Aucun romancier ne s’est autant acharné à comprendre et à décrire l’enfance que Hermann Hesse. Voyant en elle le noyau même de toute existence humaine, il la délivre de la naïveté dans laquelle la littérature l’avait jusque là enfermée. Elle devient, sous sa plume, une ténébreuse guerre livrée au monde extérieur par une individualité refusant de sombrer dans l’indistinction de la masse — un combat par avance voué à l’échec, et condamné à la résignation qu’impose l’âge adulte et rationnel.
Certains thèmes n’ont été abordés par la littérature occidentale que de manière superficielle, soit qu’elle leur ait réservé une place infime parmi les sujets qu’elle s’est attachée à dépeindre, soit qu’elle les ait tout simplement ignorés. L’enfance fait partie de ces vastes territoires peu ou mal défrichés par les grands auteurs. Il fallut attendre la fin du XIXe siècle et le triomphe tapageur de la psychologie en littérature pour voir fleurir en abondance les récits de cette période décisive de la vie humaine – et même alors, au prix d’une profonde incompréhension. Cette dernière apparaît sous un double jour. D’un côté, les écrivains heureux de pouvoir enfin se délester de la fastueuse nécessité explicative des tempéraments de leurs personnages : à quoi bon se donner la peine d’un Balzac pour retracer l’origine de telle volonté ou de telle inclination chez un individu adulte, puisqu’il suffit d’un traumatisme de jeunesse pour tout justifier ? Le subterfuge narratif, qui n’est encore qu’un penchant sans compromission chez Hugo et Dickens, finit par prospérer jusqu’à permettre l’indigence littéraire la plus pénible chez Hervé Bazin, Marguerite Duras et dans la plupart des romans actuels. De l’autre côté, plus subtil mais non moins réducteur, l’œil bienveillant du critique de la société et de ses vices, qui croit déceler dans l’enfance la pureté virginale d’une âme que le monde n’a pas encore corrompue. Convaincus de marcher dans les pas d’un Rousseau dont ils n’ont pas saisi l’essence du propos, Jules Vallès, Lewis Carroll et tant d’autres, croient ressusciter un Emile naïvement opposé au mensonge et à la supercherie qui gouvernent le monde des adultes.
Si certains, comme Carlo Collodi, André Gide ou John Steinbeck ont entrevu de manière lumineuse ce que l’enfance contient de mystères et de drames, puisant dans cette source intarissable de révélations des réflexions frappantes sur la vérité du monde, il faut néanmoins admettre qu’une telle prouesse ne se dévoile que brièvement, voire fortuitement, dans leur œuvre. Hermann Hesse est véritablement le premier auteur européen à s’intéresser de manière fructueuse à l’enfance, presque à elle seule, et à l’explorer avec un acharnement amoureux. Immédiatement, l’analyse littéraire, gonflée de basses prétentions psychologisantes, veut y déceler la trace d’une destinée personnelle, intime, secrète. En effet, qui donc attacherait tant d’importance à un tel sujet, sans avoir lui-même quelque compte à régler avec sa propre jeunesse ? Un tel engouement ne peut être que suspect aux yeux de ceux qui, soucieux de ne parler que de choses sérieuses, ne voient pas le sérieux que contient l’insouciance. Il ne faut pas s’étonner que la critique, aujourd’hui encore, cinquante-cinq ans après sa mort, ne daigne voir dans l’œuvre de Hermann Hesse qu’une fresque rafraîchissante, bucolique et pittoresque de cet univers de pré-adultes que constitue l’enfance. « Romans initiatiques » dit-on encore, pour évoquer des chefs-d’œuvre tels que L’Ornière ou Demian.
L’enfance pour elle-même
« L’adulte enfin devenu lui-même explique l’enfant qu’il était. » En apparence évidente, cette phrase résume à elle seule l’intention de Hermann Hesse lorsqu’il évoque l’enfance : à rebours de l’archéologie traditionnelle, qui veut débusquer sous les vestiges de la maturité accomplie les prémisses explicatives, il affirme que la véritable énigme réside dans l’âme de chaque enfant, qui, une fois la vie logiquement déroulée devant lui, verra sa raison profonde enfin dévoilée. Nul ne guérit de son enfance, pourrait-on dire. Le petit Hans Giebenrath de L’Ornière meurt à la fin du roman, n’ayant pas encore atteint ses vingt ans : l’enfance n’est plus une ressource utile à des fins ultérieures – elle existe pour elle-même. Les conclusions que l’œuvre nous donne à tirer ne constituent donc plus cette obscure toile de fond sur laquelle se détacherait une figure d’âge mûr digne d’intérêt. Il ne s’agit plus de découvertes fondatrices, mais de désillusions décisives. Découvrant l’amitié, le jeune élève surdoué voit « ce sentiment inconnu de joie lui parcourir le sang et l’esprit comme un vin nouveau, ternissant à ses yeux l’éclat et l’intérêt de Livius et d’Homère. » Chaque gain impose sa perte, chaque victoire suppose sa défaite. L’enfant devient un être entier, et se voit ainsi délivré du déterminisme qui, jusque-là, le condamnait à n’être qu’un individu en devenir.
Le personnage ambigu de Demian, associé au mysticisme à peine voilé de l’auteur, n’a pas facilité la compréhension des intentions que celui-ci poursuivait. Pourtant, tout lecteur attentif repère avec aisance les signaux disséminés par ce personnage emblématique tout au long de sa rencontre avec le jeune Emile Sinclair – nom issu d’une association d’idées éloquente. Demian exerce sur son jeune disciple une influence à la fois bénéfique et maléfique, l’incitant à admettre l’unité du bien et du mal, le détournant de la rigueur du protestantisme familial, du conformisme bourgeois de l’école et des tentations de la vie matérielle. Entre l’égarement juvénile et la tentation diabolique, l’aventure inoffensive et la damnation éternelle, le jeune Emile se trouve confronté à un horizon bien plus vaste que la plupart des protagonistes adultes de la littérature de son époque. Là où la majorité des écrivains se contentent de rejeter la faute de leurs personnages sur des faits antérieurs, Hermann Hesse oppose l’impérieuse nécessité d’expliquer la raison de chaque acte, aussi prématuré soit-il, sans se défiler, sans plier devant l’autorité du passé – sans recourir aux artifices de la sociologie, de la psychanalyse et de la bonne conscience enfouie sous le poids du temps. « Le péché commis au printemps de la vie devrait expliquer les orages qui obscurcissent l’automne de l’âge : mais comment expliquer le péché d’un printemps sans admettre un hiver souterrain, et un automne avant cet hiver, et milles saisons sous-jacentes ? » Voici l’adulte libéré du poids de son enfance, et l’enfant ainsi chargé du poids du monde. C’est des agissements de l’espèce humaine entière dont doit rendre compte le jeune Emile Sinclair – qu’elle est loin l’ingénuité factice des figures enfantines du romantisme bon marché.
La naissance d’une tragédie
Il semble que la littérature d’après-guerre n’ait pas tardé, elle aussi, à se découvrir un intérêt tout particulier pour l’enfance. En réalité, celle-ci n’a fait que suivre l’évolution logique d’une société qu’animent l’infantilisation permanente des individus adultes et la maturation forcée de l’enfance à des fins commerciales. Entre ces deux figures littéro-publicitaires que sont le grand enfant éternel jouisseur de trente ans et le pré-adolescent confronté au monde des adultes, il n’y a aucune différence. La « littérature jeunesse » a remplacé les romans moralistes à vocation éducative, et un simple coup d’œil à cette production foisonnante dévoile l’objectif de cette triste évolution : maintenir la puérilité des désirs insatiables tout en préparant la jeunesse à exercer son pouvoir de future consommatrice. L’enfance n’est mise en avant que par pure intention utilitaire, dans un mouvement analogue à celui qui nourrit copieusement la psychanalyse. Chez Hermann Hesse, bien au contraire, la blessure originelle n’appelle ni thérapie ni palliatif : elle est de nature métaphysique et spirituelle, irrémédiable. « Ce devait être ainsi, l’heure arriva, subite et brutale, qui arracha implacablement, d’un geste vif, tout l’éclat de la jeunesse » écrit-il dans un de ses poèmes.
Cette conception de l’enfance, on le voit, n’entretient avec la légèreté naïve qu’on lui confère d’ordinaire que de très occasionnels rapports. Elle dresse avant tout l’amer constat d’une tragédie, n’ouvrant que de sombres et pessimistes horizons – ou du moins, ne laissant entrevoir d’issue heureuse que par la souffrance. Cette tragédie, on la retrouve certes plus ou moins théorisée chez Rousseau, mais à un stade encore indistinct, éloigné des préoccupations purement littéraires. On la débusque encore chez Balzac, qui notait, dans La Cousine Bette : « Avez-vous remarqué comme, dans l’enfance, ou dans les commencements de la vie sociale, nous nous créons de nos propres mains un modèle, à notre insu, souvent ? » On la perçoit plus clairement dans Une Belle Matinée de Marguerite Yourcenar, ou de manière plus sulfureuse dans l’œuvre de Tony Duvert – elle n’est cependant pas le centre même du roman comme c’est si souvent le cas sous la plume de Hermann Hesse. Aussi, dans l’une des dernières lettres qu’il écrivit avant de s’éteindre, se sentant près d’achever un voyage dont la signification l’avait obsédé toute sa vie durant, affirmait-il que « rien ne rend l’homme plus précieux et plus sacré que ce trait à peine esquissé, cette ébauche de lui-même qu’il ne parvient jamais à achever, cette enfance démoniaque et divine qui le poursuit et le soutient jusqu’au bout ».