François Gibault est avocat, écrivain et spécialiste de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline. Il lui a notamment consacré une biographie de référence et plusieurs essais. Il est également l’exécuteur testamentaire du docteur Destouches. Maître Gibault nous a reçu chez lui pour discuter d’un thème précis : l’humour chez Céline.
PHILITT : Dans D’un château l’autre, Céline prend un malin plaisir à tourner en dérision la collaboration. Quels sont les ressorts comiques qu’il met en œuvre ?
François Gibault : Céline a connu la collaboration de près. Il a connu beaucoup de collaborateurs pendant la guerre. Il faut dire qu’il y en avait beaucoup à Paris. Mais c’est surtout à Sigmaringen qu’il a trouvé de quoi faire. Il y avait vraiment des raisons de se moquer d’eux. À Sigmaringen, il y avait un gouvernement qui travaillait à la reprise du pouvoir en France si les Allemands gagnaient la guerre. Tout était réuni pour se foutre d’eux. C’étaient des charlots, totalement ridicules. La vie politique à Sigmaringen prêtait à la moquerie. Les collaborateurs se prenaient au sérieux, faisaient des réunions, organisaient des conseils des ministres, des choses absolument ahurissantes. Quand on ouvre La France, le journal de Sigmaringen, on voit de grands articles politiques dans lesquels on prépare effectivement la reprise du pouvoir. Compte tenu de la situation sur le terrain – les Allemands allaient évidemment perdre la guerre – c’était du grand guignol.
PHILITT : Le passage sur les toilettes est particulièrement hilarant. Dans quelle mesure la scatologie – comme chez Bloy – fait-elle partie de son arsenal drolatique ?
François Gibault : Il ne faut pas oublier que Céline était médecin. Dans les salles de garde, c’est une très vieille tradition. L’humour des carabins n’est pas toujours de très bon goût. C’est l’humour des médecins. Alors oui, il y a énormément de choses salaces, scatologiques. Tout comme chez Bloy on retrouve la merde. Céline aussi s’y complaît un peu, c’est très français. En France, il suffit de dire le mot « caca » pour que tout le monde se plie en deux et se torde de rire.
PHILITT : On retrouve cela dans la réponse de Céline à Jean-Paul Sartre…
François Gibault : Oui, il s’est bien amusé dans L’agité du bocal. Céline a mis Sartre dans le fond du trou de son cul, et évidemment dans le noir. On ne peut pas lui demander de penser juste et de raisonner clairement. C’est vrai que c’est très amusant. C’est un humour qui est très français.
PHILITT : Céline était très attaché non pas aux Français mais à la langue française.
François Gibault : Il était attaché à la France. Il l’a prouvé pendant la guerre de 1914 en se conduisant bien. Et en effet, il est très attaché à la langue française. C’est de cela dont il a le plus souffert pendant son exil au Danemark. Il l’a dit, il l’a écrit : il souffrait de ne pas entendre parler français. Alors il avait un petit poste de radio avec lequel il arrivait à capter la radio française. Madame Céline explique qu’il passait des heures l’oreille collée à son poste de radio, ce qui lui procurait une grande joie. Pour un écrivain c’est terrible, car pour écrire il y a ce besoin d’entendre parler, ça fait partie de la gymnastique de l’écrivain. Marcel Aymé m’a dit cela, lui qui descendait tous les matins prendre son café dans un bistrot où il passait une grande partie de la matinée à écouter les Français parler. Et même si souvent, ça ne volait pas forcément très haut, ça lui permettait d’écrire toute l’après-midi une fois rentré chez lui.
PHILITT : Audiard faisait cela aussi pour ses scénarios et dialogues…
François Gibault : Oui, il n’était pas le seul bien sûr. Par l’oreille, on capte un certain nombre de choses qui permettent d’écrire plus facilement après.
PHILITT : La part d’humour dans l’œuvre de Céline n’a cessé de croître au fil de ses livres. Pensez-vous que c’est quelque chose qu’il a travaillé au fur et à mesure ou qu’il l’avait dès le départ ?
François Gibault : Il avait ça depuis toujours. Ses premiers livres sont déjà très drôles. À la fin de sa vie, il se moque de ses contemporains, ce qui est nouveau. Mais l’humour noir de Céline est présent dans les premiers livres, dans Voyage au bout de la nuit il y a beaucoup d’humour…
PHILITT : Certes, mais si l’on compare avec Rigodon, notamment les passages avec les journalistes, il y a une amplification notable.
François Gibault : Oui, là, il s’amuse. Il s’en donne à cœur joie. Il tourne en dérision la France de son temps, les journalistes, les écrivains… C’est vrai que c’est particulièrement évident dans ses derniers livres parce qu’il a une liberté qui lui permet de se moquer de la Terre entière. Mais il est indéniable que c’est à la base de l’œuvre.
PHILITT : L’antisémitisme de Céline, notamment dans Bagatelles pour un massacre, est tellement extensif et délirant qu’il aboutit à un effet comique. Son antisémitisme peu sérieux était d’ailleurs vu d’un mauvais œil par les antisémites officiels. Est-ce que cela nous dit quelque chose de la personnalité de Céline ?
François Gibault : Oui, il était outrancier. L’outrance à un niveau très élevé détruit le sens de ce que l’on dit, mais il n’y a pas que du comique dans Bagatelles pour un massacre.
PHILITT : On sait également qu’avec son ami peintre Gen Paul, Céline se moquait ouvertement d’Hitler et des nazis. Cette dérision est assez peu emblématique d’un vrai collaborateur. Qu’en pensez-vous ?
François Gibault : On pouvait être antisémite et ne pas être collaborateur. Et être antisémite et ne pas aimer Hitler. Ce sont quand même des choses différentes. L’antisémitisme de Céline est beaucoup plus ancien, beaucoup plus profond et antérieur aux persécutions nazies. Des persécutions dont peu de monde était au courant. Quand les troupes russes ont découvert les premiers camps, ça a été une surprise pour le monde entier. Une telle horreur n’était pas imaginable. C’est pour cela que les pamphlets doivent être replacés dans leur contexte historique. Et c’est la raison pour laquelle je m’oppose à leur republication. De plus, ça ne ferait que ranimer un antisémitisme dormant qui existe en France et qui ne demande qu’à se réveiller. Beaucoup pensent qu’on devrait les publier à nouveau pour que les gens disent : « Ah ça n’est que ça… » Je trouve ça malgré tout plutôt malsain. D’autant plus que ceux qui veulent vraiment les lire peuvent les acheter dans des librairies d’occasions ou sur internet.
PHILITT : Ils ont été republiés au Canada…
François Gibault : Oui, car là-bas, les droits d’auteur sont libres après 50 ans, alors que c’est 70 en France.
PHILITT : Revenons-en à son humour. Le passage de Bagatelles où il présente un certain « Touvabienovitch » a retenu mon attention. De même lorsqu’il évoque « Ben cinéma ». Ces combinaisons improbables sont-elles typiques du génie humoristique de Céline ?
François Gibault : Non pas vraiment, son génie est plus complexe que ça. Cela n’est pas aussi simple.
PHILITT : La transformation des noms, des mots…
François Gibault : Oui, c’est un jongleur Céline. Il joue avec les mots, avec les idées, avec tout. C’est un provocateur, un iconoclaste, qui prend beaucoup de plaisir à casser les idoles, à réformer la société dans tout ce qu’elle a de rigide, traditionnelle, pompeuse, officielle… Tout ce qu’il n’aimait pas. Il faut rappeler qu’en 1932 dans Voyage au bout de la nuit, donc peu après la guerre de 1914, il écrit : « Une balle dans le ventre, ça fait pas un héros, ça fait une péritonite. » Rendez-vous compte : écrire cela à une époque où on vénérait les anciens combattants. On vivait beaucoup dans le souvenir de la guerre de 14, de ses héros. C’est une phrase 100% iconoclaste et qui a dû choquer terriblement. Céline casse tout, il aimait tout casser, c’est peut être son côté anarchiste… Un anarchiste qui aimait l’ordre. Céline était pétri de contradictions, comme beaucoup de génies, comme Bloy dont on parlait tout à l’heure.
PHILITT : Dans un des rares entretiens qu’il a accordés à son domicile de Meudon après la guerre, Céline évoque le style des écrivains de son époque. Il se moque de ceux qui sont à la recherche de trouvailles littéraires : « L’avez-vous trouvée cette trouvaille ? » s’exclame-t-il à moitié hilare. Pourtant, il y a de sacrées « trouvailles » chez Céline.
François Gibault : Céline est un découvreur de génie, ce ne sont pas des trouvailles. Il a fait de vraies découvertes en style qui ont complètement révolutionné le style français. Donc il se moque littéralement de tous les autres, les regarde avec mépris et se considère comme le plus grand écrivain du siècle. Quelques-uns de ses contemporains passent à travers les gouttes mais ils sont très rares : Barbusse, Morand… Mais il ne faut pas voir cela comme de l’orgueil. Céline s’amuse, joue le génie évidemment persécuté devant les journalistes, il les tourne en ridicule. Comme il a beaucoup d’esprit, il le fait avec bonheur.
PHILITT : Lucette Almanzor raconte que Céline jouait un rôle face aux journalistes, qu’il faisait volontairement le gâteux. Céline aurait-il fait un bon acteur et, plus particulièrement, un bon acteur comique ?
François Gibault : Oui, certainement. Enfin acteur je ne sais pas, mais il est certain que, à la fin de sa vie, devant les télévisions, c’est un acteur merveilleux. Il faut ajouter que les textes de Céline lus ou dits par des acteurs sont formidables. Les Entretiens avec le professeur Y, qui ont été adaptés un grand nombre de fois, sont toujours très bien. Quelquefois mal mis en scène, car il n’y a pas besoin de mise en scène, le texte se suffit à lui-même. Dans les interprétations récentes, il y a tout de même une critique à faire, parfois les acteurs crient, alors que le texte de Céline n’en a pas besoin, on le tue en le criant. Luchini le dit très bien, doucement, mot à mot, c’est remarquable.
PHILITT : Est-ce que vous diriez qu’il y a une sublimation du grotesque chez lui ?
François Gibault : Le grotesque est un moyen qu’utilise Céline pour faire passer ses textes. C’est un grotesque là encore très français : on critique la société dans laquelle on est, on critique les hommes, on critique les crimes commis à longueur d’années notamment pendant le 20ème siècle, et tout cela avec humour. On s’empresse de rire des choses pour ne pas avoir à en pleurer. Céline est profondément enraciné dans cette France, on ne peut pas le détacher de ça, et c’est pour ça que son humour est si français.
PHILITT : Beaucoup voient chez Céline un humour du désespoir. Certes, la réalité célinienne est très sombre, mais n’y a-t-il pas une sorte de « salut par le rire » ?
François Gibault : Les gens qui ont connu Céline pendant la guerre notamment, madame Destouches la première, m’ont toujours dit qu’il ne pouvait pas résister à un bon mot. Ils étaient sous un bombardement, leur train était arrêté dans un tunnel ou autre, et Céline ne pouvait s’empêcher de sortir un trait d’esprit. Au plus fort de la tempête, s’il avait envie de rigoler, il rigolait. On voit ce comique appliqué à la guerre de 14 également. Il va vous raconter des choses absolument tragiques, et tout d’un coup il y a un mot d’esprit qui sort. Le colonel qui a la tête coupée, son sang lui coule par le cou, c’est comme de la confiture dans une marmite. Tout ça, c’est Céline, c’est français.