PHILITT : Que pouvez-vous nous dire du 3 août 1914, la dernière journée de Péguy en tant que civil ? Quel est son état d’esprit à la veille de la guerre ?
Michel Laval : Le 3 août 1914 est la grande journée d’adieu de Péguy à ses amis. Il est arrivé la veille à Paris où il a décidé de passer les deux derniers jours précédant son départ prévu pour le 4 août. Il a déjà troqué sa tenue civile pour son uniforme de lieutenant de réserve. « J’ai quitté ma femme et mes enfants, ce matin quoique ne partant que mardi. Il fallait que je vienne à Paris. Je ne retournerai pas auprès d’eux. Je ne veux pas partir en plusieurs fois. » C’est par ces derniers mots, qu’il mit jadis sur les lèvres de sa première Jeanne d’Arc, qu’il a demandé l’hospitalité à sa vieille amie Geneviève Favre. Il veut mettre ses affaires en ordre. Il veut partir le cœur apaisé, en règle avec les hommes. Il veut saluer ses amis, ceux qui lui sont demeurés fidèles à travers les épreuves et les autres dont ses engagements l’ont éloigné. Il est « tout brûlant de la fièvre de la guerre ». Il s’enthousiasme de l’effervescence qui règne dans Paris, du « spectacle de tout un peuple qui se relève et veut son relèvement et poursuit son relèvement ». Geneviève Favre le trouve « transfiguré, éblouissant de lumière intérieure ». Il lui confie qu’il vit « les plus belles heures » de sa vie. Il est confiant. Quelques jours auparavant il a lancé à des amis : « Je vous écrirai du Palatinat ». Comme tous, il pense que la guerre ne sera qu’une affaire de quelques semaines.
PHILITT : Dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Péguy oppose radicalement la France, pays de la chevalerie et de l’honneur, à l’Allemagne, pays de la domination et de la victoire à tout prix. Que pensez-vous de cette dichotomie ?
Michel Laval : Il faut relire ce passage singulier de la Note conjointe sur M. Descartes où Péguy oppose ce qu’il appelle les « deux races de guerre », qu’il faut entendre comme deux traditions, deux conceptions de la guerre, et dont il écrit qu’elles « n’ont rien de commun ensemble et qui se sont constamment mêlées et démêlées dans l’histoire ». L’une, dit-il « procède du duel », l’autre « n’en procède pas du tout » ; l’une est « pour l’honneur » et « quand même pour l’éternel », l’autre « pour la domination » et « uniquement le temporel » ; pour l’une « c’est la bataille qui importe », pour l’autre « c’est la victoire » ; l’une considère qu’une « victoire déshonorante […] est infiniment pire (et l’idée même en est insupportable), qu’une défaite honorable » (c’est-à-dire une défaite subie, obtenue dans un combat loyal), l’autre « au contraire pour qui la réussite justifie tout » ; pour l’une, « tout tend à la beauté du combat », pour l’autre, « au prononcé de la victoire » ; l’une est incarnée par Homère, où « le combat général est un ensemble de combats singuliers » ; l’autre, par Ulysse, qui introduit la ruse et « fausse tout le système » ; l’une est celtique et chrétienne, l’autre, romaine et germanique. D’un côté la chevalerie, le féodal, de l’autre l’empire. Dans l’une, il s’agit de « mesurer des valeurs », dans l’autre de « fixer des résultats ». L’une est un système de « comparaison » et de « proposition » ; l’autre, un système de « conquête » et « d’extermination ». « Dans le monde moderne » écrit Péguy,« les Français sont de l’une et les Allemands de l’autre. »
Évidemment toute opposition de cette nature a quelque chose de schématique. Mais, quand même, si on pense à la manière dont Péguy et les officiers français meurent debout face à l’ennemi en ce mois d’août 14 ; quand on pense aux charges sans doute insensées mais héroïques des fantassins en pantalons rouges ; quand on pense à ces combats singuliers livrés par l’armée française et qu’on les compare à la marche impitoyable des armées allemandes avec son terrible cortège d’atrocités commises en Belgique et dans l’Est et le Nord de la France, ne peut-on y voir l’affrontement des deux traditions de guerre évoquées par Péguy ? Et cet affrontement n’est-il pas l’une des formes, l’une des expressions, de l’affrontement plus général qui oppose deux visions du monde, deux logiques, deux systèmes et aussi deux enjeux : la France républicaine et l’Allemagne impériale, l’idée de civilisation et le concept de Kultur, la nation élective et la communauté organique, la passion du droit et le culte de la force, le génie français et le Geist allemand ? Ne peut-on y voir comme une sorte de nouvelle guerre médique où se heurtent deux principes : le principe de liberté et le principe d’autorité ? La guerre qu’entreprend l’Allemagne impériale est une guerre perse, une guerre de conquête, d’invasion et même d’anéantissement. Elle est une « guerre totale » que Ludendorff théorisera plus tard. La guerre française est une guerre grecque, une guerre de défense, une guerre du droit contre cette « nation de proie » que Bergson entrevoit dès le début du conflit et dont la volonté d’expansion va mettre l’Europe à feu et à sang et conduire jusqu’au cœur de l’enfer temporel des camps d’extermination.
PHILITT : Péguy écrivait qu’il fallait « tuer la guerre » ou encore « faire la guerre à la guerre ». Que pensez-vous de ce « bellicisme » pour le moins paradoxal ?
Michel Laval : Les expressions « tuer la guerre », « faire la guerre à la guerre » sont dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc que Péguy publie en 1910. Jeanne, la fille du laboureur Jean d’Arc, parle avec Hauviette sa jeune amie de même condition. Ce sont encore des enfants âgées respectivement de 13 et 10 ans. La France est envahie. La guerre est partout. Des bandes armées ravagent les campagnes. C’est Hauviette qui parle de « tuer la guerre », de « faire la guerre à la guerre » et qui ajoute aussi que pour tuer la guerre « il faut un chef de guerre ». Cette idée est celle de l’immense majorité des soldats qui partent en août, convaincus de partir pour la dernière des guerres. C’est l’idée de Péguy quand il s’exclame en quittant Geneviève Favre le matin du 4 août : « Grande amie, je pars, soldat de la République, pour le désarmement général, pour la dernière des guerres. » Le paradoxe n’est qu’apparent. « Tuer la guerre », c’est tuer celui qui en a pris l’initiative et qui la mène. « Faire la guerre à la guerre », c’est combattre celui qui en a pris l’initiative et qui la mène. C’est la position de Péguy. Dès 1905, il comprend avec une tragique lucidité que la guerre est inéluctable. Il le comprend depuis cette journée de mars où l’empereur d’Allemagne et roi de Prusse Guillaume II débarque à Tanger et menace de faire sortir la garnison de Metz par la Porte de France si on ne cède pas à ses exigences. La crise a agi sur Péguy avec la même intensité qu’une « révélation », avec la même fulgurance qu’un « saisissement ». Elle l’a persuadé qu’une terrible menace pesait désormais sur la France, la « kaiserliche menace militaire allemande », et qu’il fallait s’y attendre, et qu’il fallait s’y résoudre et s’y préparer. « Il ne dépend pas de nous, il ne dépend pas même de notre peuple que l’événement se déclenche ; pour maintenir la paix, il faut être au moins deux ; celui qui a fait la menace peut toujours la mettre à exécution ; il peut toujours passer de la menace à l’accomplissement de la menace ». Face à cette menace, il fera son devoir. Sa ligne de conduite est simple. Elle n’appartient à aucune typologie. Il n’est pas belliciste à la manière des nationalistes maurassiens ou barrésiens qu’il ignore ; il n’est pas pacifiste comme les internationalistes socialistes ou anarchistes qu’il combat. Une formule la résume : « Celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C’est la loi. C’est la règle. C’est le niveau des vies héroïques, c’est le niveau des vies de sainteté. »
PHILITT : Dans votre livre, vous conférez une dimension épique aux premiers mois de la Grande Guerre. Péguy voyait-il la guerre de cet œil-là ? Lui qui était un grand admirateur d’Homère ?
Michel Laval : Il y a deux personnages centraux dans l’œuvre de Péguy, le héros et le saint. L’un est le courage, l’autre la grâce. Les trente-cinq premiers jours de la guerre qui seront les trente-cinq derniers de sa vie mettent en scène les deux héros. C’est cela qui donne à cette première séquence, à cette séquence inaugurale, sa dimension épique. Deux immenses masses d’hommes s’affrontent. Elles se livrent bataille sur bataille dans des assauts furieux et des défenses héroïques. Elles sont défaites ici, victorieuses là. Elles accomplissent des marches gigantesques et épuisantes sous une chaleur accablante ou sous des pluies d’orage diluviennes. Elles marchent au pas d’hoplite des légions de César et des grenadiers de Napoléon, au même rythme, à la même cadence. Elles gravissent et dévalent les pentes, elles arpentent les routes et les chemins de poussière, elles traversent les champs, les villages et les villes, elles franchissent les fleuves et les rivières, elles vont sans répit, les pieds sanguinolents, les ventres vides, les reins brisés. Si, comme l’écrit Michelet, la tâche de l’historien n’est pas « de raconter seulement ou de juger, mais d’évoquer, refaire, ressusciter les âges », si l’histoire est « résurrection du passé », si elle est « en commerce intime avec les morts ressuscités », ce commerce ne pouvait s’établir qu’en restituant la dimension mémorable, à la fois surhumaine et inhumaine de l’événement, sa dimension d’épopée. Ces jours d’août et de septembre appartiennent à la grande geste militaire française.
PHILITT : La relation Péguy / Jaurès s’est beaucoup détériorée notamment à cause du pacifisme de ce dernier. Pouvez-vous nous en parler ?
Michel Laval : L’histoire des relations entre Péguy et Jaurès est complexe. Péguy regarde le monde dans sa terrible réalité, dans son impitoyable cruauté ; Jaurès le croit tel qu’il le rêve. Jaurès croit que « rien ne fait de mal », que l’humanité va vers un monde meilleur, qu’elle progresse. Péguy voit arriver la « barbarie universelle », il pressent l’avènement du « mal universel humain ». Deux attitudes, deux visions. D’un côté un prophète, de l’autre c’est Péguy qui parle, le « grand pontife de l’optimisme officiel ». Péguy a aimé et même « vénéré » Jaurès, le « Jaurès initial », le « bon marcheur et bon causeur… des brumes claires et dorées des commencements », le Jaurès « poétique […] déclamant, récitant […] de sa voix retentissante », l’« ancien compagnon de route » du temps de la « grande bataille de l’Affaire Dreyfus », dont l’engagement avait sauvé du déshonneur les socialistes murés jusqu’à la honte dans leur logique de classe, le « simple et grand ouvrier d’éloquence, de pensée et d’action », le « grand orateur » au « tempérament sublime et généreux ». Puis les divergences se sont accumulées qui ont creusé entre les deux hommes un infranchissable fossé où la colère de Péguy fait son lit avant de déferler en un torrent furieux d’invectives, d’imprécations et de sarcasmes contre le Jaurès de l’unification socialiste au « matérialisme froid et glaçant », le Jaurès parlementaire et pacifiste qu’il accuse d’avoir trahi à trois reprises, trahi « le socialisme au profit des partis bourgeois », trahi « le dreyfusisme au profit de la raison d’État », et trahi « la France au profit de la politique allemande ». « Je crois Jaurès très capable de trahir tout le monde, et les traîtres mêmes », écrit-il dans Notre Jeunesse. Des attaques qui avaient redoublé de violence au fur et à mesure que la guerre s’approchait, pour atteindre leur paroxysme au moment du débat sur la loi de trois ans quand Péguy avait traité Jaurès d’« agent du parti allemand », de « tambour-major de la capitulation » et de « Mac Mahon du dreyfusisme et du socialisme ». « Nous ne partirons point pour le front, en laissant ces traîtres vivants derrière nous », avait-il confié à Romain Rolland au cours d’une conversation avant de prononcer publiquement cette sentence suprême brûlant des feux de la Terreur : « Je suis un bon républicain. Je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre, il n’y a plus qu’une seule politique et c’est la politique de la Convention nationale, c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix. »
PHILITT : Après la mort de Péguy, son ami Daniel Halévy écrivait : « Je ne pleurerai pas son héroïque fin. Il l’a cherchée, il l’a trouvée, il était digne d’elle […] Ne le plaignons pas. Cette mort, qui donne à son œuvre le témoignage, la signature du sang, il l’a voulue. » Doit-on pour autant considérer, comme Yann Moix avec qui nous nous sommes entretenus, que Péguy s’est suicidé ?
Michel Laval : Que Péguy ait entrevu, qu’il ait pensé l’éventualité de sa mort : les quelques lettres qu’il adresse à ses proches pendant les trente-cinq premiers jours de la guerre qui seront les trente-cinq derniers de son existence, en portent la trace. « Si je reviens pas, vous garderez de moi un souvenir sans deuil » ; « si je ne reviens pas, vous me conserverez une fidélité sans deuil ». Que Péguy ait voulu son « héroïque fin » est bien dans sa logique, convaincu qu’il était que « l’histoire ne s’intéresse pas aux personnes qui mettent cinquante ans à mourir dans leur lit ». De là à considérer qu’il se serait « suicidé », il y a un pas qu’on ne peut franchir. Cette idée est tout à fait symptomatique de l’état d’esprit de ce « monde moderne » où nous vivons et que Péguy fustigeait, de son incapacité, de son impuissance, à penser l’héroïsme, le sacrifice, l’honneur. Péguy est mort en officier français debout face à l’ennemi. Des milliers d’autres officiers français sont morts à sa manière, dans la même attitude, avec le même mépris du danger et de la mort, « sans peur et sans reproche ». Mais il est normal que le « monde moderne », le monde qui, écrit Péguy, « fait le malin », « le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, [… ] à qui on n’en démontre pas, [… ] à qui on n’en fait pas accroire », « le monde de ceux […] qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien », ne comprenne rien à tout cela.
PHILITT : En 1914, Péguy était surnommé « le pion » par ses camarades. Qu’est-ce que ce sobriquet nous dit de sa personnalité ?
Michel Laval : Il y a chez Péguy, une manière d’être, une attitude, une tenue, une conduite, une rigueur, une éthique, des valeurs qui sont celles des « hussards noirs de la République » dont il parle dans l’Argent, les hussards noirs de la sévérité, « sveltes, sanglés, sérieux », les instituteurs, les maîtres d’école, qui lui ont appris le devoir civique et l’amour du travail. C’est ainsi que les soldats le voient apparaître sur le quai de la gare de Bel Air Raccordement à Picpus le 4 août, sa barbe en broussaille et les lorgnons sur le nez. Aucun d’entre eux ne sait qui il est. Mais tous, spontanément, l’identifient et l’affublent de ce sobriquet affectueux.
PHILITT : Péguy a toujours refusé d’être récupéré par les nationalistes. Fait-il sienne la distinction jaurésienne entre patriotisme et nationalisme ?
Michel Laval : Pour répondre à cette question, il faudrait s’entendre sur ces notions de patrie et de nation aux contours incertains et fluctuants au gré des époques. Il faudrait s’accorder sur le principe même de la distinction. On connaît l’idée qu’elle sous-tend : à la gauche, l’idée noble et révolutionnaire de patrie ; à la droite, la notion réactionnaire de nation. Péguy est au-delà de ce clivage ; il n’appartient à aucune de ces catégories ; il ne brandit aucun des deux étendards. Péguy c’est la France. « La vraie religion de Péguy, écrit André Suarès, c’est la France, la France fille aînée de l’église et mère sublime des nations ». La France sans exclusive, sans retranchement. L’« ancienne France » d’abord, la France perdue, la France engloutie, la France d’avant le grand naufrage guerrier, les deux mille ans d’histoire, les « vingt siècles de rois, vingt siècles de peuples », des « siècles et des vies, d’épreuves et de sainteté, d’exercices, de prières, de travail, de sang, de larmes », la « longue carrière ouverte depuis tant de siècles, où nous suivons nos pères, où nous précédons nos enfants » évoquée par Augustin Thierry. Mais aussi, la France comme histoire profonde, mais aussi comme civilisation éclatante, « asile » et « champion de la liberté du monde ». Nulle rétractation dans cette conception. Mais au contraire, une sorte d’expansion, d’ouverture, une sorte d’universalité conférée par sa double vocation, sa « double vocation dans le monde », sa « double charge », sa « double garde », sa « vocation de liberté », sa vocation laïque de liberté, et sa « vocation de chrétienté ». Péguy porte la double vocation. Il marche en récitant sans relâche des Ave Maria et des Salve Regina et il chante La Carmagnole, il est aussi bien et tout autant Miles Christi et fantassin républicain, chevalier chrétien aux marches du royaume de Dieu et soldat français aux frontières du royaume de France. « Quant à moi, pour mettre d’accord le républicain et le réactionnaire qui sont en moi, je crierai alternativement un jour sur deux : “Vive la République !” et “Montjoie Saint-Denis !” ». Péguy va, comme l’écrit Michelet, « par quoi la France touche le monde ». Et c’est peut-être cela qui le rend si présent.