Le lancement du « Printemps républicain » par un certain nombre de personnalités de gauche suscite de légitimes interrogations, notamment à partir de la lecture de leur « manifeste ». Ces interrogations portent plus particulièrement sur l’usage de la laïcité et du mot « République ».
Le printemps est une saison infantile. Si, pour reprendre le titre d’un célèbre ouvrage de Lénine, le gauchisme est la « maladie infantile du communisme », le printemps est souvent la maladie infantile de la politique. « Dans l’île aux enfants, c’est tous les jours le printemps », disait la chanson de Casimir. Dans le monde des adultes, le bilan politique des printemps est hélas piètre : du Printemps de Prague en 1968 au fameux Printemps arabe qui n’en finit pas de distribuer ses sanglants bourgeons.
Oublions le printemps et lisons le « manifeste ». Le mot laisse croire à un programme, un projet, mais il n’en est rien. Force est de constater qu’il s’agit au mieux d’une bulle médiatique incantatoire, au pire d’un sinistre exercice de réécriture de l’histoire comme du présent. Au centre de ce travail de réécriture entre amis, le mot « République », ce mot désormais bon à tout et propre à rien. S’il a longtemps voulu dire une chose bien précise, avec des adversaires clairement identifiés, il rappelle aujourd’hui la ritournelle sur « l’exception culturelle ». Cette illusion de différence dans un monde standardisé.
Le commentaire de texte ne fait que confirmer le scepticisme. Le constat lui-même n’est pas convaincant : « L’extrême droite comme l’islamisme politique sont à la manœuvre pour tenter de jouer avec les peurs et les tensions qui traversent la société française. » De quoi parle-t-on ? De quel « islamisme politique » s’agit-il ? Celui des Frères musulmans et des salafistes ? Celui de Tariq Ramadan ? Celui des femmes voilées ? Celui du roman de Michel Houellebecq ? Celui des djihadistes responsables d’attentats ? Pour le comprendre, il suffit de lire et d’écouter les protagonistes du mouvement – qu’il s’agisse du politologue Laurent Bouvet ou de la secrétaire nationale du Mouvement républicain et citoyen (MRC) Fatiha Boudjahlat. Les cibles privilégiées de cette dernière vont des femmes qui portent le voile (qui mettraient en danger, selon sa propre formule, « toutes les femmes qui ne le portent pas »[1]) aux « islamo-gauchistes »[2] (triste formule sans consistance) et aux « accommodants »[3]. Ces cibles s’appellent Jean-Louis Bianco, Raphaël Liogier, Edwy Plenel, jugés trop complaisants avec l’islam (ou l’islamisme, d’ailleurs) et trop tièdes (doux euphémisme) sur la laïcité. Les combats prioritaires : l’usage excessif du mot « islamophobie » ; les critiques adressées à l’écrivain algérien Kamel Daoud par certains chercheurs circonspects devant ses « clichés orientalistes » concernant les viols de Cologne (leur liberté de le critiquer serait moins sacrée que la sienne) ; l’absence d’émotions autour d’un sombre salon consacré à la « femme musulmane » à Pontoise… Bref, une bulle médiatique soigneusement entretenue. Et de quelle « extrême droite » parle-t-on ? Du Front national de Florian Philippot qui n’a que le mot « République » à la bouche ? Est-il sérieux de mettre dos à dos un phénomène marginal souvent – à raison – combattu et un parti politique qui séduit des millions de Français ?
Le cœur du combat républicain est celui de la souveraineté
Au-delà de paroles creuses sur une « humanité commune » et sur la lutte contre le racisme et les discriminations, c’est bien la laïcité qui est au centre de ce manifeste. « Il y a quelques années encore, la laïcité était comme l’air que nous respirons, une évidence. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. » Ah bon ? La laïcité était une évidence, et soudain (comme dans les contes pour enfants), elle ne l’est plus. La laïcité n’a jamais été une évidence. L’histoire de la laïcité est celle de luttes, d’avancées, de reculs et… d’accommodements, précisément. Le combat avait autrement plus de sens lorsqu’il y avait deux France, lorsque l’autre France – conservatrice, monarchiste et catholique – poussait à bien des transactions quand elle ne menaçait pas tout simplement le régime. Nous faire croire que cette autre France est aujourd’hui musulmane serait grotesque. « Pour nous, la laïcité est le ciment du contrat social républicain […]. La laïcité ne se résume pas à la neutralité de l’État, elle est une activité vivante et permanente, à travers l’attention et l’action des laïques dans la société, quelle que soit leur origine ou leur croyance. » Et depuis quand la laïcité est-elle un ciment ? N’est-ce pas le contrat républicain lui-même le ciment ? S’agirait-il du ciment du ciment ? Et depuis quand la laïcité est-elle une « activité » ? La laïcité est un cadre, un cadre qu’il est nécessaire de protéger contre toute dérive le plus calmement du monde, mais ériger un cadre en valeur, ou dans ce cas en « activité vivante et permanente », c’est précisément le degré zéro de la politique que ce manifeste entend pourtant dynamiser.
Le propos du manifeste n’a rien de déshonorant. Ce qui est dit sur la nation est juste, la laïcité mérite bien d’être protégée avec vigilance, le contrat républicain n’a jamais été conçu pour exalter les différences et une repolitisation est nécessaire. Tout cela mérite d’être rappelé. Mais comment ne pas sourire d’étonnement lorsqu’un propos vise une gauche qui exalte le droit à la différence (dont on ne peut nier l’existence), au moment où celle qui est au pouvoir exhibe « l’ordre républicain » à travers les propositions les plus iniques (de l’état d’urgence permanent à la déchéance de nationalité) ? Lorsque Jean-Louis Bianco s’est montré « accommodant » dans sa conception de la laïcité, n’a-t-il pas été attaqué avec véhémence par le Premier ministre lui-même ? Si ce manifeste est défendu jusqu’à Matignon, alors nos farouches défenseurs de la laïcité et de la « République » n’ont rien à craindre.
Le véritable cœur du combat républicain a toujours été celui de la souveraineté (qu’il s’agisse de la lutte contre l’occupant ou de la lutte contre l’arbitraire). Le mot est bien présent dans le manifeste, mais il n’en est en rien le centre. De plus en plus, à la question de la souveraineté se substitue celle de l’identité[4], maigre ersatz divertissant dont l’islam est le cœur. Le catéchisme républicain s’accompagne tout naturellement d’un appel à la sacro-sainte union nationale (le contraire de la démocratie), ou à tout le moins l’unité de la gauche. Après l’affaire Dreyfus qui ancra les socialistes dans le camp républicain… la lutte contre les « accommodants ». Tel un enfant s’inventant une guerre dans sa chambre.
Si la postmodernité a un sens, alors ce doit être précisément la perte de sens. Tel un jeu absurde, l’usage du mot « République » ne renvoie plus à rien. Alors même que la souveraineté populaire est diluée et malmenée, le mot qui devrait correspondre à celle-ci est partout. Peut-être devrait-on désormais penser la République à distance du mot.
Notes
[1] Fatiha Boudjahlat, « Les femmes qui n’aimaient pas la femme… sans voile », Le Huffington Post, 08 mars 2016. Disponible à l’adresse : http://www.huffingtonpost.fr/fatiha-boudjahlat/les-femmes-qui-naimaient-pas-la-femme-sans-voile_b_9382378.html
[2] Fatiha Boudjahlat, « Les accommodants de la laïcité qui n’aimaient qu’eux-mêmes », Le Huffington Post, 14 mars 2016. Disponible à l’adresse : http://www.huffingtonpost.fr/fatiha-boudjahlat/les-accommodants-de-la-laicite_b_9452878.html
[3] Ibid. Le lecteur attentif notera la récurrence du verbe « aimer » dans les titres, signe évident d’un véritable travail de fond.
[4] Laurent Bouvet a notamment contribué à l’émergence du concept d’ « insécurité culturelle ».