Les religions sont naturellement portées à la violence. Pour beaucoup, la cause semble entendue, et l’actualité paraît régulièrement nous rappeler cette vérité. Et pourtant, que signifie réellement cette notion de « violence religieuse » tant mobilisée aujourd’hui ? Quel est exactement son sens historique et politique ? Pour William Cavanaugh, la « violence religieuse » est une notion factice servant avant tout à justifier la modernité libérale.
On trouvera peu de livres sortis cette dernière décennie dont le titre soit aussi provocateur que Le mythe de la violence religieuse. Ce livre, écrit par le philosophe et théologien catholique américain William Cavanaugh, affirme ni plus ni moins que la violence religieuse n’existe pas. Dissipons tout de suite un malentendu : l’auteur n’affirme bien évidemment pas qu’aucune violence n’ait jamais été commise au nom de la religion, ni que la violence ne puisse avoir une motivation religieuse. Ce que Cavanaugh conteste, c’est l’existence d’une violence spécifiquement religieuse qualitativement différente de la violence séculière.
Bien souvent, on estime que la religion serait particulièrement source de violence car celle-ci posséderait trois caractéristiques : elle serait absolutiste, source de division et irrationnelle. Cavanaugh se penche sur les travaux de neuf chercheurs ayant défendu cette thèse pour, à chaque fois, mettre en évidence leurs insuffisances. Là encore, Cavanaugh ne prétend pas que les individus s’identifiant comme religieux ne puissent jamais se révéler être absolutistes, sources de division et irrationnels, mais il remarque qu’aucun de ces comportements ne leur est spécifique.
Il rappelle qu’au XXe siècle des idéologies séculières, voire explicitement athées, telles que le nazisme, le marxisme, le nationalisme ou le libéralisme ont pu se révéler extrêmement absolutistes, sources de division et irrationnelles, et être à l’origine de violences terrifiantes. Cavanaugh ne se livre pas ici à un jeu de concurrence morbide, les crimes des idéologies séculières n’excusent pas ceux des idéologies religieuses (et inversement). Ce qu’il met en évidence, c’est qu’il n’existe pas de critères externes permettant de distinguer la violence dite religieuse de la violence dite séculière. Il en conclut que les hommes tuent pour tout un tas de raisons et que tuer au nom de Dieu n’est pas qualitativement différent de tuer au nom de la race aryenne, du prolétariat, de l’État-nation ou des Droits de l’Homme. La catégorie de « violence religieuse » apparaît donc comme bien artificielle.
Cavanaugh estime que si les chercheurs se sont escrimés en vain à tenter de définir des critères caractérisant ce que serait une violence spécifiquement religieuse, et donc différente de la violence séculière, c’est parce qu’ils adhèrent, au moins implicitement, à l’idée qu’il existerait un concept transhistorique et transculturel de « religion ». Or la notion de « religion » est une construction et non la description neutre et objective d’une réalité transhistorique et transculturelle. L’enjeu pour Cavanaugh n’est pas d’affirmer que le concept de « religion » est très flou (ce avec quoi les sciences sociales seront généralement d’accord), mais de souligner que ce que nous considérons comme relevant de la religion et n’en relevant pas dépend de, et à la fois entretient, certaines configurations du pouvoir. La distinction factice entre violence religieuse et violence séculière apparaît ainsi comme l’un des fondements idéologiques de la modernité libérale.
La justification de l’État moderne
Cavanaugh voit l’origine de cette distinction entre violence religieuse et violence séculière dans le récit complètement mythifié que la modernité libérale se fait à elle-même des guerres de religion qui ensanglantèrent l’Europe au XVIe et XVIIe siècle. Ce récit nous raconte que la division de la chrétienté suite à la Réforme a entraîné une succession de guerres et de violences qui n’ont pu être endiguées que par l’émergence de l’État moderne. Ce dernier, en se posant comme souverain, aurait dompté les passions religieuses et réconcilier catholiques et protestants dans la fidélité au même État-nation. Ce récit nous raconte donc comment l’État moderne nous sauve de la violence religieuse aveugle et des pulsions destructrices l’accompagnant. S’appuyant sur l’historiographie récente, Cavanaugh remet profondément en cause cette pieuse histoire. En réalité, il est impossible de distinguer les causes religieuses des causes sociales, politiques et économiques à l’origine des guerres dites « de religion ». De plus, loin d’être une solution, l’émergence de l’État moderne et la réorganisation politique l’accompagnant se trouvent être l’une des causes majeures du conflit.
Comment expliquer alors la prégnance du récit des guerres « de religion » dans l’imaginaire politique occidental ? Cavanaugh considère que la fonction de ce récit est de légitimer l’État moderne et son monopole de la violence. La distinction factice entre violence « religieuse » et violence « séculière » permet de les opposer : à la violence « religieuse » forcément fanatique et destructrice, l’État moderne oppose sa propre violence « séculière » forcément raisonnable et pacificatrice. Tel est le cœur du mythe de la violence religieuse.
À cet égard, ce mythe a une fonction politique évidente. D’abord, il permet de présenter l’État moderne comme nécessairement vertueux, ouvert, tolérant et fondé sur un contrat social, et non comme une puissance impérialiste et belliciste, vouée à la défense de certains intérêts de caste. Ensuite, il justifie le transfert de sacralité et de fidélité de l’institution religieuse vers l’institution étatique : tuer et mourir au nom de Dieu est aujourd’hui considéré comme du fanatisme, mais tuer et mourir au nom de l’État peut être considéré comme un devoir dans certains contextes. Nul n’exige plus de vous d’être fidèle à une religion, en revanche vous êtes sommé d’être fidèle à l’État, à ses représentants et à ses symboles. N’en déplaise à Caroline Fourest, le délit de blasphème n’a pas disparu, son objet s’est simplement déplacé de la religion vers l’État. Enfin, le mythe sert à justifier les guerres que peut mener l’Occident contre des populations jugées archaïques, la bonne violence « séculière » de l’Occident s’opposant à la mauvaise violence « religieuse » de ces populations, dans le but officiel de leur imposer un mode de gouvernance plus « éclairé ».
Un mythe toujours très présent
Si le mythe de la violence religieuse est aussi prégnant dans la pensée occidentale, ce n’est donc pas grâce à sa pertinence anthropologique ou historique, mais à cause de son utilité politique. Il permet aujourd’hui encore aux États libéraux de se donner le beau rôle. Lorsqu’on lui demanda d’expliquer le ressentiment de certains musulmans contre les États-Unis, Georges W. Bush affirma que ces derniers haïssaient les libertés occidentales. Il est significatif que peu ou prou la même explication fut avancée en France par les acteurs politiques après les événements tragiques de novembre 2015.
Dans un cas comme dans l’autre, le terrorisme islamiste est lié à une résurgence ténébreuse de la violence intrinsèquement liée à la religion, contre laquelle la violence séculière de l’État libéral aura une vertu pacificatrice, et non à un contexte politique et historique dans lequel le monde musulman est aux prises depuis deux siècles à l’impérialisme colonial puis néocolonial, aux rivalités entre bloc de l’est et bloc de l’ouest ainsi qu’aux aspects les plus inhumains de la mondialisation. Pire, développer ce dernier genre d’explication revient à « excuser les terroristes » (dixit Manuel Valls). On voit donc ici comment le mythe de la violence religieuse sert à justifier la guerre ainsi que des pratiques politiques douteuses, et non à permettre l’intelligence du réel. À ce titre, l’essai de Cavanaugh ne pourra qu’intéresser ceux ne se contentant plus des clichés voltairiens et qui doutent du discours que la modernité libérale porte sur elle-même.