« Quel esprit céleste pénétrera le voile qui est au-delà des nuées ? » demande Grégoire de Nazianze dans son Hymne à Dieu. La symbolique du voile traverse l’Occident et l’Orient chrétiens. Compris dans une acception symbolique, le voile est également un profond thème métaphysique qui questionne l’œuvre d’art et sa résonance sur les fondements indéracinables de l’être humain.
Symbole de l’épouse ou de la veuve, de la sœur consacrée à Dieu ou de l’Apparition, le voile accompagne la vie religieuse et la figure de la féminité. À l’éculée formule du don et du contre-don de Marcel Mauss, la symbolique chrétienne superpose les significations métaphysiques. Ce qui se retire et se cache dans l’énigme théologique, c’est toujours ce qui contient la promesse de son don et de son dévoilement dans la vérité. « Tout ce qui est couvert d’un voile sera dévoilé, tout ce qui est caché sera connu » nous dit l’Évangile (Luc, 12, 1-7). Mais doit-on voir dans ce symbole une énième querelle laïcarde ou un problème d’intrusion dans l’espace public ? N’y a-t-il pas plus à apprécier, à comprendre et à méditer ? Il est vrai que l’époque n’est pas à la réflexion subtile et plurielle que peut suggérer un symbole, et la tâche paraît moyenâgeuse. En esquissant les coins du problème que soulève fébrilement la question du voile, nous le voyons clairement : nous avons perdu le chemin de la tradition symboliste, le fil de nos vérités égarées.
Le voile et le sacre de la féminité
Complètement dépourvue de son voile, la femme n’en est-elle pas dépourvue de son âme, et avec elle le reste des hommes ? Voilà la question que pose le symbole du voile. Dans La Femme éternelle (1933), Gertrude von Le Fort montre parfaitement cette ambivalence aux contours apocalyptiques : « Le dévoilement de la femme brise toujours son mystère. La femme, qui s’est refusée au don de soi, même sur le plan des sens, mais qui se consacre au plus misérable de tous les cultes, celui de son propre corps, et cela au milieu d’une effroyable détresse de ses contemporains, cette femme atteint un degré de déchéance qui détruit le dernier lien qui peut la rattacher à sa vocation métaphysique. […] Ce masque, ce n’est même pas celui du prolétaire bolchevique défiguré par la haine et la faim : il est le véritable emblème d’un monde moderne sans Dieu. » C’est en cela que le christianisme se tourne tout entier vers la femme, s’inondant sans limites de sa vérité obscure et de son action intérieure.
Toujours voilée quand elle apparaît, Marie se fait la figure de l’intercession, de la médiation, et pose son voilement comme le signe même de l’entremise avec le divin. Dans son récent ouvrage La Part de l’Ange (2015), Jean Clair insiste sur cette crainte contenue dans la tradition envers le dévoilement du visage, alors exposé au risque de son propre anéantissement. Cette vision théologique du voile implique toujours de penser ce qui apparaît, au sens miraculeux, à l’horizon de ce qui se voile et se cache. Ce double mouvement, central, tend à définir métaphysiquement le mode de la vérité. C’est selon ce même procédé que Léon Bloy voyait l’Argent, ce sang du Pauvre, comme se distribuant avec le Fils et se retenant avec le Père. Le symbole manifeste de la kénose conserve également cette idée : Dieu se retire en lui-même dans un geste presque inacceptable de dépouillement pour se faire homme parmi les hommes, et ainsi se rendre visible de tous. Ce voilement qui masque la femme, c’est le sacre chrétien de son indépendance spirituelle dans la vérité. Le tissu incarne la commissure entre ce qui se donne à l’autre dans la lumière et ce qui se retire dans les tranchées de l’énigme et de l’inconnaissable.
Sainte Véronique et le linge du témoignage
Bloy est un des écrivains qui a le mieux approché le rôle de sainte Véronique, connue pour avoir donné son voile à Jésus qui y laissa la trace de son visage. Dans Le Désespéré (1887), Véronique – qui est la dénomination choisie pour évoquer la propre femme de l’écrivain – est la figure sainte et intense de la prostituée, fraîchement convertie, qui se tond et se brise volontairement les dents pour rejeter l’amour charnel des hommes au loin d’elle. Cet acte fait évidemment référence à la phrase de Paul : « Si une femme ne se voile pas la tête, qu’elle se coupe aussi les cheveux. Or, s’il est honteux à une femme d’avoir les cheveux coupés ou la tête rasée, qu’elle se voile ». Si Paul intègre la question du voile de la femme dans une dimension théologique hors de l’usage traditionnel qui en était fait, c’est-à-dire un banal vêtement païen répandu sur les bordures de la Méditerranée, Bloy assume pleinement la teneur mystique du symbole. Toute l’œuvre du Désespéré est justement cette tentative douloureuse de déchirer le voile, de faire jaillir la lumière, de perce-voir, là où malgré tout le mystère demeure. « Tout vous sera dévoilé, à l’exception d’un unique point » (Exégèse des lieux communs, CIII).
Véronique, dont le visage « fait honte et horreur au genre humain » (Journal de Bloy le 30 juillet 1900), est alors le témoin choisi par Dieu, et « quand Dieu choisit un témoin, même dans le domaine le plus humble, Il le rend aux autres méconnaissable et odieux. Il voile son âme pour la défendre de la vaine gloire, comme le Targui se voile contre le vent du sable, afin qu’elle ne découvre son visage que pour Lui. Mais en même temps, ce déguisement l’a substituée aux autres, pour porter à leur insu leurs péchés et détourner d’eux le châtiment » (Louis Massignon, Les Trois Prières d’Abraham). Le tissu sur lequel la sainte Véronique recueille la trace mystérieuse du visage du Christ, c’est donc un témoignage pour tous de la Présence de Dieu, un jeu permanent entre l’essence divine et le visible, entre ce qui peut être dit et ce qui doit se taire. Comme le note Olivier Clément, le geste de Véronique est ainsi un geste proprement féminin : seule une femme, une mère ou une amante, pouvait libérer le visage « du masque de sueur, de sang, de crachats ». Sous les masques, sous les voiles ou les linges, il y a le visage de l’homme, et donc le visage de Dieu.
Heidegger est sûrement le philosophe qui fut le plus absorbé par cette question du voilement et du dévoilement. Ne considérant plus l’homme comme un « sujet » mais comme un être ouvert à la présence de l’être qui se donne à lui, il se situe dans un héritage catholique qu’il assumera en partie. La technique sera ainsi pour le philosophe le lieu où le dévoilement s’active, où la vérité se donne. L’art, en se bouclant à cette vérité, accepte ainsi d’être ce par quoi l’énigme se donne à contempler. Heidegger, comme Bloy ou les textes saints, nous pousse à penser du même trait le voilement et le dévoilement, la vérité devant s’entendre « comme dévoilement de l’occultation elle-même » (M. Zarader, Martin Heidegger et les paroles de l’origine). Ce qui est masqué, voilé, est toujours susceptible de s’ouvrir à nos yeux. C’est le sens grec de la vérité, de l’aléthéia, du dévoilement (ἀλήθεια). Tout ce qui est montré comme tout ce qui est dit contient ce qui n’est pas rendu visible ou audible. « Un mot est hanté par tous les mots qui lui ressemblent » nous dit si justement le poète Michel Butor.
Le voile dans le siècle de la transparence
Le débat d’une stérilité infinie sur l’interdiction ou non du voile doit se comprendre à partir de là. La focalisation des débats sur l’islam nous fait rapidement oublier la tradition chrétienne du voile, encore perpétuée dans l’orthodoxie. Ce n’est pas uniquement d’une façon de se vêtir dont il est question, comme si ce vulgaire tissu posé sur une tête valait une paire de chaussure ou un manteau un peu trop long. Ce n’est encore moins la manifestation de la domination que certains veulent nous expliquer dans le pédagogisme le plus gras. Ce que le voile nous suggère par le symbole, c’est le fond même de l’être, sa modalité d’expression et de libération, une énigme qui promet sa nudité. Mais en cette époque que nous partageons, tout doit être clair, donné d’avance, exposé, montré et dénudé dans le totalitarisme du visible. Cela est moins la conséquence d’un féminisme barbare que d’une méconnaissance totale des continents inexplorés de la symbolique. L’art lui-même qui était censé être le réceptacle matériel de cette énigme de l’être se dilue dans l’abstraction dématérialisée ou dans le vide symbolique de l’unique clarté. Rien ne doit relever du déchiffrement, de l’énigme, de la beauté qui se mussent dans les discrétions suggérées.
Cette transparence paradigmatique qui englue notre époque et nous conduit à exposer nos vies privées, c’est évidemment celle du selfie, des réseaux sociaux, de l’architecture, de la suspicion policière, mais surtout de l’extension du marché par l’information parfaite et audible dans une langue universelle, en l’occurrence l’anglais, contre le monde intérieur. Notre arrière-boutique, pour reprendre le mot de Montaigne, est devenue une façade. C’est dans ce monde sécularisé que la femme a été bannie du trône invisible qui lui donnait grâce depuis Ève, cette mère qui a lancé la vie dans l’Histoire humaine. Un carnaval débordant de porcelets bourgeois s’est octroyé le droit d’orchestrer un Ave Maria. Constatons ensemble cette grandeur harmonique.
« Je partage ton mystère mais je ne veux pas connaître ton secret. »
– René Char