Knut Hamsun est un aventurier qui a parcouru les styles, les genres et les époques. Génie aujourd’hui infréquentable et oublié, le Norvégien a laissé au monde littéraire une œuvre dense comme une forêt du Nord, tour à tour obscure et enchanteresse. Conteur moderne, il s’est attaché à fuir les carcans de la littérature de son époque, et ceci en travaillant à la fois la psychologie de ses personnages et la langue à la manière d’un orfèvre.
Si l’écrivain scandinave Martin Nag qualifie Knut Hamsun de « Dostoïevski norvégien », c’est sans doute parce qu’il a été très influencé par le réalisme de l’auteur des Possédés (précisons que le réalisme russe n’est pas celui de la tradition française) et ce, même si son parcours littéraire l’a entraîné bien plus loin. C’est au travers d’un article paru en 1890 dans la revue Samtiden, intitulé De la vie inconsciente de l’âme, que Knut Hamsun révèle son projet littéraire. Dans ce pendant théorique de La Faim (1890), roman majeur, l’auteur montre la liaison qu’il entend opérer, tout du moins de façon inconsciente, entre l’individualisme de Nietzsche (quoiqu’il ne l’ait ni lu, ni rencontré) et la modernité de Franz Kafka. Hamsun s’est imprégné de philosophie nietzschéenne grâce à l’influence de Georg Brandes, qui donne à partir de 1888 une série de conférences sur l’auteur du Gai Savoir en Scandinavie. Une mentalité qui se retrouve dans Ciel sombre, ultime chapitre du dernier ouvrage que consacre Hamsun à son voyage en Amérique. Moquant allègrement ses prédécesseurs, et notamment Guy de Maupassant, il s’attache à explorer les tréfonds de l’âme humaine, à commencer par la sienne. C’est ainsi que la Faim prend la forme d’un roman quasi autobiographique. Knut Hamsun fait du personnage principal, un anonyme, un urbain moderne, sans visage, sans racines, preuve de sa volonté de rompre avec les anciens codes du réalisme et du naturalisme du XIXe siècle déclinant. Naturalisme qui s’attachait davantage à décrire avec minutie les lieux, les personnages et les objets, dans l’objectif de retranscrire fidèlement la « nature ».
Knut Hamsun et la modernité de la langue
Bien plus qu’un roman social traitant de la misère et de l’errance d’un homme dans une capitale européenne qui lui est totalement inconnue, La Faim est un roman psychologique qui met son narrateur en face d’un alter-ego, compagne ambiguë, qu’il entretient pour cultiver l’inspiration nécessaire à son travail littéraire : « J’avais remarqué très nettement que si je jeûnais pendant une période assez longue, c’était comme si mon cerveau coulait tout doucement de ma tête et la laissait vide. » Ce personnage parcourt le roman en équilibre, entre moments de génie et d’éclat, entre tortures physiques et mentales. Il écrit ainsi : « Dieu avait fourré son doigt dans le réseau de mes nerfs et discrètement, en passant, il avait un peu embrouillé les fils… » Ce personnage ambivalent permet à Hamsun d’évoquer ses propres névroses et d’annoncer un autre objectif de sa vie : l’esthétique de la langue. Il n’aura de cesse de la travailler, parfois avec fièvre. Kristofer Janson, poète et prêtre qui a connu Hamsun, dit ne connaître « personne aussi maladivement obsédé par l’esthétique verbale que lui […]. Il pouvait sauter de joie et se gorger toute une journée de l’originalité d’un adjectif descriptif lu dans un livre ou qu’il avait trouvé lui-même ». Dans La Faim, le personnage entretient un rapport imprévisible et tumultueux à l’écriture : « On aurait dit qu’une veine avait éclaté en moi, les mots se suivent, s’organisent en ensembles, constituent des situations ; les scènes s’accumulent, actions et répliques s’amoncellent dans mon cerveau et je suis saisi d’un merveilleux bien-être. J’écris comme un possédé, je remplis page sur page sans un instant de répit. […] Cela continue à faire irruption en moi, je suis tout plein de mon sujet et chacun des mots que j’écris m’est comme dicté. » Son premier roman inaugure donc un travail sur l’esthétique de la langue. Auparavant, Hamsun parlait un norvégien encore « bâtard », paysan, et assez éloigné du norvégien bourgeois de la capitale. C’est probablement ce à quoi il pensait en écrivant dans un article de 1888 : « Le langage doit couvrir toutes les gammes de la musique. Le poète doit toujours, dans toutes les situations, trouver le mot qui vibre, qui me parle, qui peut blesser mon âme jusqu’au sanglot par sa précision. Le verbe peut se métamorphoser en couleur, en son, en odeur ; c’est à l’artiste de l’employer pour faire mouche […] Il faut se rouler dans les mots, s’en repaître ; il faut connaître la force directe, mais aussi secrète du Verbe […] Il existe des cordes à haute et basse résonance, et il existe des harmoniques… »
L’écriture de Hamsun est donc incontestablement psychologique et introspective. La faim qu’entretient le héros sert à exacerber les traits les plus profonds de sa personnalité. De même dans Pan, Hamsun livre le personnage du capitaine à l’exil pour mieux confronter ses pensées à la nature sauvage : « Je suis assis dans la montagne et la mer et l’air murmurent, cela bouillonne et gémit horriblement dans mes oreilles à cause du temps et du vent. […] La mer se soulève en l’air en écumant et chancelle, chancelle, elle est comme peuplée de grandes figures furieuses qui écartent leurs membres et braillent l’une contre l’autre ; non, c’est une fête parmi dix mille démons sifflants qui renfoncent leur tête dans les épaules et tournent en rond, fouettant la mer en mousse du bout de leurs ailes. Loin, loin là-bas… » On remarque aussi l’influence des Carnets du sous-sol de Dostoïevski sur le roman Mystères et plus particulièrement sur le personnage de Nagel, un homme qui a le goût de la contradiction, et qui nourrit un irrépressible besoin d’évasion. Nagel choque par ses habitudes, par son comportement, par son accoutrement. En effet, si les récits de Hamsun fourmillent de détails concernant les vêtements des protagonistes, on ignore à peu près tout de leur portrait physique. Ainsi, le personnage de la Faim accorde une importance particulière à son gilet, qu’il laisse « au clou » pour pouvoir se procurer quelques couronnes, mais son nom n’est jamais mentionné. Nagel est lui toujours habillé d’un costume et d’un chapeau. Les personnages chez Hamsun sont donc réduits à une silhouette, des aplats de couleurs néo-impressionistes qui ne dévoilent de leurs personnalités que leur psychologie la plus intime et parfois la plus brutale, comme Thomas Glahn de Pan, qui tue son chien sans motif apparent.
Knut Hamsun, l’homme de tradition
Si les personnages de Knut Hamsun sont modernes par leur traitement résolument introspectif, ils évoluent en revanche dans un cadre étonnamment traditionnel. En effet, Knut Hamsun, élevé dans la tradition protestante par son oncle, et tirant de sa mère un profond attachement à son pays, nourrit ses récits d’une énergie tellurique et presque charnelle.
Hamsun se révèle ainsi de façon moins évidente l’homme de la tradition, par bien des côtés, un « païen qui adore le Christ », pour reprendre une formule de Nicolás Gómez Dávila. On pense notamment au cadre de ses romans, comme Pan, dans lequel il montre là son attachement à la nature du Nord, ou Markens grode (ordinairement traduit par L’éveil de la glèbe ; une traduction plus appropriée étant Les fruits de la terre), une réécriture de la Genèse. Très critique vis à vis de la matérialité bourgeoise, Hamsun conserva toute sa vie un rapport étroit à la spiritualité qui occupe une place importante dans ses livres. Ainsi, dans Victoria (1898) il écrit un éloge des Évangiles : « L’amour fut la première parole de Dieu et la première pensée qui traversa son esprit. Lorsqu’il commanda « Que la lumière soit ! », l’amour fut. Toute sa création fut réussie et il ne voulut rien y changer. Et l’amour, qui avait été à l’origine du monde, en fut aussi le maître. Mais ses chemins sont parsemés de fleurs et de sang. De fleurs et de sang… ». Sa détestation du monde bourgeois transparaît également dans un texte de 1917 intitulé Ville voisine. Hamsun y évoque une ville « comme ressuscitée des morts », où l’on vit dans des conditions « petites et vieillottes », qui est « comme auparavant, il y a longtemps ». Cette ville voisine est, sur le plan symbolique, en dehors de l’espace et du temps. Cependant, point de nostalgie chez Hamsun qui a conscience des changements et des ruptures de l’époque. Ennemi du monde moderne et acteur majeur du renouveau littéraire norvégien, son destin est à rapprocher de celui d’Ezra Pound aux États-Unis ou de celui de Louis-Ferdinand Céline en France.