Personne ne reste indifférent à l’écoute des œuvres de Richard Wagner, qui demeure un personnage à part dans l’histoire de la musique. Si ses admirateurs sont nombreux, ses détracteurs le sont peut-être encore davantage, et la lecture de leurs critiques, étonnamment diverses et parfois contradictoires, permet de comprendre encore mieux ce qui caractérise l’originalité absolue de ce compositeur de génie.
La question de l’antisémitisme wagnérien revêtant à peu près autant d’intérêt que celle de l’antisémitisme de Céline, l’amateur de musique peut tout à fait se dispenser d’y prêter attention – tout au plus retiendra-t-on la formule synthétique par laquelle l’historien israélien Jacob Katz résume, au terme de deux cents laborieuses pages d’analyse, les errances du musicien : « Un exutoire idéologique à usage domestique sans engagement politique. »¹ Autrement dit, un antisémitisme du dimanche. Une fois évanoui le fracas de l’opprobre moral, si Céline peut savourer le concert de louanges qui lui est réservé, Wagner n’en finit pas d’attendre le sien, et ce que l’infréquentabilité confère d’épineux au génie du premier, elle semble l’ôter à celui du second. Le compositeur n’avait pas même le courage de ses opinions, diffamant le juif Meyerbeer pour de basses frustrations personnelles et non par véritable haine raciale, se laissant emporter par la mode intellectuelle de son temps – un être aussi faible et influençable peut-il véritablement être un génie indépendant et novateur ? Thomas Mann, que caractérise d’ordinaire une certaine élégance dans la modération, le qualifie d’ailleurs dans une lettre adressée à Julius Bab de « gnome reniflard de Saxe au talent pompier et au caractère mesquin ».
Que Wagner usurpe sa reconnaissance et qu’on surestime grandement le bouleversement de l’écriture musicale qu’il aurait provoqué, certains musiciens n’en doutent guère. Aussi Erik Satie ironise-t-il sur la prétendue rupture wagnérienne, affirmant dans une de ses Causeries qu’elle n’est en réalité qu’une « petite surprise, une toute petite surprise », une production romantique bien de son temps, avec un orchestre plus chargé. En effet, Satie, s’inspirant de l’« Esprit Nouveau » d’Apollinaire, ne voit de nouveauté que dans « le retour à la forme classique avec une sensibilité moderne » – l’exact inverse de l’entreprise wagnérienne, qui se fixe pour ambitieux objectifs la conquête prométhéenne d’une harmonie jamais encore explorée, et la résurrection de la sensibilité des Anciens enfouie dans la mémoire collective. La forme doit être résolument révolutionnaire, le fond radicalement réactionnaire. Cette attitude profondément étrangère au romantisme allemand, dont les racines classiques refrènent tout renversement de forme et dont les inclinations mélancoliques découragent tout élan révolutionnaire, devient d’autant plus insupportable que Wagner commence à l’adopter jusque dans les livrets, à mesure que ses positions politiques évoluent et qu’il délaisse les barricades de Dresde pour les chapelles de Palerme. La critique ne le lui pardonne pas. Dans sa réponse à Thomas Mann, Julius Bab écrit ainsi que « Wagner veut se faire métaphysicien, il veut arracher l’âme au corps dans un mouvement dualiste désespéré, et c’est pour cela qu’il est, moralement comme esthétiquement, l’anti-Goethe, et quiconque sent ce que notre culture allemande doit à Goethe doit tenir Wagner pour ennemi mortel de cette culture ».
Un hors-la-loi face aux bonnes mœurs musicales
La plus grande audace de Wagner consiste à rompre avec l’unité harmonique telle que la conçoivent les règles de l’époque, y compris les plus novatrices, au point que Charles Gounod y voit une « abolition totale de la tonalité » – traduit en des termes moins techniques et plus triviaux sous la plume de Karl Kraus, « c’est de la musique qui sonne faux ». Or, tout chez Wagner démontre la volonté de conserver une tonalité, sans laquelle les procédés qu’il met en place se trouveraient dépourvus d’effet : son art consiste en effet à créer une tension par la dissonance, qui perturbe le spectateur et le maintient en attente de la fameuse « résolution », ce moment où l’harmonie reparaît enfin, au prix d’une lente et complexe progression, dont le prélude de Tristan et Isolde représente l’un des exemples les plus spectaculaires. L’atonalisme, s’engouffrant dans une impasse absolue au siècle suivant, fera le choix de briser définitivement ce fil ténu que Wagner s’acharne à maintenir avec précaution. Établissant une rupture comparable à celle qu’introduisit l’art contemporain dans les Beaux-Arts, l’atonalisme refusera toute norme et se condamnera ainsi à tourner à vide, comme le démontre de manière extrêmement convaincante Jérôme Ducros dans une conférence au Collège de France². À l’inverse Wagner sait qu’il ne peut y avoir de transgression que si la norme est préservée et qu’il ne peut y avoir de frustration et d’espoir sans promesse préalable.
Par bien des aspects, Wagner demeure plus soucieux des règles de l’harmonie que certains compositeurs qui, au XXe siècle, en repousseront davantage encore les limites. Parmi ceux-là, citons Debussy, qui reproche à Wagner de vouloir faire « à Bach ce que Klingsor voulait faire du Saint Graal : le détruire pour prendre sa place ». En réalité, la structure harmonique de Tristan et Isolde regorge de contrepoints, tantôt dissimulés, tantôt évidents, et qui témoignent de la grande influence que le maître baroque exerce sur la composition de Wagner. Plus surprenante encore est l’accusation de Stravinsky : après avoir fait face à l’hilarité et aux sifflets d’une salle venue assister à la première représentation du Sacre du Printemps en 1913 au Théâtre des Champs-Élysées, renommé pour l’occasion « Le Massacre du Tympan » par la presse, le musicien russe, dans un court texte intitulé La trahison de la musique, assure que « sous l’influence de Wagner, toutes les lois qui garantissent la vitalité du chant ont été violées ». Ce serait comme Mallarmé reprochant son hermétisme à Verlaine.
Un monstre sacré couvert de poussière
Pour d’autres commentateurs de Wagner, l’affranchissement des règles traditionnelles ne suffit pas à établir la preuve de la modernité en musique, et ceux-là refusent alors de voir en son œuvre une quelconque forme d’innovation. À l’écoute du Crépuscule des Dieux, Emil Ludwig évoque ainsi « la nouvelle génération qui se retire, stupéfaite, un demi-siècle plus tard, détourne la face et affirme : ‘‘Ce n’est pas notre monde ! Pas ça, pas ça !’’ ». Il faut en effet des élèves ou des successeurs pour prétendre avoir instigué un souffle nouveau, et sans trace réelle d’influence, toute entreprise novatrice est réduite à n’être qu’une fulgurance, lumineuse mais fugace. Les continuateurs revendiqués de Wagner sont peu nombreux et empruntent des voix qui ne les mettent pas davantage à l’abri des critiques que leur modèle : La Nuit transfigurée de Schönberg fait scandale, Wolf se refuse à faire transparaître dans ses œuvres l’admiration idolâtre qu’il porte pourtant au compositeur allemand, et la Troisième Symphonie de Bruckner, dite « wagnérienne », lui attire les foudres de l’école viennoise que Brahms et Hanslick veillent à maintenir aux aguets.
Reniement suprême, même le futurisme ne voudra pas de Wagner, lui dont la théorie de l’art total aurait pourtant pu intéresser un mouvement en quête d’absolu esthétique et engagé dans la conquête d’une humanité nouvelle. Mais Wagner aura eu le mauvais goût d’achever sa vie et son œuvre par Parsifal, apothéose chrétienne aux dimensions anarchistes, faux pas suffisamment impardonnable pour que Marinetti formule cette sentence sans appel : « Wagner, cette dépouille mortelle d’il y a cinquante ans, dont les œuvres, depuis longtemps dépassées par Debussy, Strauss et notre grand futuriste Pratella, ne signifient plus rien aujourd’hui ! » Nietzsche, tout d’abord extraordinairement enthousiasmé par les premières productions wagnériennes, avait depuis longtemps pressenti cette aspiration croissante à la spiritualité chez son ami. C’est cette trahison, entre autres, qu’il ne pardonnera pas, lui prophétisant, juste avant leur séparation brutale et définitive, « la médiocrité éternelle ». Cinq ans après la mort du compositeur, et dix ans après leur rupture, Nietzsche écrit malgré tout dans Ecce Homo, une phrase sobre et qui semble annihiler toute la haine et la désillusion qui les avaient violemment dressés l’un contre l’autre : « J’aime Wagner. »
Notes de bas de page
- « Wagner et la question juive », Jacob Katz, Hachette Essais, 1988
- « L’atonalisme, et après? », conférence de Jérôme Ducros au Collège de France, 20/12/2012