Michel Maffesoli est sociologue et professeur émérite à l’université Paris Descartes. En 2014, il a publié L’ordre des choses : penser la postmodernité (CNRS Éditions). Nous avons tenté de cerner avec lui les contours de cette nouvelle époque et d’appréhender sa spécificité.
PHILITT : Certains, comme Marcel Gauchet ou Antoine Compagnon, affirment qu’on peut se passer du concept de postmodernité, qu’en pensez-vous ?
Michel Maffesoli : Je ne sais pas ce que pense précisément chacun des intellectuels français de l’idée de postmodernité, mais j’estime qu’un grand nombre d’entre eux demeure prisonnier d’une certaine bien-pensance, d’un certain attachement affectif à un monde qui les a nourris, de leur enfance à l’Alma Mater. Ils se crispent sur l’idée que la modernité existe encore, parce qu’ils veulent se persuader qu’elle doit encore exister. C’est une attitude qui peut se comprendre : on n’abandonne pas aisément ce en quoi l’on a cru, ce qui vous a apporté certitude et sécurité tout au long de votre vie. Les grandes idéologies du siècle dernier, dont le marxisme, agissaient de la même manière. Il est extrêmement complexe d’y renoncer.
PHILITT : Qu’appelez-vous exactement postmodernité ?
Michel Maffesoli : Il me semble important de préciser qu’il ne s’agit pas tant d’un concept à proprement parler, que d’un terme un peu bricolé que l’on emploie pour parler d’une réalité qui, même si d’aucuns continuent encore à le nier, existe déjà. Il suffit de descendre dans la rue pour le constater. Quelle est cette réalité ? L’architecte Roberto Venturi a publié, à la fin des années 1960, un ouvrage intitulé De l’ambiguïté en architecture : il s’agit d’un manifeste du postmodernisme, un texte fondateur et fascinant. Venturi s’opposait au rationalisme exacerbé du Bauhaus, où prédominent le fonctionnel et les angles droits, ainsi qu’une esthétique minimaliste. Il rejette ces grands blocs statiques, gris et raisonnables, et conçoit, pour la communauté italo-américaine, des bâtiments postmodernes où se combinent deux aspects essentiels. La diversité des citations est la première d’entre elles. Une porte gothique par ici, une fenêtre romane par là. Il refuse l’unité architecturale, le monolithisme du style unifié… C’est à la fois novateur et profondément visionnaire, car c’est exactement le même rejet qui est à l’œuvre dans la société postmoderne. Je ne veux plus seulement m’identifier à une seule image, ni me limiter à une référence unique. J’aspire à une diversité, changeant et évolutive, autant dans mes références que dans mon identité. C’est là qu’intervient la deuxième caractéristique de ce postmodernisme architectural de Venturi : l’anamnèse. C’est à dire des éléments évoquant l’origine italienne de cette communauté, répondant à l’injonction célèbre : « Souviens-toi d’où tu viens !». On essaie de rappeler le lieu d’origine des émigrés, en reprenant des motifs de l’architecture florentine, ou sicilienne… Vous conviendrez qu’il s’agit là d’une approche radicalement nouvelle de l’architecture, mais également de la société. Pour ma part, je considère que ce sont deux facettes de la postmodernité : une mosaïque où coexistent d’innombrables tribus, loin de la République une et indivisible, et traversée par une très forte référence aux origines, qui rompt avec l’idéologie du Progrès, inlassablement tournée vers des lendemains parfaits. Il n’y a plus de référence monolithique à un idéal, que viendraient cimenter les droits de l’homme. Désormais, les individus évoluent dans un monde où foisonnent les références. Chacun est libre d’y piocher à son gré, de se constituer une nouvelle identité, voire plusieurs. J’emploie volontiers l’oxymore « enracinement dynamique » pour illustrer ces caractéristiques.
Bien avant moi, Jean-François Lyotard, avec La Condition Postmoderne, et Jean Baudrillard, avaient ouvert ce champ de réflexion par leurs travaux. L’un et l’autre ont contribué à mettre en évidence cette réalité nouvelle, celle-là même que j’explore à travers mes recherches. En France, et c’est très regrettable, nous sommes en train d’accumuler un triste retard sur la question de la postmodernité, notamment si on prend comme point de comparaison le Japon, le Brésil ou encore la Corée du Sud, pays que je connais bien. Il y a là-bas, en gestation, un dépassement des grands prototypes de la modernité, et la question de l’identité y est abordée de manière beaucoup plus sereine, de manière plus intelligente aussi je crois. Dans ces pays, on ne se crispe pas sur la vieille identité nationale fédératrice. Même dans d’autres pays européens, comme l’Allemagne ou l’Espagne, le jacobinisme, moins fort, permet une plus grande souplesse quant à l’idée de postmodernité. Le mot de postmodernité importe peu d’ailleurs. On l’emploie parce qu’il est commode, et qu’il permet de nommer ce qui est en train de se passer. Peut-être un jour trouverons-nous un autre mot ? Je ne me risquerais pas à un pronostic là-dessus, il serait bien impossible de prévoir ce qui, a posteriori, constituera la caractéristique principale de cette époque, suffisamment du moins pour que l’on juge pertinent d’en tirer un nom. Mais il convient de garder à l’esprit que la postmodernité n’est pas un concept, figé et immobile.
PHILITT: A priori, l’idée d’un retour au pluralisme après la « réduction à l’Un » n’est pas immédiatement évidente : ne constate-ton pas une uniformisation du monde, notamment en Occident ?
Michel Maffesoli : Non, je ne crois pas. C’est une idée fausse, encore une fois. On préfère se bercer d’illusions pour se rassurer. En tant que sociologue, je me refuse à céder à mes préférences et à mes craintes pour modifier la manière dont je reçois les faits. Encore une fois, il faut comprendre qu’un certain nombre de personnes, appartenant à la même élite, est obsédée par l’idée de préservation de la modernité, sans doute par peur du changement. Lorsque le Moyen Âge s’est achevé, il y a aussi eu des esprits pour s’élever contre la modernité. Je ne m’exclus pas de cette élite, c’est à dire de cette catégorie de gens qui ont le pouvoir de dire et le pouvoir de faire. Je suis un professeur petit-bourgeois, je ne le cache pas : seulement, j’essaie d’analyser de la manière la plus objective les changements à l’œuvre dans nos sociétés, sans me raccrocher à des espérances.
Certes, la France a été le laboratoire de la modernité, notamment au travers le rationalisme cartésien, le Contrat Social rousseauiste, l’individualisme et l’idéologie du Progrès… Autant d’idées qui, soyons clairs, ont incontestablement produit de grandes choses. Constater que ces références ne sont plus opérantes ne signifie pas que l’on nie leur qualité ou leur apport. C’est parce que cette distinction n’est pas clairement opérée que l’on refuse de tourner la page que l’on préfère évoquer une modernité seconde, tardive, voire une hypermodernité, refusant de parler de postmodernité, terme qui implique d’admettre que cette époque est révolue. Or, rappelons que le mot époque vient du grec « épochê » , qui signifie la parenthèse. L’idée même de durée contient l’idée de finitude : la modernité, comme ce qui l’a précédée, n’est qu’une parenthèse, finalement très récente – en effet, le mot « modernité » lui-même n’apparaît qu’en 1848 sous la plume de Baudelaire. Et quelque part, lorsque l’on nomme une époque, on peut presque penser que ce sur quoi elle repose est déjà en train de disparaître. Il y a eu un avant, il y aura un après, qui est d’ailleurs déjà là, sous nos yeux. Sortez dans la rue, et vous le verrez. Je ne vois pas d’uniformisation, mais un foisonnement de différences, de couleurs, de pratiques… Dans ma jeunesse, il aurait été impensable d’imaginer croiser dans la rue un jeune aux cheveux teints, le visage couvert de piercings, ou un homme portant une djellaba à Paris. Aujourd’hui, la diversité est incontestable pour quiconque ouvre les yeux. Évidemment, cela suscite la crispation d’une certaine intelligentsia et son refus de voir un changement déjà à l’œuvre ne fait que rappeler le constat qui était déjà celui de Machiavel : la pensée de la place publique n’est pas la pensée du palais. Les Romains parlaient déjà de sédition du peuple. Ces événements étaient plus ou moins courants : selon moi, c’est ce genre d’épisode que nous somme en train de connaître. L’élite intellectuelle, coupée de ce monde en changement, refuse de le voir. Elle continue à répéter les mots de République une et indivisible, de démocratie, de droits de l’homme. Mais ces idées, la société ne se reconnaît plus dedans.
PHILITT : Quels sont les nouveaux mythes de la postmodernité, dans ce cas ? Vous parlez d’un « renouveau mythique postmoderne »…
Michel Maffesoli : La postmodernité ne repose pas, comme je l’ai dit, sur le mythe de l’individualisme et du progrès. Elle accepte totalement la fin d’un cycle, d’une époque et de ses mythes. C’est « la fin des grands récits de référence », pour reprendre les termes de Lyotard. Le travail, le santé, l’éducation… toutes nos grandes institutions reposaient sur une systémisation : il montre qu’elles cèdent la place à une babélisation, que je nomme plus volontiers « mosaïque ». Qu’est-ce donc ? C’est l’avènement du relativisme, qui accepte totalement la coexistence de plusieurs vérités. La postmodernité s’organise principalement autour de deux caractéristiques.
La première est la diversité des références. Dans ma jeunesse, l’idée de République dominait largement. Chacun s’y reconnaissait, même si cela pouvait être pour des raisons différentes et dans des objectifs différents. Néanmoins, l’universalisme agissait comme une référence commune très forte. Les modalités du vivre-ensemble se définissaient par rapport à l’égalité de tous, par rapport à des revendications sociales ou politiques pour plus d’égalité… L’idée était qu’il fallait à tout prix intégrer la communauté politique, le corps politique. Aujourd’hui, c’est la logique inverse qui est à l’œuvre. On demande à prendre du recul par rapport à ce corps politique. Les droits sont réclamés pour permettre d’échapper à l’uniformisation autour de la République. Les identités sont multiples. Vous pouvez même en changer au cours de votre vie. La conception dialectique du monde s’estompe. À mon sens, la postmodernité représente davantage une logique contradictorielle. Pour vous le représenter, figurez-vous la voûte d’une cathédrale gothique, dans laquelles les forces exercées, opposées, sont pourtant complémentaires. J’appelle cela « l’harmonie conflictuelle ». Il n’y a pas de dépassement (de synthèse, dit la dialectique), simplement une complémentarité qui permet à la structure de tenir. La société postmoderne repose sur ce principe également, selon moi. D’une conception dramatique du monde, dialectique et opposant les contraires, la postmodernité est passée à une conception tragique.
La seconde caractéristique de ce renouveau mythique de la postmodernité constitue une rupture avec les vieux récits, notamment parce qu’internet a rendu la mémoire collective permanente : tout se retrouve, même des dizaines d’années plus tard. J’aime dire que la postmodernité, c’est les tribus plus internet. J’ajoute que j’observe ce que j’appelle un « retour du dionysiaque », que j’avais notamment analysé dans un ouvrage intitulé L’ombre de Dionysos. La modernité se caractérisait par l’apollinien : la postmodernité, donc, marque un retour du dionysiaque, du corps… Pour les historiens des religion, Dionysos est une divinité chthonienne, de la terre : la mégapole postmoderne se nourrit de cette idée. Elle est profondément enracinée, et ne méprise pas, aux côtés de la raison, l’apport de la sensibilité.
PHILITT : Justement, vous opposez au rationalisme moderne la « raison sensible » postmoderne. Qu’entendez-vous par là ?
Michel Maffesoli : Il n’y a pas là d’opposition entre la raison moderne et la raison sensible. Pourquoi l’un devrait nécessairement s’opposer à l’autre ? On peut tout à fait imaginer leur complémentarité. L’idée de Contrat Social, par exemple, depuis Rousseau, suppose une dimension rationnelle. Le Contrat Social intervient après l’Émile, dont le sujet principal est l’éducation. L’enfant est un petit barbare qu’il convient d’éduquer (ex-ducere : tirer hors de son état) afin de le civiliser. Il s’extirpe de la nécessité naturelle et commence à produire ses propres lois, ses propres règles. Cette société, dans laquelle des individus autonomes se mettent d’accord sur des règles, est une société où domine une certaine vision de la raison. Le Contrat est l’association libre et rationnelle des individus ; elle suppose l’idée de rupture. Je crois en effet que cette belle idée n’est plus opérante, et que nous assistons à la rupture de Contrat. Les règles purement rationnelles de cette association ne conviennent plus aux nouvelles exigences de la société. Les individus se retrouvent désormais dans des identités multiples et électives, qu’elles soient sexuelles, musicales, sportives, religieuses…
C’est ce que je désigne par le terme de Pacte émotionnel. Comme les émotions, ce pacte peut être provisoire. Elle s’oppose donc au Contrat Social. De la même manière, à la République une et indivisible succède une Res Publica des différences affichées et assumées. La fin de la République unifiée ne signifie pas la mort de toute prétention politique. À l’autonomie individuelle succède une hétéronomie collective – c’est en effet l’autre qui détermine la façon dont l’individu parle, s’habille ou se comporte, en fonction de la tribu à laquelle il appartient. La postmodernité n’est pas la fin du collectif: c’est simplement un vivre-ensemble qui s’articule de manière différente.
Certes, ces représentations modernes, comme l’idée de démocratie, persistent dans les discours, mais seulement en qualité d’incantations, ces formules dont l’ethnologie montre qu’elles sont répétées pour se convaincre. On assiste alors à un déni, un refus de voir une situation qui, pourtant, existe déjà, et que je me contente d’observer et de nommer, en me gardant bien d’y porter quelque jugement que ce soit. Je fais mien le principe de neutralité axiologique de Max Weber. J’avais écrit un Éloge de la Raison sensible (vous noterez que ce n’était pas une « critique »). C’était une tentative de montrer la manière dont la modernité a fait de la raison, qui n’est pourtant qu’une des particularités de notre espèce humaine, son unique horizon, et dont elle a érigé un système : le rationalisme. Le rêve, le jeu, le festif… de nombreux autres paramètres ont été abandonnés en route, comme autant de bagages trop encombrants largués au bord de la via recta, la voie droite de la seule raison cartésienne. C’est pourtant une vision déformée de la philosophie de Descartes, qui, dans une formule qui sera reprise par Joseph de Maistre, parlait bien de « la droite raison et le bon sens réunis ». Il y a bien là l’idée que la raison doit être complétée par quelque chose qui n’est pas entièrement de son domaine. Pourquoi Descartes, père du rationalisme, aurait-il éprouvé le besoin de préciser que cette raison devait être accompagnée d’autre chose ? N’est-elle pas supposée se suffire à elle-même ? En vérité, on le voit bien, la modernité a vénéré le seul rationalisme. Ce n’est pas autre chose qui est à l’œuvre lorsque Taylor invente le taylorisme pour répondre aux besoins de Ford. « Tout est raison, tout doit donner ses raisons » disait déjà Weber. Tout le rationalisme est résumé là. D’une manière différente, mas tout de même, Karl Marx fonctionne avec le même logiciel également : la raison et son rôle dans l’histoire…
La postmodernité ne me semble donc pas nier la raison cartésienne, mais simplement affirmer sa complémentation par le sensible, par tous ces paramètres qui avaient été jugés superflus par le rationalisme. Aujourd’hui, chacun a des exigences rationnelles, mais également des attentes liées aux sens, au sensible. Ces éléments n’ont pas toujours été laissés pour compte, et il suffit de regarder la manière dont la Renaissance avait su faire une place au ludique au sein même de la Cité pour s’en convaincre. Par ailleurs, la postmodernité se caractérise par cette entièreté de l’être, non réduit au cerveau, mais incluant également le corps, ou encore le plaisir. C’est une nouveauté qui me paraît non négligeable. En France, nous n’avons pas réellement de philosophes vitalistes : mon hypothèse est que la postmodernité tire sa puissance d’une matrice « qui vient du bas », du peuple.
PHILITT : Selon vous, la postmodernité se définit notamment par son présentéisme : qu’entendez-vous par là ?
Michel Maffesoli : Selon moi, pour comprendre une époque, il faut regarder la temporalité sur laquelle elle met l’accent, au sein de ce que l’on appelle la triade temporelle. Nous avons connu des sociétés traditionnelles, où dominait le passé, et la volonté de porter un héritage. Le mot « tradition » comporte étymologiquement (tra-dare) cette idée de transporter ce qui m’a été donné. Le rapport au passé y jouait un rôle prédominant, qu’il a perdu par la suite lorsque nous sommes entrés dans la modernité. La modernité, elle, s’est caractérisée par l’importance qu’elle accorde au futur. Les deux grands systèmes élaborés au XIXe siècle que sont le freudisme et le marxisme s’appuient d’ailleurs fondamentalement sur une idée de progrès. Le freudisme repose sur l’idée de sublimation, c’est à dire sur le report de la jouissance. Il y a cette idée que « demain, on rasera gratis » dans le marxisme également. Hegel et sa philosophie de l’Histoire s’inscrivent tout autant dans ce progressisme. Ces conceptions temporelles sont très intéressantes pour comprendre les ressorts d’une époque.
Mon hypothèse est que la postmodernité valorise le présent, l’ici et maintenant. Ce sera pour le meilleur et pour le pire : il faudra faire avec. Mais, déjà à Florence, le carpe diem avait connu son heure de gloire. Ce n’est donc pas une nouveauté absolue dans l’Histoire. Là où la modernité avait marqué l’apogée du politique en tant que projet, ce qu’on jette devant soi, la postmodernité refuse de reporter à demain la jouissance. Les universitaires étaient jadis fascinés par l’idée de construire quelque chose : aujourd’hui encore, la plupart d’entre eux sont attachés à l’idée d’avenir. Il est intéressant de regarder la manière dont est récupérée, notamment chez les plus jeunes générations, la vieille idée de carpe diem, par exemple. Le Dieu Kairos, chez les Grecs, était le dieu de l’opportunité qu’il fallait saisir au bon moment : chauve, il convenait de ne pas le laisser s’enfuir, faute de pouvoir le rattraper par les cheveux… Il était le dieu de la bonne occas’. Le monde d’aujourd’hui se structure autour de ce rapport au présent.
Quelles vont donc être les grandes marques postmodernes, à partir de ce constat ? Je pense que l’intensité des relations devrait s’accroître. Évidemment, la force du présent incite à tout repenser. Par exemple, vous n’ignorez pas que Marx avait une vision cyclique de l’histoire, que l’on pourrait représenter par un cercle. « La première fois en tragédie, la seconde en comédie » ajoute-t-on, mais l’idée de reprise des éléments passés demeure. À l’inverse, une vision linéaire de l’Histoire, toujours très présente, est à la fois partagée par le camp des progressistes et par les réactionnaires, comme on les appelle. Lorsqu’il m’arrive de donner une conférence en public, j’aime demander à mon auditoire s’il y a des gens, dans la salle, qui ne sont pas « pour le progrès ». Évidemment, personne ne répond. Tout le monde a peur de ne pas être pour le progrès, car le progrès c’est l’avenir, dans la vision linéaire du temps : le progrès n’est plus une amélioration qualitative, il est devenu synonyme d’avancée dans le temps. S’y opposer, c’est s’opposer à la marche du temps, une démarche hautement irrationnelle, évidemment.
Obsession du futur, obsession du passé… Ces deux visions s’opposent, mais elles ont en commun de passer à côté d’un certain dynamisme. Je propose l’image de la spirale : la reprise du même motif, mais à un degré différent. Elle permet de comprendre la manière dont les générations s’inspirent de ce qui a déjà été fait, pour le reprendre – c’est le côté enracinement – mais en jouant avec ses codes, ses héritages, et les détourner tout en les améliorant. Mais on ne peut pas dire que la postmodernité sacralise l’avenir ou le passé, comme ont pu le faire d’autres époques.
PHILITT : Est-ce à dire qu’il méprise le futur ou le passé ?
Michel Maffesoli : Sans doute pas. En ce moment, je m’intéresse beaucoup au phénomène du couch-surfing. On en parle comme d’une nouveauté révolutionnaire dans les pratiques de voyages, notamment chez les jeunes. Nous essayons d’analyser le fonctionnement de ce système qui n’est finalement que la résurgence de l’ancienne hospitalité médiévale ! Quels services, financiers, d’usage, sexuels, implique-t-elle ? Ces nouvelles pratiques ne sont pas nouvelles en réalité. Le foisonnement des « co » n’est que la reprise du « cum » latin : le coworking, le covoiturage… Rien de révolutionnaire là dedans. Encore une fois, c’est un discours pour se rassurer qui consiste à se focaliser sur la persistance d’un phénomène disparu. Ce n’est pas mon rôle de dire si cela est bien ou si cela est mal.
PHILITT : Que pouvez-vous dire à propos de la polémique concernant un faux article publié par une revue dont vous êtes responsable ?
Michel Maffesoli : Je trouve cela scandaleux et intéressant à la fois. C’est une belle histoire malgré tout : c’est une parodie bien faite et astucieuse, motivée par diverses raisons plus ou moins nobles. Ces personnes ont réussi, bellement d’ailleurs, à placer une parodie à partir de mes termes dans une revue dont je suis responsable, mais dont je ne m’occupe plus vraiment. En soi, je trouve que c’est une bonne tactique, amusante qui plus est : cela m’a fait rire. Mais se servir de cet épisode pour formuler une attaque contre la postmodernité et contre moi, je trouve cela décevant. Ce n’est plus un débat, mais un abaissement à un niveau ridicule. Ceux qui font cela perdent leur temps, selon moi : on ne peut pas polémiquer d’un côté et mener à bien ses études de l’autre. Le plus grave, à mon sens, c’est que ces personnes sont poussées par des professeurs sans doute mieux placés, mal intentionnés, qui me visent à travers une manœuvre derrière laquelle ils s’abritent, sans jamais s’exposer, préférant mettre en avant ces chevaux légers. Encore une fois, derrière cette polémique dont ma personne est la cible, c’est en réalité la postmodernité que l’on tente de disqualifier – de manière assez lâche et finalement sans arguments.