Laurent Bouvet : « L’exacerbation des figures identitaires est d’abord une construction des élites »

Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Il revient pour PHILITT sur son dernier ouvrage, L’insécurité culturelle (Fayard, 2015), dans lequel il dresse l’état des lieux des malaises identitaires qui bouleversent la société française.

PHILITT : Dans votre livre, vous dénoncez deux dérives de l’analyse politique : l’économisme et le culturalisme. Quelle méthode faut-il privilégier pour remédier à la faiblesse de ces deux concepts ?

Laurent Bouvet bouvet-insecurite: Économisme et culturalisme sont deux travers que l’on retrouve chez nombre de responsables et militants de gauche. L’économisme, que Gramsci qualifiait « d’infantilisme primitif », conduit à ne voir et ne comprendre la société qu’en fonction des rapports de force dans le monde productif — « l’infrastructure », comme l’appelait Marx. Cette manière de voir très limitée conduit à deux problèmes fondamentaux : une forme de communauté méthodologique entre libéralisme et marxisme – qui font tous les deux de l’homo œconomicus l’alpha et l’oméga de leur conception de l’homme – ; l’aveuglement à tout un ensemble de relations et de phénomènes humains, sociaux et politiques que les rapports économiques entre individus ou groupes d’individus peinent à expliquer – qu’il s’agisse de la religion ou du rapport de chacun à ses multiples identités par exemple.

Le culturalisme consiste lui, à l’opposé, à ne voir et comprendre les relations humaines et sociales, qu’à travers le prisme de « l’identité culturelle », au sens anthropologique du terme. C’est une forme d’essentialisme qui vise à réduire l’homme à telle ou telle de ses identités : genre, religion, origine ethno-raciale, orientation sexuelle… C’est un défaut que l’on retrouve, notamment, dans certaines parties des conceptions politiques les plus radicales, à droite comme à gauche. Ainsi, par exemple, l’accent mis sur la définition de l’identité nationale française comme occidentale, blanche, chrétienne… incompatible par essence avec toute autre forme d’identité, par une partie de l’extrême droite, renvoie à ce genre de conception. Même idée du côté du multiculturalisme actif et normatif qui vise à exalter les identités culturelles minoritaires (féminine, noire, musulmane, homosexuelle…) dans les grandes sociétés pluralistes contemporaines afin de les faire reconnaître publiquement ou même simplement de lutter contre les discriminations que subissent leurs membres. Le problème du culturalisme, outre la réduction essentialiste à laquelle il procède, tient au statut de l’individu. Qui décide en effet de nos identités et de nos appartenances identitaires ? Est-ce « la société » ? Sont-ce les « communautés » dans lesquelles nous nous inscrivons plus ou moins volontairement ? Choisissons nous nous-mêmes les critères d’identité que nous jugeons ou pas pertinents nous concernant ?

PHILITT : La mise en avant des diversités ethno-raciales aux dépens de l’égalité sociale aggrave-t-elle le sentiment d’altérité au sein de la République et renforce-t-elle l’insécurité culturelle ?

Laurent Bouvet :  C’est toute la question de ce que j’appelle un « multiculturalisme normatif », que je distingue du « multiculturalisme de fait ». Ce dernier est notre condition commune dans toutes les grandes sociétés contemporaines, ouvertes sur le monde et, comme on dit aujourd’hui, « plurielles ». Il n’est ni contestable ni critiquable en soi, c’est un « fait social total » si l’on suit la définition de Marcel Mauss.

Le « multiculturalisme normatif » en revanche procède d’une logique politique, elle est le fait d’acteurs identitaires qui entendent utiliser les origines ethno-raciales notamment (mais aussi la religion ou l’orientation sexuelle, par exemple) pour obtenir des gains en terme de visibilité et de reconnaissance des individus qui possèdent tel ou tel critère identitaire, et qui sont issus de ce que l’on appelle des minorités. Un tel combat peut être tout à fait légitime dans son intention initiale : lutter contre les discriminations dont ces individus sont victimes eu égard à tel ou tel aspect de leur identité. Le problème vient de ce que les moyens employés pour cette lutte légitime ne sont ni adaptés au but recherché ni efficaces. Ils peuvent même avoir des effets pervers sur le lien social, dans le sens de sa dilution et de sa communautarisation. En effet, la stigmatisation des individus aux identités minoritaires peut être renforcée à mesure qu’ils apparaissent et se revendiquent en tant que tels dans l’espace public. Il n’est plus question dès lors d’égalité mais de différenciation voire de séparation. L’égalité des droits elle-même peut-être menacée dans un tel cas.

La République n’est certes pas un système idéal et la question de l’égalité y reste pleinement posée mais la différenciation et la séparation qu’elle suppose entre espace public (celui du commun sans référence aux identités particulières) et espace privé (celui de la libre expression possible des identités de toutes sortes) protège chacun, quelles que soient ses multiples identités, de toute possibilité de soumission à telle communauté constituée. La République fournit les outils de l’émancipation identitaire pour chacun. Et si ce n’est pas encore le cas pour tous et toutes, on doit aller plus loin dans ce sens. La laïcité notamment est l’outil par excellence de cette émancipation garantie à tous et toutes.

PHILITT : Vous évoquez la notion « d’intersectionnalité» qui affirme que les luttes pour les minorités (homosexuels, femmes, Noirs) se recoupent dans un même combat pour l’égalité. Quelles sont les limites de cette thèse ?

Laurent Bouvet : Depuis quelques années, en France, des chercheurs en sciences sociales et des groupes d’activistes qui se réclament de la gauche (et souvent de la gauche radicale), venus notamment des études de genre et de la lutte contre le racisme, essaient de faire passer leur engagement culturaliste et identitaire pour une lutte sociale et espèrent ainsi la rattacher à la longue histoire de l’émancipation collective de la gauche. Pour ce faire, ils se sont approprié le concept « d’intersectionnalité des luttes » forgé dans le contexte socio-historique américain, et visant à montrer que les luttes pour la reconnaissance identitaire (féminisme, Noirs américains, mouvement gay et lesbien…) recoupent néanmoins des luttes sociales. La chercheuse et activiste américaine Kimberlé Williams Crenshaw qui en est à l’origine l’a utilisé pour la première fois en 1993 (dans un article de la Stanford Law Review traduit en français « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre 2/2005, p. 51-82) pour démontrer que la lutte des femmes noires pour la reconnaissance de leur identité était aussi une lutte sociale.

Bouvet
Laurent Bouvet

Ce qui est valable aux États-Unis, en raison de la spécificité irréductible de la question noire dans ce pays, apparaît en revanche comme une instrumentalisation politique aujourd’hui en France. Il s’agit en effet de rendre acceptables les revendications identitaires et culturalistes de minorités en les assimilant à des luttes sociales menées au nom de l’égalité. Cela permet de faire d’un « discriminé » sur  un critère identitaire un « dominé » à l’image du prolétaire de la lutte des classes. Ce qui permet aussi à certains promoteurs de cette « intersectionnalité des luttes » de faire basculer la légitimité de la lutte sociale et politique de leur côté, celui des « minorités », contre d’autres catégories sociales et identitaires qui en étaient jusqu’ici à la fois les promoteurs et les bénéficiaires, notamment les catégories populaires masculines, blanches, hétérosexuelles, autochtones, etc. Le processus de délégitimation des revendications de ces catégories « traditionnelles » et « majoritaires » est achevé lorsqu’elles sont désignées comme, précisément, contraires à l’égalité et au progrès social, voire considérées comme réactionnaires.

Le livre codirigé par Didier Fassin et Éric Fassin, De la question sociale à la question raciale ? (Éd. La Découverte, 2006) est un exemple remarquable de ce processus d’inversion de l’horizon de la lutte pour l’émancipation et l’égalité, et de la délégitimation de toute revendication sociale au profit des revendications identitaires.

PHILITT : Les politiques de gauche et de droite ont, depuis plus de trente ans, valorisé l’exaltation des racines des populations issues de l’immigration. Pourquoi ce sentiment d’appartenance est-il vu d’un mauvais œil dès qu’il s’agit des populations autochtones ?

Laurent Bouvet : Cette dissymétrie dans l’usage de l’identité culturelle est à la fois logique du point de vue de ceux qui la nourrissent et très dangereuse politiquement.

Logique pour ces chercheurs et activistes tenants d’un multiculturalisme normatif dont je parlais plus haut car seules les revendications « minoritaires », celles des « dominés » culturellement, sont légitimes – que ce soit en raison de l’esclavage, de la colonisation, du statut des femmes, de la discrimination envers les homosexuels, etc. Toute autre demande de reconnaissance ou même de réaction à ces revendications minoritaires étant considérée comme illégitime en soi et, évidemment, témoignant d’un racisme ou d’une « phobie » comme on dit maintenant à l’égard de telle ou telle minorité. C’est le cas de tout membre ou représentant de la « majorité » (masculine, blanche, hétérosexuelle…) sans aucune considération pour le statut social ou le fait qu’un membre de cette majorité puisse être dans une situation de domination bien pire qu’un membre d’une minorité. C’est la clef de ce genre de raisonnement.

La difficulté, c’est que comme il s’agit d’un processus politique voire idéologique, il ne supporte aucune réserve ni aucune exception. Surtout qu’il est servi, politiquement, par l’existence même d’un parti comme le Front national en France dont le penchant identitaire est lui-même très marqué. Si bien que les populations autochtones, blanches, masculines, hétérosexuelles… peuvent être considérées, en bloc ou en détail, comme non seulement a priori coupables des discriminations envers les minorités mais encore comme profondément réactionnaires politiquement puisqu’elles voudraient empêcher ces mêmes minorités d’être reconnues.

L’idée sous-jacente chez ces identitaires et culturalistes d’extrême-gauche et d’extrême-droite est de réduire tout débat politique à leur affrontement. Et on peut malheureusement constater que ça marche plutôt bien dans le contexte paroxystique actuel lié aux attentats djihadistes.

PHILITT : Dans quelle mesure la tradition assimilationniste ou, si l’on veut, l’identité républicaine, est-elle un moyen de dépasser les identités individuelles ?

Laurent Bouvet : Je dirai même que c’est la seule possible, dans le cadre français du moins, car il faut être attentif aux différences nationales très marquées sur ce sujet, en raison de l’Histoire, du rôle de l’État, etc.

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Les deux vecteurs d’assimilation pour la République sont l’école et la laïcité

L’idée républicaine, simple a priori même si sa mise en œuvre est difficile, est de permettre à chacun, en tant que citoyen, d’être à la fois un membre à part entière de la communauté nationale sans aucune distinction, et d’être un individu, dans l’espace privé, totalement libre de ses appartenances et riche de sa diversité identitaire.

Le point de jonction entre les deux me semble être que la République, le droit républicain, doit permettre à chacun de disposer des moyens de son émancipation. L’école et la laïcité sont les deux outils privilégiés de celle-ci, normalement. Ce qui veut dire que si l’on ne veut plus subir le poids de son identité (familiale, ethno-raciale, religieuse…), on doit pouvoir trouver les moyens juridiques de la protection de ce choix individuel. À la fois contre toutes les discriminations et contre toutes les stigmatisations, et contre les communautés ou groupes qui tenteraient d’imposer aux individus qu’ils considèrent identitairement comme leurs « membres » telle pratique ou telle obligation. C’est pourquoi la République doit garantir chacun contre les risques liés, par exemple, à l’apostasie ou au blasphème. Autre exemple, actuel : si la République ne saurait interdire à une femme musulmane de porter le voile, elle doit garantir à celle qui ne veut pas le porter la possibilité de le faire.

PHILITT : Nos dirigeants ont-ils intérêt à favoriser l’horizontalité des luttes pour se maintenir en place ? Ou sont-ils de bonne foi quand ils disent vouloir combattre les discriminations ?

Laurent Bouvet : Les élites de manière générale – j’utilise ce terme à dessein pour bien marquer qu’il s’agit non seulement des responsables politiques mais encore des médias, des dirigeants économiques et sociaux comme des intellectuels et des chercheurs – ont globalement plutôt intérêt à ce que les oppositions identitaires et culturelles soient mises en avant au détriment des luttes sociales.

Ainsi, par exemple, l’exacerbation de figures identitaires supposément opposées dans leurs intérêts, comme le « jeune de banlieue » (qu’on assimile immédiatement à la religion musulmane et à des origines étrangères arabes ou africaines) d’un côté, et le « petit blanc » ou « Français de souche » qui serait réfugié dans le « périurbain subi » ou les espaces ruraux, est-elle avant tout une construction de ces élites. Elle sert parfaitement les propos politiques de ces acteurs identitaires d’extrême gauche et d’extrême droite dont on a parlé plus haut.

Or, ces deux « figures » ont davantage d’intérêts communs que divergents, ils ont en commun des intérêts sociaux notamment, et disent la même chose de ceux d’en-haut. Ils leur reprochent la relégation, l’abandon, l’oubli… les choix de politiques publiques.

Alors oui, il faut combattre de toutes nos forces les discriminations tout en redonnant, à gauche notamment, toute sa place politique à la lutte sociale, à la considération pour les inégalités sociales et les situations réelles plutôt que fantasmées. Nos concitoyens, quelles que soient leurs origines, aspirent très largement aux mêmes choses, à une forme de « commun ». La République, ses élites, nous-mêmes… nous devons être capables de les entendre, de les comprendre et de leur répondre politiquement.

C’est pour cela que j’ai écrit ce livre.