Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry, est l’auteur du Proslogion dans lequel il expose sa célèbre « preuve ontologique » de l’existence de Dieu. Sa doctrine de la vérité, qui doit beaucoup à saint Augustin et au platonisme, est moins connue, quoiqu’elle éclaire les considérations du Proslogion sur l’existence.
Dans son De veritate, traité sous forme de dialogue entre un maître et son disciple, saint Anselme fait de la droiture d’une chose un synonyme de sa vérité. Il considère en effet que la vérité s’applique à des objets divers, de sorte que l’on peut parler d’une vérité de la pensée, de la volonté, de l’action, des sens, etc. (contrairement à Aristote pour qui la vérité ne peut concerner qu’un énoncé). Cette définition extensive de la vérité étant posée, le théologien est amené, dans son chapitre XIII, au problème suivant : si la vérité est une, conformément à l’enseignement des Écritures, en quel sens peut-on parler de la « vérité » de nombreuses choses ? Et inversement, si l’on parle de vérité pour toutes ces choses, comment concevoir une vérité qui demeure une et suréminente, malgré les différents cas de vérité ? Il s’agit donc de savoir s’il est une vérité ou plusieurs « en tous ces lieux où nous disons qu’est la vérité ».
On se trouve alors face à l’alternative suivante : ou bien il y a autant de types de vérité que de choses auxquelles on attribue la vérité. Ou bien la vérité demeure une, tout en étant dans la diversité des choses dont on dit qu’elles sont vraies, auquel cas il faut expliquer comment. Anselme démontre en premier lieu l’unité de la vérité, et explique que c’est de cette unité, et en rapport avec elle, que découle la multiplicité des prédications de la vérité.
La droiture dépend-elle des choses droites ?
Dans un premier temps, le maître entraîne son disciple dans la voie, erronée selon saint Anselme, du premier terme de l’alternative et développe une démonstration par l’absurde. Quelle conséquence s’ensuit si « les vérités sont aussi nombreuses que les choses » ? La vérité, étant multiple, doit tenir cette multiplicité de la diversité des choses auxquelles elle s’applique. S’il y a autant de vérités, ou de droitures, que de choses, cela signifie que les vérités dépendent des choses, qu’elles varient et changent en fonction d’elles, d’après elles, tant dans leur nombre (la diversité) que dans leur essence. Il y a donc subordination de la diversité des droitures à celle des choses : « Si c’est d’après la diversité des choses qu’est nécessairement la diversité des droitures, c’est assurément d’après les choses elles-mêmes que ces mêmes droitures ont leur être. »
À la demande du disciple, le maître donne un exemple : l’être de la droiture étant lié, comme à une cause, à celui de la chose, la droiture d’une signification droite sera différente de la droiture d’une volonté droite. La « signification droite » a été définie quelques chapitres auparavant comme le fait de signifier « l’être de ce qui est et le non-être de ce qui n’est pas ». Par exemple, la signification de l’énoncé « le chat est noir » est droite si le chat est effectivement noir. Il s’agit là de la définition aristotélicienne de la vérité comme adéquation d’un énoncé à la réalité, de l’intellect à la chose (adequatio rei et intellectus, dans la philosophie scolastique).
Le disciple fonce tête baissée dans le piège tendu par le maître et développe alors l’argument suivant : puisque c’est d’après les choses que les droitures ont leur être, il s’ensuit que la droiture naît de ce que la signification signifie ce qui est. Si le chat est noir, l’énoncé « le chat est noir » n’est vrai qu’au moment même où l’on constate effectivement la noirceur du chat. La vérité, la droiture n’ont donc pas d’existence propre, indépendante de l’effectivité empirique.
La prééminence ontologique de la droiture
Il est temps que le maître intervienne et corrige son élève. Il est admis que la signification droite consiste à signifier ce qui est. Mais s’il n’y a pas de signification ? S’il n’y a pas d’énoncé dont on peut dire qu’il est vrai ou faux, la définition d’un énoncé vrai change-t-elle pour autant ? Il est clair que ce n’est pas le cas : la définition d’un énoncé vrai reste inchangée, qu’un énoncé soit formulé ou non. Potentiellement, l’énoncé « le chat est noir » est vrai si on l’applique à un chat noir : qu’il y ait ou non un chat noir, que l’on constate ou non sa noirceur, il reste que dans tous les cas où il y a un chat noir, dire « le chat est noir » est vrai.
Il devient possible de réfuter la thèse selon laquelle la droiture est subordonnée à la chose. Selon cette thèse, en effet, il suffirait que la chose périsse, ou ne soit pas, pour que la droiture disparaisse à son tour. Or, on vient de montrer que la droiture de la signification demeure, même si la signification droite n’est pas. Dans l’absolu, est droit l’énoncé qui affirme que le chat est noir si le chat est noir. La droiture ne dépend donc pas de la chose puisque, la chose n’existant pas, sa droiture se définit néanmoins de la même façon. C’est même, à l’inverse, de la droiture et d’après elle que la chose, ici la signification, tient son « être-droit ».
La vérité par participation
Reste à déterminer si les droitures diffèrent les unes des autres, pour chaque chose, ou s’il est « une seule et même droiture pour toutes les choses ». S’il y a plusieurs droitures, autant que de choses qui sont dites droites, il faut admettre que les droitures « existent et varient d’après les choses elles-mêmes ». Mais on vient de montrer que la droiture ne varie pas en fonction de la chose. Il n’y a donc pas plusieurs droitures, puisque la conséquence de cette thèse a été niée. « Une et la même est donc la droiture de toutes choses. »
En quel sens la prédique-t-on de choses multiples en parlant de la droiture de telle ou telle chose ? C’est un abus de langage, répond le maître. En effet, la seule vérité est celle qui est une et suréminente. Toute autre vérité est dite par participation à la vérité unique, aucune n’étant la vérité. Car s’il n’y a qu’une vérité, il y a cependant plusieurs choses, et donc autant de façons de se rapporter à l’unique vérité, d’être dans l’unique vérité. Lorsqu’on parle de « la vérité de la chose », il faut entendre « le rapport juste de la chose à la vérité », et non pas croire que se trouve désignée par là une vérité qui serait propre à la chose.
Anselme illustre son propos par une analogie : le temps est unique et identique pour tout ce qui est en lui. Les choses sont dans le temps, mais ce n’est pas parce qu’il y a plusieurs choses, donc plusieurs rapports au temps, que le temps est lui-même multiple. De plus le temps, comme la vérité, est indépendant de ceux qui le vivent : « Si telle ou telle chose n’était pas, le temps n’en serait pas moins le même. » Attribuer le temps aux choses, en disant « le temps de telle ou telle chose », serait dire qu’il y a autant de temps que de personnes et d’objets. Or, on voit bien qu’il est possible de faire un usage du temps, puisque nous pouvons fixer une date pour un rendez-vous. Donc le temps est un, malgré la multiplicité des choses temporelles, de même que la vérité est une malgré la multiplicité des choses vraies, c’est-à-dire qui sont selon elle.
Le rapport à la vérité comme rapport à l’essence
La conception anselmienne de la vérité a quelque parenté avec celle de saint Augustin. En effet, pour tous deux, ce qui est vrai est vrai par la vérité. C’est dans la conformité à la vérité qu’une chose trouve sa vérité. Nous sommes donc loin de la doctrine aristotélicienne selon laquelle ne peuvent être vrais ou faux que les énoncés, et ce dans leur conformité, non pas à la vérité, mais à la chose dont il est question. C’est que Augustin et Anselme écrivent après le « Je suis la Vérité » du Christ, et que leur conception implique un rapport à Dieu. La définition aristotélicienne de la vérité est plus logique, linguistique, que métaphysique. Aristote ne dirait pas que la Cause première est la vérité, cela n’aurait pour lui aucun sens.
D’autre part, Anselme veut dégager la vérité de toute subordination au monde empirique. La vérité ne s’abstrait pas des choses, selon une démarche inductive, mais ce sont au contraire les choses qui tiennent leur être d’une vérité unique qui n’a nul besoin d’elles. C’est la transcendance de la vérité qui est ici en jeu – contre ce qui serait une forme de relativisme total. En cela, nous sommes dans une perspective platonicienne et essentialiste : l’essence prime sur l’existence. Cela éclaire d’ailleurs la fameuse preuve ontologique qui repose sur l’idée que l’existence est un accident de l’essence, et que Dieu, Essence absolue, n’a l’existence que comme un attribut parmi d’autres. C’est précisément par là que l’argument sera critiqué par la suite, Kant soutenant ainsi que l’existence de l’Être nécessaire qu’est Dieu est déjà contenue dans le concept même de Dieu, et que lui prédiquer l’existence n’ajoute rien à son concept.
Il reste qu’Anselme affirme le primat de l’essence sur l’existence, ce qui est la doctrine classique de la philosophie, jusqu’à l’époque moderne où l’on cherchera, sous diverses formes, à prendre en compte l’existence autrement que comme simple accident – l’aboutissement de cette tendance consistant à se passer totalement de l’essence, comme c’est le cas dans l’existentialisme de Sartre, qui, renversant la métaphysique essentialiste, en vient à essentialiser la contingence.