Les manifestations consécutives aux attentats exprimaient une indignation légitime. Mais elles sont aussi le signe de certains maux, caractéristiques de notre modernité : suivisme, narcissisme et consumérisme. L’époque a les héros qu’elle mérite.
Ils ont marché. Ils sont Charlie. Ils sont les nouveaux héros de la République. Ils répètent les slogans imposés, brandissent les pancartes homologuées et battent le pavé avec des chefs d’État irréprochables. Ils sont sortis pour montrer qu’ils n’avaient pas peur, que les odieux attentats n’ébranlaient pas la République mais la renforçaient. Ils sont sortis pour affirmer que, malgré les déboires, l’union nationale était plus vivante que jamais. Ils ont défilé dans la dignité et la pudeur. Ils ont défilé car ils étaient courageux.
Certains se sont hissés sur le Triomphe de la République, place de la Nation, crayon géant à la main et liberté d’expression à la bouche. Ils se sont dressés fièrement au pied de l’imposante Marianne de bronze en espérant plus que tout qu’un photographe de Reuters les glorifiera de son objectif. Car il ne faut pas rater le grand soir. Celui qui fera d’eux des héros à peu de frais. Celui qui fournira à notre nation exsangue une imagerie épique désincarnée. Sur le tableau de Delacroix, les personnages sont armés et la guerre bien réelle. Pourquoi simuler le courage quand l’ennemi est absent ? Ils veulent faire l’histoire sans la faire. Faire l’Histoire en marchant, faire l’Histoire sans rien risquer, faire l’Histoire bien au chaud. Ils seront fiers de dire à leurs enfants et petits-enfants : « J’y étais ». Dire qu’ils ont résisté, qu’ils ont défendu les valeurs de la République, de la liberté d’expression et de la démocratie. Ce sont des soldats-citoyens. Ils font la guerre à la haine, la guerre à la mort, la guerre aux méchants. Ils font la guerre comme l’Histoire, c’est-à-dire sans la faire. Ils font la guerre comme ils sont, c’est-à-dire gentiment.
La ruée vers Charlie
Ce sont les héros d’aujourd’hui. Ce sont des héros parce qu’ils le disent, parce qu’ils le veulent. Des héros dérisoires incapables d’exploits. Autrefois, l’héroïsme ne se décidait pas et, souvent, le héros n’était plus là pour profiter de la gloire qu’on lui attribuait. Trop occupé qu’il était à être mort. Aujourd’hui, l’héroïsme est consacré par une simple photographie, par une parole convenue, par une promenade dans Paris. « Pose, radote et marche, tu seras un homme mon fils. » Mais le vrai héros se dispense de ces impudiques mises en scène. Crever en silence et dans l’indifférence absolue, tel est son sinistre prestige. Heureusement, la gloire finit par le rattraper bien malgré lui. Autrefois, c’étaient les autres qui se chargeaient de faire les héros, les vivants qui se chargeaient de célébrer les morts. Aujourd’hui, les héros se font eux-mêmes et entretiennent leur propre légende. Les vivants se célèbrent eux-mêmes au nom des morts. Le narcissisme est le signe de l’époque. Pour l’individu moderne, l’événement n’existe que s’il y prend part. Un subjectivisme exacerbé qui implique une arrogance : le refus catégorique d’une absence de destin. Chacun, convaincu de sa propre singularité, veut participer à cette grande « aventure » qu’est l’Histoire. Être un témoin privilégié, voilà ce qu’exige cette forme abâtardie d’héroïsme.
Les héros très républicains de Charlie – après avoir arpenté sous haute protection les terres hostiles de la capitale, de la place de la République à celle de la Nation – se devaient de prolonger leur combat contre le mal, leur combat pour le bien. À la marche silencieuse succède donc l’acte de consommer. Pour le héros moderne, résister, c’est acheter. Acheter un journal dont il se fout, tiré habituellement à 60 000 exemplaires. La ruée vers Charlie rappelle les épisodes les plus sinistres du consumérisme américain. La résistance se mue en Black Friday. La liberté la plus essentielle de nos sociétés semble bel et bien être la liberté de consommer. La télévision nous a permis d’observer ces valeureux soldats se chiffonner pour obtenir le précieux sésame, précieux au point que certains traîtres à la cause le revendent dans la foulée plusieurs centaines d’euros sur eBay. Le tirage historique du 14 janvier 2015 (numéro 1178) s’élève à 7 millions d’exemplaires. La France comptera bientôt 7 millions de héros. Le Panthéon va nous sembler bien petit.