Antoine Compagnon est professeur au Collège de France et à l’université Columbia. Il est notamment spécialiste de Proust et de Montaigne. En 2005, il publie chez Gallimard Les antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes. La thèse défendue est la suivante : les antimodernes sont les vrais modernes.
PHILITT : Dans votre livre, vous expliquez que les antimodernes sont « le creux du moderne », qu’ils sont « à l’arrière-garde de l’avant-garde » ou « à l’avant-garde de l’arrière-garde ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Antoine Compagnon : « À l’arrière-garde de l’avant-garde », c’est une expression qu’utilise Roland Barthes dans un entretien pour se qualifier lui-même. Les antimodernes sont à « l’arrière-garde de l’avant-garde » dans la mesure où ce ne sont pas des traditionalistes ni des académiques. Ils sont en rupture vis-à-vis de ces deux notions. Ils sont emportés par le mouvement de la modernité, mais ils exercent une sorte de restriction mentale. Dans mon livre, j’utilise comme modèle de cette position Chateaubriand et Baudelaire. L’un et l’autre sont des écrivains emportés par l’histoire. L’un et l’autre ont un regard nostalgique ou mélancolique pour ce qui est irrémédiablement perdu. Lorsque Sartre parlait de Baudelaire, il lui reprochait d’avancer en regardant dans le rétroviseur. C’est une bonne image de l’antimoderne. Pour ma part, je pense qu’il est juste d’avancer sans omettre de regarder dans le rétroviseur. C’est prudent et sensé. Comme ces écrivains, j’estime que tout progrès implique un regret.
PHILITT : Vous allez même plus loin, vous dites que les antimodernes sont les plus modernes des modernes…
Antoine Compagnon : En effet. Et il faut faire la distinction entre modernisme et futurisme. Les vrais modernes ne sont pas futuristes. Chez Baudelaire, le sentiment du présent prime sur celui du futur. On pourrait démontrer chez tous les modernes ce moment de résistance à la modernité. La modernité ne va pas sans la résistance à la modernité. La modernité inclut la critique de la modernité. Baudelaire et Chateaubriand sont indiscutablement des modernes, mais ce sont également des critiques lucides de la modernité. On me demande souvent : alors qui sont les modernes dupes ? Il y a eu des avant-gardes politiques. Il me semble qu’on pourrait tracer une sorte de continuité entre les modernes dupes et les modernes politiques. C’est pourquoi Baudelaire était très critique vis-à-vis des métaphores militaires appliquées à l’esthétique. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il n’y a pas d’avant-garde autoproclamée, esthétiquement en tout cas.
PHILITT : Comment les antimodernes font-ils pour « convertir une marginalité politique et un handicap idéologique en atout esthétique » ?
Antoine Compagnon : La modernité est avant tout une position esthétique. C’est comme cela que Baudelaire la définit. Une modernité qui a quelque chose d’antimoderne. Pour Baudelaire, la modernité, c’est trouver dans le présent quelque chose qui relève de l’antique. La modernité est une attitude esthétique qui prend position à l’égard du monde moderne, ce qu’on peut appeler le modernisme et ce que Baudelaire caractérise comme l’idéologie du progrès. La modernité est toujours une réaction devant le progressisme.
PHILITT : Dans l’émission de Laurent Ruquier où vous étiez invité, Aymeric Caron essayait de faire passer Montaigne pour un progressiste.
Antoine Compagnon : Montaigne est moderne incontestablement. Il est à l’origine de l’invention de la notion d’individu. L’identité moderne apparaît dans les Essais. Pourtant, Montaigne n’est pas un homme de progrès. À mes yeux, les modernes sont justement très sensibles aux abus de la doctrine du progrès. Même si du temps de Montaigne elle n’existe pas encore à proprement parler. On a toujours essayé d’expliquer Montaigne à travers l’évolution de sa pensée. À mon avis, il est beaucoup plus fructueux de considérer que les oppositions sont toujours à l’œuvre.
PHILITT : Les antimodernes sont mal à l’aise dans leur époque, difficiles à situer politiquement. Ils sont à la gauche de la droite, à la droite de la gauche…
Antoine Compagnon : On retrouve cette ambiguïté dans l’interprétation que l’on peut faire aujourd’hui de ces auteurs. Certains lecteurs de Baudelaire l’assimilent à la réaction et au catholicisme, d’autres en font, à la suite de Walter Benjamin, un agent secret de la révolution. Cela est dû à l’excentricité des antimodernes. On pourrait dire la même chose pour Barthes. Certains le considèrent comme un avant-gardiste, d’autres comme le garant d’une certaine tradition. Péguy aussi emblématise très bien cette ambivalence. On essaie de résoudre cette ambivalence en parlant d’évolution, de chronologie : Péguy dreyfusiste, puis Péguy qui bascule et se convertit.
PHILITT : Trouvez-vous cette explication satisfaisante ?
Antoine Compagnon : Non. Je pense que la contradiction traverse toute l’œuvre. La contradiction est essentielle dans l’œuvre des écrivains antimodernes. Dans le chapitre sur Barthes, je montre qu’au-delà de l’aspect antimoderne de ses derniers textes, il y a chez lui une méfiance envers l’avant-garde autoproclamée dès le début.
PHILITT : Dans quelle mesure peut-on considérer Joseph de Maistre comme le père des antimodernes ?
Antoine Compagnon : Pour moi, les antimodernes prototypiques sont Chateaubriand et Baudelaire. Baudelaire dit que ce sont Edgar Poe et Joseph de Maistre qui lui ont appris à raisonner. Joseph de Maistre est un personnage passionnant. À la fois fondateur de la pensée contre-révolutionnaire et parfaitement conscient de l’histoire et de son caractère irréversible. C’est cela qui m’intéresse chez lui, à la différence de Bonald, qui pense qu’on peut retourner à l’Ancien Régime. Maistre est plus fataliste. Pour lui, on ne peut pas revenir en arrière. En ce sens, il est assez proche de Chateaubriand. Il y a aussi chez Maistre une sorte d’excès de l’écriture qui fait qu’il n’est pas vraiment récupérable. Maistre n’a pas été récupéré par Vichy, contrairement à Bonald. Il est excessif, poétique, pamphlétaire. Il a une grande sensibilité à la langue.
PHILITT : Vous attribuez à Maistre la totalité des figures de l’antimodernisme (contre-révolution, anti-Lumières, pessimisme, péché originel, sublime et vitupération). Pourtant, sa théorie de la réversibilité aboutit à l’affirmation que l’enfer est vide. Cela ne fait-il pas de lui, en dernière instance, un optimiste ?
Antoine Compagnon : Non, je ne pense pas. L’optimisme, c’est le paradis dans ce monde-ci. L’optimisme est une notion laïque. Sinon, on parle d’espérance, de salut. L’optimisme n’est pas une vertu chrétienne. Il apparaît au XVIIIe siècle comme quelque chose de séculier. Quand Voltaire, dans Candide, se moque de l’optimisme, il s’agit de l’optimisme ici-bas. Maistre me séduit lorsqu’il dit que la Restauration est pire que la Révolution. Il a pourtant eu ce qu’il voulait, le retour de Louis XVIII. Mais pour lui, c’est encore pire puisque cela entérine la Révolution.
PHILITT : Un antimoderne digne de ce nom doit-il réunir un maximum des figures que vous distinguez ?
Antoine Compagnon : Il est évident que l’on ne va pas retrouver toutes ces figures chez tous les antimodernes, puisque le contexte évolue avec l’histoire. Barthes n’est sans doute pas un vitupérateur, mais un homme plutôt doux. Cela dit il y a des moments de colère chez lui. Les Mythologies témoignent peut-être de sa vitupération contre la petite bourgeoisie. Mais sans doute est-on en effet d’autant plus antimoderne que l’on réunit le plus de ces figures.
PHILITT : La critique de l’argent est une opinion partagée par beaucoup d’antimodernes. Peut-elle constituer une septième figure ?
Antoine Compagnon : Cette dénonciation est liée à la détestation du monde bourgeois. Le monde moderne est un monde bourgeois, matérialiste, capitaliste. C’est la civilisation de l’argent. La critique de l’argent est donc incluse dans la figure « anti-Lumières ». La critique du progrès est toujours une critique du progrès matériel, du progrès technique appliqué à tous les domaines de la vie, morale ou artistique. Quand Baudelaire parle d’américanisation et qu’il analyse la souffrance d’Edgar Poe, cela renvoie au capitalisme.
PHILITT : Remettez-vous en question, comme le fait Marcel Gauchet, la pertinence des appellations de « post-modernité » et d’ « hyper-modernité » ?
Antoine Compagnon : Dans Les Cinq Paradoxes de la modernité, il y a longtemps, j’expliquais que l’on n’avait pas besoin en français de la notion de post-modernité. Cela dépend des langues. En France, ce qu’on appelle modernité est déjà une réaction au monde moderne. Une réaction que l’on peut trouver chez Baudelaire (Nietzsche la reprendra) bien avant ce que l’on a appelé post-modernité. En revanche, on peut en avoir besoin en anglais ou en allemand. Le mot « moderne » n’a pas le même sens dans toutes ces langues. En français, nous avons tendance à associer la modernité à la dimension esthétique de la réaction au monde moderne. La notion de post-modernisme a été largement diffusée par Jean-François Lyotard, mais à partir d’une expérience américaine de la condition post-moderne.
En français, les historiens appellent « Temps modernes » la période qui va de l’invention de l’imprimerie à 1789, puis ils parlent d’histoire « contemporaine » à partir de la Révolution. Quand j’ai été élu au Collège de France, je voulais appeler ma chaire « littérature française moderne ». Certains m’ont dit : « Alors tu t’arrêteras à la Révolution. » J’ai donc mis « littérature française moderne et contemporaine » pour les apaiser. En allemand, « Modernismus » désigne le rationalisme. En anglais, quand on parle de « Modernism », on pense au XXe siècle, à Ezra Pound, à Virginia Woolf, à James Joyce. Le « High Modernism » serait traduit par « avant-garde » en français. Cela ne coïncide donc pas avec nos catégories. C’est en réaction au High Modernism sous toutes ses formes, notamment architecturales, qu’on s’est mis à parler de post-modernité. Je ne conteste donc pas la pertinence de cette notion en anglais, mais je pense qu’en français elle n’est pas très utile.
PHILITT : L’expression « antimoderne » est purement négative et se situe dans la perspective de la modernité. Que pensez-vous de l’approche de René Guénon qui, renversant la perspective, fait de la modernité une anti-tradition plutôt que de l’attachement à la tradition un anti-modernisme ?
Antoine Compagnon : J’étais il y a quelques années dans le jury d’une grande thèse sur Guénon qui en faisait un antimoderne. On peut très bien associer Guénon à cette tradition. Je cherche à définir les auteurs dont je parle par rapport à la modernité plutôt que par rapport à un paradigme plus ancien. D’une certaine manière, on peut dire que Guénon est radicalement antimoderne.
PHILITT : L’antimodernisme est-il un phénomène spécifiquement français ? Peut-on considérer, par exemple, Dostoïevski comme un antimoderne ?
Antoine Compagnon : Après ce livre sur les antimodernes, on m’a beaucoup interrogé sur la possibilité d’appliquer ce modèle à d’autres cultures. Il y a eu un essai sur les antimodernes espagnols, roumains. Dans la pensée française, les révolutions qui ont parcouru le XIXe siècle ont alimenté la réflexion antimoderne. Le jeu entre l’esthétique et le politique est déterminant. Mais je n’exclus pas qu’il puisse y avoir des éléments antimodernes dans la pensée de Dostoïevski.
PHILITT : Pouvez-vous nous éclairer sur le lien entre judaïsme et modernisme et, par conséquent, entre antimodernisme et antisémitisme ?
Antoine Compagnon : Le lien entre judaïsme et modernisme est très fort tout au long de cette période, depuis la Révolution française. Il est affirmé à travers la doctrine du franco-judaïsme ; il est affirmé par Renan à la fin du XIXe siècle. Beaucoup voient un lien entre le judaïsme et ce messianisme séculier. Parfois pour le condamner : les Juifs seraient les agents de la Révolution et du progrès. Un argument que l’on retrouve chez les antisémites. Les modernes lucides, que je présente dans le livre, ne sont pas suspects, à mon avis, de mêler antimodernisme et antisémitisme. Cependant, la réaction contre le monde moderne a pu mener à l’antisémitisme dans la mesure où l’on rend les Juifs responsables de son développement.
PHILITT : Quelle est la position de Bloy sur la question ?
Antoine Compagnon : La position de Bloy se rattache à la position traditionnelle du christianisme à l’égard des Juifs. Il veut faire des Juifs les témoins du Christ, comme saint Augustin, comme Pascal. Cela mène à la condamnation de tout antisémitisme.