauvre parmi les pauvres, ce peuple dont dépend le Salut de l’humanité entière. Mais, dans le même temps, il vomit le mercantilisme juif au moins autant que le mercantilisme catholique dont il fait de Drumont la figure de proue. Bloy apparaît donc comme éternellement irrécupérable. Il écrit dans Le Mendiant ingrat : « Ceux qui me chercheront du côté des juifs se tromperont, ceux qui me chercheront du côté antijuif se tromperont, ceux qui me chercheront entre les deux se tromperont plus lourdement encore. »