Fascisme, drogue et révolution : l’épisode du Carnaro

C’est sur la côte dalmate, à la frontière italo-croate, qu’exista pendant à peine quatre mois, d’août à décembre 1920, la Régence italienne du Carnaro, État utopique arraché aux convoitises internationales et dont l’indépendance fut proclamée par le poète Gabriele d’Annunzio. Cette entreprise extraordinaire parvint à unir, le temps d’une révolution, l’anarcho-syndicalisme au nationalisme, la musique et la poésie à la discipline militaire. Elle obtint le soutien de Mussolini autant que celui de Gramsci, et influencera profondément le fascisme naissant.

"L'Italie irrédente", manuel d'Histoire de l'époque mussolinienne
« L’Italie irrédente », manuel d’Histoire de l’époque mussolinienne

À l’Italie hésitante, l’Angleterre, la France et la Russie avaient promis, en échange de son entrée en guerre contre les Empires centraux en 1915, de très importantes compensations territoriales, qui correspondaient à des revendications de longue date. En 1919, lors de la Conférence de paix de Paris, les membres de la Triple-Entente ne sont plus en position de force pour honorer la promesse faite à l’Italie. La ville de Fiume fait plus particulièrement l’objet de vifs débats. Jadis en territoire austro-hongrois sous statut particulier, elle est désormais revendiquée par ce qui deviendra le Royaume de Yougoslavie, tandis que l’Italie entend bien faire respecter les engagements qui lui promettaient l’annexion de cette cité majoritairement peuplée d’Italiens – elle ira jusqu’à quitter la conférence en guise de protestation. Mais puisque c’est l’Amérique qui a gagné cette guerre européenne, c’est l’Amérique qui décidera de la paix en Europe : le président Woodrow Wilson propose de faire de la ville de Fiume un État indépendant, qui abriterait le siège de la future Société des Nations.

L’humiliation subie par l’Italie, qui voit lui échapper l’ensemble des territoires promis en 1915, déclenche une grave crise politique à l’intérieur du pays, à laquelle vient s’ajouter une immense colère populaire. Le poète Gabriele d’Annunzio parle de « victoire mutilée », et l’on sait l’importance que revêtira cet événement dans le futur essor du fascisme, qui verra dans l’Europe démocratique le visage orgueilleux des traîtres victorieux. Aucune décision n’est encore définitivement adoptée lorsque, le 12 septembre 1919, Gabriele d’Annunzio se lance à l’assaut de Fiume, partant de la ville de Ronchi à la tête d’environ 2 600 arditi, nationalistes ou anciens combattants, tout en ayant préalablement averti Mussolini par courrier. La conquête s’avère aussi fulgurante que grotesque : des renforts arrivent en autocar, et les troupes américaines, anglaises et françaises préfèrent se retirer tranquillement afin de laisser la farce se dérouler sans incident. D’Annunzio pense conquérir la ville pour le compte du Royaume d’Italie, et prononce un discours dans lequel il affirme que « Fiume est tel un phare lumineux qui flamboie au milieux d’une mer d’abjections », avant de proclamer l’annexion de la cité à l’Italie.

De l’aventure littéraire à l’expérimentation politique

Gabriele d'Annunzio entourré de combattants, 1920
Gabriele d’Annunzio entouré de combattants, 1920

Cependant, le gouvernement libéral de Francesco Saverio Nitti, depuis Rome, se désolidarise complètement de cette initiative, la condamne et déclare finalement l’état de siège autour de Fiume. Furieux, d’Annunzio lance un appel à la solidarité du peuple italien puisque « son Indécence la Dégénérescence ventrue se propose d’affamer les enfants et les femmes qui, de leurs bouches sanctifiées, crient “Vive l’Italie !” ». Aussitôt, Mussolini se charge d’organiser une levée de fonds pour permettre aux insurgés de mener à bien leur projet, réussissant finalement à récolter près de 3 millions de lires, tandis que les dadaïstes de Berlin publient dans le Corriere della Sera une lettre de soutien à d’Annunzio. La communauté italienne du Brésil fait parvenir 600 000 livres à Fiume. Les soutiens les plus hétéroclites se multiplient et Antonio Gramsci constate, dans l’Ordine Nuovo, que « l’aventure littéraire devient un phénomène social ». L’expédition paramilitaire aux airs carnavalesques s’affirme de plus en plus comme un véritable projet politique destiné à perdurer, et à l’objectif initial d’annexion à l’Italie se substitue désormais une volonté d’organiser une structure sociale révolutionnaire. Le 12 août 1920, d’Annunzio proclame officiellement la Régence italienne du Carnaro, reprenant le nom du golfe paradisiaque qui borde la cité balnéaire. L’URSS ne tarde pas à reconnaître le nouvel État – elle sera la seule.

D’Annunzio s’entoure petit à petit de personnalités politiques et culturelles de tous horizons pour administrer l’État dont il sera le Vate, sorte de mage prophète. Parmi elles, le metteur en scène américain Henry Furst, l’écrivain Léon Kochnitzky, et surtout le syndicaliste révolutionnaire Alceste de Ambris qui participe à la rédaction de la Charte du Carnaro, constitution officielle affirmant la musique comme son principe fondamental. C’est en partie grâce à de Ambris que se met en place, derrière l’apparente légèreté de l’aventure, une réelle expérience politique, prenant racine dans un syncrétisme singulier où anarchisme, démocratie et socialisme se côtoient, mais proposant également une organisation sociale encore jamais réellement expérimentée. Cette dernière, sous le nom de corporatisme, permet aux individus appartenant à une même branche de métier d’exercer le contrôle et la législation de leur propre activité, sans pour autant remettre en cause les structures sociales pré-existantes : il existe ainsi une corporation des ouvriers ou des marins au même titre qu’une corporation des patrons ou des fonctionnaires. Mussolini reprendra cette idée – sous une forme certes très différente – faisant ainsi de la Régence du Carnaro un laboratoire du proto-fascisme, d’autant qu’une dixième corporation « d’individus supérieurs » est instaurée, aux côtés d’un conseil des Meilleurs, équilibrant ainsi le poids des corporations professionnelles par la promotion élitiste de la sagesse ou de la vertu morale. C’est également à Fiume, à cette époque, que se popularisent les chemises noires, le salut romain et le cri de ralliement « Eia, eia, alalà! », qui seront plus tard repris comme symboles par le fascisme mussolinien.

Utopie fasciste contre fascisme électoral ?

Drapeau officiel de la Régence du Carnaro
Drapeau officiel de la Régence du Carnaro

En réalité, ce sont moins les expérimentations politiques du Carnaro que son effervescence intellectuelle et artistique qui préfigurent le fascisme. Si la revue de gauche Yoga entend combattre les forces réactionnaires au sein de l’État, envisageant même un coup d’état à l’intérieur même de la révolution (projet intitulé « Château d’Amour »), c’est La Testa di Ferro, journal créé par Mario Carli, futur cofondateur des Faisceaux italiens de Combat et du Parti national fasciste, qui représente l’atmosphère dominante à l’intérieur de la ville. On y célèbre « l’union logique et parfaite de l’esthétique futuriste et de l’éthique fasciste, celle de l’artiste et du combattant, cette avant-garde ébouriffée et prête à tout », établissant la jonction finale entre futurisme et fascisme. Marinetti, chef de file du futurisme, vient d’ailleurs de s’installer à Fiume avec un enthousiasme dont témoignent ses écrits, remplissant le rôle d’émissaire bienveillant entre Mussolini et d’Annunzio. Le Vate voit dans la Régence du Carnaro une conquête annonciatrice d’une révolution salvatrice en Italie ; le Duce une occasion utile de tâter prudemment l’opinion italienne en vue des élections… De toute évidence, le soutien aux « événements de Fiume », comme les nomme sobrement Mussolini, n’emporte pas l’adhésion populaire : il décide de rompre avec l’aventure du Carnaro. Après avoir été trahi par l’Italie, d’Annunzio se voit désormais trahi par le fascisme lui-même, qui entame progressivement sa mue idéologique et électorale en vue d’une prise de pouvoir en règle.

Les chroniques de l’époque laissent penser que Fiume, pendant cette courte parenthèse, attira les marginaux, criminels et toxicomanes venus du monde entier s’y réfugier. La consommation d’opium et les combats de rue en faisaient vraisemblablement un lieu bien différent de ce qu’avaient initialement souhaité d’Annunzio et de Ambris. La veille de Noël 1920, lorsque les troupes italiennes encerclent la ville sur ordre du gouvernement, désireux de normaliser ses relations avec le Royaume yougoslave voisin, la résistance du Carnaro tarde à s’organiser. Près de cinquante combattants ou civils sont tués au cours du « Noël de Sang », et les partisans de d’Annunzio sont entièrement expulsés de la ville le jour de l’an. À la suite du traité de Rapallo conclu entre l’Italie et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la ville de Fiume obtient le statut d’État libre. Elle ne le conservera qu’à peine plus d’un an, puisqu’un groupe de fascistes mussoliniens parviendra finalement à l’annexer à l’Italie en mars 1922. À cette date-là, il y a bien longtemps que d’Annunzio a répudié le fascisme, et Mussolini s’apprête à marcher sur Rome quelques mois plus tard, débarrassé des artistes, des idéologues et des révolutionnaires du Carnaro.